Par Claire Valor
« Ce n’est pas l’athéisme. Ce n’est pas l’irréligion. Encore moins une religion de plus. La laïcité ne porte pas sur Dieu, mais sur la société. Ce n’est pas une conception du monde ; c’est une organisation de la Cité. Ce n’est pas une croyance ; c’est (…) le droit en conséquence, pour chaque individu, de pratiquer la religion de son choix ou de n’en pratiquer aucune, le droit de prier ou de blasphémer, tant que cela ne trouble pas l’ordre public, enfin, mais ce n’est pas le moins important, l’aspect non confessionnel et non clérical – mais point non plus anticlérical – de l’école publique. »
André Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique
Le 28 octobre dernier, Paris plaidait en faveur de « sanctions » au niveau européen contre la Turquie. Le même jour, le parquet d’Ankara annonçait l’ouverture d’une enquête contre les dirigeants de Charlie Hebdo à la suite de la publication d’une caricature du président turc. À ces désaccords sur de nombreux dossiers tels que l’exploitation des hydrocarbures en Méditerranée orientale ou les conflits syrien et libyen s’ajoute l’indignation du président turc (1) concernant les propos tenus la semaine dernière par Emmanuel Macron au sujet du séparatisme islamiste. Dans un contexte de crise diplomatique entre la Turquie et la France, il convient de revenir sur cette rivalité toujours croissante, entre menaces et dialogue, rivalités géopolitiques et utilisation de la question religieuse.
Depuis une dizaine d’années, la Méditerranée est devenue pour la Turquie le théâtre d’enjeux majeurs (2). Le premier, d’ordre migratoire, a permis une redéfinition de la relation turco-européenne dans un contexte d’aggravation de la crise syrienne. S’y est ajouté un deuxième enjeu d’ordre énergétique après la découverte de réserves considérables de gaz en Méditerranée orientale. Mi-octobre, la marine turque annonçait le retour du navire d’exploration Oruc Reis dans l’est de la Méditerranée, là où il se trouvait le mois dernier. Le retrait du navire en septembre avait été présenté par le président turc Recep Tayyip Erdogan comme un geste diplomatique d’apaisement à l’égard de la Grèce. Lors d’un sommet européen, le président du Conseil européen, Charles Michel, avait alors critiqué cette reprise d’activité en menaçant la Turquie d’éventuelles sanctions. À cette course aux hydrocarbures s’ajoute un enjeu d’ordre stratégique (3), au sein duquel de nombreux sujets alimentent les tensions entre la Turquie et l’UE : notamment l’engagement militaire turc en Libye, en soutien au gouvernement d’accord national, mais aussi en Syrie contre les forces kurdes, alliées à la coalition internationale contre l’État islamique. Par ailleurs, Ankara apporte son soutien aux forces azerbaïdjanaises engagées contre les indépendantistes arméniens dans le Haut-Karabagh. Si la France réclame à nouveau « que la Turquie mette fin à ses aventures dangereuses en Méditerranée et dans la région » et dénonce son « comportement irresponsable » (4) dans le Haut-Karabagh, c’est aussi son statut de maillon-clef de la défense occidentale sur le flanc sud de l’OTAN qui est remis en question.
Alors que les tensions franco-turques sont à leur comble, la crise diplomatique s’est de nouveau ravivée entre Paris et Ankara à propos des caricatures de Mahomet et du discours du président français lors de l’hommage à Samuel Paty. Le président Erdogan accuse désormais son homologue de mener une campagne haineuse à l’égard de l’islam, lui reprochant de défendre les caricatures du prophète et de se cacher derrière la liberté d’expression pour s’en prendre aux musulmans : « Tout ce qu’on peut dire d’un chef d’État qui traite des millions de membres de communautés religieuses différentes de cette manière c’est qu’il a besoin de faire des examens de santé mentale » (5), a-t-il déclaré lors d’un discours télévisé. La question religieuse s’immisce désormais dans le conflit à travers ces escalades verbales. Si attiser la dimension religieuse dans le différend franco-turc présente un risque, les ambitions d’Erdogan en matière de leadership régional apparaissent évidentes puisque ce dernier se place en véritable protecteur des croyants et prend la parole au nom de l’ensemble des musulmans (6). Le président turc renoue avec des questions identitaires dangereuses en instrumentalisant les voix nationalistes et la religion pour des intérêts de politique intérieure, et cela lui permet de garder un contrôle relatif sur son pouvoir dans un contexte de chute de popularité de son parti.
S’il n’y a évidemment pas de corrélation directe, l’attentat islamiste survenu jeudi 29 octobre dans la basilique de Nice peut s’inscrire dans cette campagne anti-Macron et dans ces invectives combattant cet occident chrétien qui méprise l’islam. Face à cette dégradation de l’image de la France et de son président, il semble nécessaire de calmer le jeu tout en restant intransigeant sur les questions de laïcité et Emmanuel Macron se pose justement en avant de ces problèmes. Le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, dénonce une volonté d’Ankara « d’attiser la haine » contre la France. L’ambassadeur de France en Turquie est également rappelé « pour consultation », acte diplomatique rare et première dans l’histoire des relations franco-turques.
Finalement, concernant les questions précédemment évoquées sur le Haut-Karabagh, la Méditerranée orientale, ou encore les questions liées à la religion, il apparaît clair que la crise diplomatique franco-turque prend un tout nouveau tournant, mais que l’influence de la Turquie n’en demeure pas moins relative dans sa région. La stratégie d’Erdogan se révèle alors complexe et ce dernier semble raisonner uniquement en rapport de force et sur le court terme, en usant d’une politique opportuniste et d’instrumentalisation de la religion. Ainsi, la Turquie s’isole peu à peu, en raison de son comportement hyperactif en matière de relations internationales en devenant un allié suspect et notamment au sein de l’OTAN. Quant au débat portant sur la liberté d’expression et la laïcité, Azmi Bichara, intellectuel palestinien vivant au Qatar, tente de trouver un accord là où les discours extrêmes fleurissent de toutes parts. Selon lui, les musulmans doivent comprendre le cadre intellectuel français et les Français devraient appréhender la façon dont ils sont regardés de l’extérieur : « Il est généralement permis dans les démocraties libérales de s’en prendre aux symboles du sacré et de heurter la sensibilité religieuse d’autrui, parce qu’il est difficile de définir légalement les limites d’une sensibilité et que cela pourrait être utilisé de manière arbitraire pour faire taire des idées. Cela ne veut pas dire pour autant que la liberté d’expression consiste forcément à le faire. »(7). Cet article (8) a reçu un écho tout particulier dans le monde arabe, et s’il parle d’une conception « extrême » de la laïcité à la française, ce sont ces débats qui permettront à terme de mieux appréhender les difficultés de la crise actuelle.
(1) « Poursuites contre « Charlie Hebdo » en Turquie, colère d’Erdogan, appel aux sanctions de la France : le point sur l’affaire de la caricature », Le Monde, 28 octobre 2020, https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/28/le-parquet-d-ankara-ouvre-une-enquete-contre-charlie-hebdo-apres-la-publication-d-une-caricature-d-erdogan_6057661_3210.html
(2) Jean Marcou, « Dilemmes et ambitions de la Turquie en Méditerranée », Comité d’études de Défense Nationale, Revue Défense Nationale, n°822, juillet 2019, p. 141.
(3) Ana Pouvreau, « Les forces armées turques face aux nouveaux défis stratégiques », Comité d’études de Défense Nationale, Revue Défense Nationale, n°829, avril 2020, p. 83.
(4) Article du Monde, « Erdogan s’attaque à Macron, Paris dénonce la « propagande haineuse » de la Turquie », 25 octobre 2020 : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/25/paris-denonce-une-propagande-haineuse-et-calomnieuse-de-la-turquie-visant-la-france_6057308_3210.html
(5) Table ronde d’actualité internationale France culture avec Ahmet Insel et Didier Billion, « Erdogan/Macron : la religion dans l’arène diplomatique »
(6) Ali Kazancigil, « La diplomatie turque au Moyen-Orient : du succès à l’échec », Comité d’études de Défense Nationale, Revue Défense Nationale, n°791, juin 2016, p. 42.
(7) Philippe Mischkowsky, « L’incompréhension face à l’insistance française sur les caricatures », Courrier international, 31 octobre 2020, https://www.courrierinternational.com/article/vu-du-monde-arabe-lincomprehension-face-linsistance-francaise-sur-les-caricatures?utm_source=batch-notif&utm_medium=push-notification&utm_campaign=batch-notif#xtor=CS5-32-[siteweb]-[pushweb]
(8) Article publié par Al-Araby Al Jadid, qui dépend du Centre arabe de recherches et études politiques, et par le site libanais Al-Modon