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Le Liban toujours en proie à ses vieux démons
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Par Éloi Raffray

 

Retour à la case départ. Un an après avoir été poussé à la démission suite aux grandes manifestations d’octobre 2019, Saad Hariri a été nommé premier ministre, jeudi 22 octobre, par le président Michel Aoun. Le leader de la communauté sunnite se revendique de l’initiative française et ambitionne de former rapidement un gouvernement débarrassé des contraintes confessionnelles. Une situation qui ne manque pas d’ironie, avec une forte dose d’amertume pour les Libanais, nombreux à croire que le mouvement de protestation initié en octobre dernier, la Thawra – « Révolution » en arabe, qualificatif abondamment employé par la presse et les observateurs – pourrait débarrasser le Liban de ses vieux démons : clientélisme, corruption et surtout communautarisme. Las, si au début des manifestations la population marchait coude à coude sans se soucier des appartenances communautaires, le grand moment de rassemblement n’a duré qu’un temps. Le fameux slogan « Tous, sans exception » des protestataires s’est heurté de front aux partisans du Hezbollah et s’est lentement désagrégé, incapable de transcender des clivages séculaires. L’explosion gigantesque qui a dévasté le port de Beyrouth dans la journée du 4 août dernier, doublée d’un incendie le 10 septembre[1], n’a pas suffi à enrayer la lente agonie de ce mouvement populaire ; le Liban a secoué, sans pouvoir les rompre, les chaînes rouillées d’un communautarisme qui lui est chevillé au corps.

 

Pour comprendre les évènements qui ont agité le pays du Cèdre, il faut revenir à ses origines et à sa création par la  France : le 1er septembre 1920, le général Gouraud proclamait la création du Grand Liban du haut des marches de la résidence des Pins, à Beyrouth. Dans son discours, il soulignait déjà l’importance cruciale de l’effacement du confessionnalisme, condition sine qua non de la survie du Grand Liban : « l’Union fera votre grandeur, comme les rivalités de races et de religions avaient fait votre faiblesse. Le Grand Liban est fait au profit de tous. Il n’est fait contre personne. Unité politique et administrative, il ne comporte d’autres divisions religieuses que celles qui orientent la conscience de chacun vers des croyances et des pratiques qu’il considère comme des devoirs sacrés et qui gardent à ce titre le droit au respect de tous. »[2] Après quatre siècles de présence ottomane, les chrétiens du Liban ont enfin leur État, dont ils représentent alors environ 55% de la population. Toutefois, la première version de la constitution libanaise, promulguée le 23 mai 1926, prévoit à titre transitoire que les communautés seront également représentées dans les emplois publics et le gouvernement[3]. . Depuis lors, selon une coutume restée intacte, le président de la République est chrétien maronite, le premier ministre (ou président du Conseil) est désigné parmi les sunnites, tandis que les chiites assurent la présidence du Parlement. Les protagonistes politiques de l’époque entendaient sans doute assurer la paix entre les communautés par un système de représentation équitable du tissu social, mais les évènements leur donnèrent rapidement tort. Les tensions entre chrétiens pro-occidentaux et musulmans nationalistes arabes augmentent, débouchant sur une insurrection musulmane et l’intervention de 5 000 Marines américains dès juillet 1958. Trente ans plus tard, les accords de Taëf du 30 septembre 1989, qui mirent fin à une guerre civile de 15 ans, n’ont pas touché au pacte de 1943. Même si le président perd certaines de ses prérogatives au profit du premier ministre, et que l’article 95 de la constitution prévoit désormais que « La Chambre des députés élue sur une base égalitaire entre les musulmans et les chrétiens doit prendre les dispositions adéquates en vue d’assurer la suppression du confessionnalisme politique, suivant un plan par étapes. », le confessionnalisme dans la formation du gouvernement reste la règle pendant une « période intérimaire » … qui dure encore aujourd’hui.

 

Ce modèle politique basé sur la répartition communautaire des postes gouvernementaux se double d’un système économique ultralibéral reposant principalement sur des investissements étrangers conséquents, le tout favorisant le clientélisme et la corruption au détriment de la compétence et de la probité. Il faut néanmoins reconnaître que, pendant une trentaine d’années, le système politico-économique du Liban fonctionnait plus ou moins, même s’il était en réalité très loin du « miracle libanais » que décrivaient à l’époque de nombreux observateurs. En 1973, la deuxième guerre israélo-arabe précipite cette illusion dans les abîmes, déstabilisant totalement l’équilibre confessionnel précaire par l’arrivée de quelques 300 000 réfugiés palestiniens fuyant Israël puis la Jordanie. La communautarisation politique, si elle assurait une relative stabilité au pays, a en réalité empêché la construction d’une vraie appartenance nationale libanaise transcendant les clivages religieux.

 

Les causes de la crise profonde que connaît en 2020 le pays du Cèdre sont également d’ordre économique. Le Liban s’est bâti depuis son indépendance sur un système financier ultralibéral, d’où deux conséquences majeures : d’une part, l’absence de construction d’une économie nationale solide : après la guerre civile de 1975, qui a ravagé en profondeur le système de production, le Liban est devenu le coffre-fort des monarchies du Golfe attirées par le juteux business de la reconstruction, et s’est reposé sur cette manne financière plutôt que de remettre sur pieds son appareil productif. Quelques chiffres illustrent à merveille les conséquences directes de cette non-politique économique : avant la guerre, l’agriculture représentait environ 30% du PIB, contre 5,7% en 2017 ; la part de l’industrie est passée de 15% à 3,5% PIB aujourd’hui[5]. Le pays importe presque cinq fois plus que ce qu’il n’exporte (notamment une très grande partie des biens de consommation), ce qui représente près de 20 milliards de dollars USD d’importations (sur un PIB de 50 milliards USD). 80% du blé consommé dans le pays est importé[6], une aberration quand on connaît la richesse des sols libanais de la Bekaa[7]. L’explosion du port de Beyrouth, qui concentrait près de 60% de ces importations[8], est donc plus que dramatique pour l’économie libanaise. Aujourd’hui, l’endettement a atteint 176% du PIB, la livre libanaise s’est effondrée[9] et le Liban a dû se déclarer en cessation des paiements. Il n’attend son salut que de la tutelle financière du FMI, qui seule pourra peut-être lui éviter l’effondrement.

 

D’autre part, le choix d’un libéralisme dur s’est traduit par un État quasiment absent de l’économie nationale : administration et services publics réduits au minimum, pas de service national d’eau, d’électricité ou même de collecte des déchets … La crise de 2019, et les manifestations qui ont suivi, ont finalement mis en lumière les fragilités de l’économie libanaise, reposant plus sur le niveau des taux d’intérêts que sur un appareil de production efficace.

 

Le succès de la Thawra libanaise semblait donc compromis dès le départ, car ce mouvement conduit finalement à remettre en cause un siècle d’histoire communautaire. Le pays du Cèdre n’a jamais connu que le communautarisme pour assurer sa stabilité ; les élites nationales, leaders des principales communautés, ne peuvent, ou ne veulent, pas se lancer dans la refonte totale d’un système politique qui, in fine, arrange plus ou moins toutes les parties en présence. Le gouvernement Hariri, s’il voit le jour, devra néanmoins faire face aux exigences du FMI, dont l’aide est suspendue à une vraie déconfessionnalisation[10]. Jusqu’ici, le blocage du tandem chiite Hezbollah / Amal a rendu vaine les tentatives successives d’Hassan Diab et de Mustafa Adib de trouver un compromis qui satisfasse l’ensemble des protagonistes. Désabusés, quelques milliers de manifestants tentent encore de faire entendre la voix du peuple, tout en réalisant que le Liban, cent ans après sa création, est toujours aux mains de ses vieux démons.

 

 

 

[1] « Enorme incendie au port de Beyrouth quelques semaines après l’explosion », Le Monde, 10/09/2020, https://www.lemonde.fr/international/article/2020/09/10/un-gigantesque-incendie-dans-un-entrepot-du-port-de-beyrouth_6051678_3210.html

[2] Bahjat Rizk, « Discours du 1er septembre 2020 : L’instant de vérité ou l’histoire retrouvée », Agenda culturel, 28/08/2020, https://www.agendaculturel.com/article/discours-du-1er-septembre-1920-linstant-de-verite-ou-lhistoire-retrouvee

[3] Article 95 de la Constitution libanaise http://www.cc.gov.lb/sites/default/files/La%20Constitution%20Libanaise.pdf

[4] Nadine Picaudou, La déchirure libanaise, Editions Complexe, Bruxelles, 1989, p. 79.

[5] Roger E. Khayat, « Les exportations, une opportunité et une dernière chance », Le Commerce du Levant, 05/06/2020, https://www.lecommercedulevant.com/article/29828-les-exportations-une-opportunite-et-une-derniere-chance

[6] Océane Herrero, « Le port de Beyrouth dévasté, le Liban perd une source d’alimentation essentielle », Le Figaro, 05/08/2020, https://www.lefigaro.fr/conjoncture/le-port-de-beyrouth-devaste-le-liban-perd-une-source-d-alimentation-essentielle-20200805

[7] Voir à ce sujet Cosima Flateau, « La Bekaa, un territoire stratégique sous influence », L’Orient-Le Jour, 07/03/2018, https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-Bekaa-un-territoire-strategique-sous-influence.html

[8] Océane Herrero, ibid

[9] Elle s’échange désormais autour de 8000 LL pour 1$USD au marché noir (Doha Chams, « Que tombe le régime des banques », Le Monde diplomatique n° 799, octobre 2020, pp. 6-7).

[10] Sahar al-Attar, « FMI : Pourquoi les négociations sont dans l’impasse ? », Le Commerce du Levant, 03/07/2020, https://www.lecommercedulevant.com/article/29902-les-chances-dun-sauvetage-du-liban-samenuisent

 

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