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Les drones et la sécurité contemporaine
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Les drones se sont multipliés cette dernière décennie d’un point de vue quantitatif et se sont diversifiés d’un point de vue qualitatif. Nombre de modèles ont envahi les marchés commerciaux pour l’usage public. Le recours aux technologies qualifiées de « drone » est devenu commun dans le milieu scientifique, porté notamment par le développement des voyages spatiaux. Cette multiplication entraîne donc une normalisation, au point que le drone devient un objet culturel à part entière. C’est leur usage militaire qui occupe cependant la majorité de la littérature, tant ils font l’objet d’enjeux sécuritaires importants.

 

Les drones sont à l’origine liés à la technologie de l’aviation et des fusées. Nikola Tesla aurait dès 1898 créé un teleautomaton, dont l’étymologie grecque révèle déjà deux caractéristiques communes aux drones contemporains : le pilotage à distance et l’autonomie. Ce pilotage à distance diminue les risques de pertes humaines sur les théâtres de conflits, pour les utilisateurs des drones. Ces derniers se distinguent des fusées dès 1932 lorsque la British Navy investit notamment dans les Queen Fairy, rapidement nommées « Queen Bees », ce qui donnera par la suite le nom de drone (faux-bourdon en français) à cet ensemble de technologies[1]. Ces Queen Bees sont des cibles d’entraînement réutilisables pour la Navy, contrôlées par radio pour tourner autour des navires. Elles sont dérivées du Havilland Tiger Moth produit par la Royal Air Force quelques années plus tôt[2]. Ce modèle confère une autre caractéristique générique aux drones : la maniabilité et la réutilisabilité. Les drones sont donc des appareils pilotés à distance, maniables, et réutilisables. Une définition du drone ne saurait se réduire à un appareil « sans pilote » (unmanned), car certains modèles sont très intensifs en main d’œuvre. Les drones ne s’affranchissent donc pas de personnel, mais ils sont contrôlés à plus ou moins grande distance du théâtre d’opération. De même, un drone n’évolue pas forcément dans l’espace aérien, bien que ce soit le cas pour la majorité des modèles ainsi que dans l’imaginaire public. Il existe en effet certains modèles sous-marins[3] [4]. La dernière caractéristique essentielle à la compréhension des enjeux que suscitent les drones est un coût de production et de maintenance faible par rapport aux capacités qu’ils garantissent. Le drone est donc une synthèse technologique, qui de ce fait multiplie les enjeux liés aux technologies qu’il amalgame et auxquelles il se substitue.

 

Les drones représentent une technologie disruptive, car ils amalgament plusieurs capacités en un seul appareil, à moindre coût[5]. La maturation récente de cette technologie a entraîné une inflation de leur production et de leur usage militaire, par des acteurs de plus en plus divers. Elle pose donc un enjeu de sécurité, étendu par le fait que les drones vont jusqu’à perturber les processus de décision. En effet, leur bas coût associé à la diminution des risques humains altère les calculs coûts-bénéfices, tant à l’échelle politique qu’opérationnelle. Le présent article tente d’évaluer les conséquences géopolitiques et sécuritaires de la multiplication des drones.

 

L’usage des drones militaires a fortement augmenté ces dernières décennies, en raison d’un rapport coût/efficacité avantageux. Cette augmentation de l’usage des drones accélère des tendances à l’œuvre dans les domaines de la sécurité et plus largement de la géopolitique : de la numérisation du champ de bataille, aux dangereuses confusions entre les domaines constabulaires[6] et militaire. En conclusion, l’efficacité des drones est à nuancer en fonction des acteurs qui les utilisent.

 

I/ Le drone est une nouvelle technologie dont l’usage militaire a fortement augmenté ces dernières années

 

L’augmentation de l’usage des drones peut être mesurée de plusieurs façons. Premièrement, leur nombre brut a augmenté, et leurs modèles se sont diversifiés. Deuxièmement, dans le cadre d’une course aux armements, les drones sont utilisés par des acteurs de plus en plus divers.

 

A. La prolifération des drones militaires

Bien qu’il soit difficile de donner un chiffre brut du nombre de drones militaires opérationnels, toutes les études convergent pour montrer une prolifération des drones militaires à l’échelle internationale. Selon la base de données rassemblée par le Center for the study of the drone[7], et le rapport mis à jour en mars 2020, 171 différents modèles font partie des arsenaux actifs des armées dans le monde. Le nombre brut de drones militaires actifs serait ainsi au minimum de 21 000 en mars 2020. « Cette présence massive à l’échelle mondiale contraste avec les années 1980, où les seuls Israëliens et Américains détenaient le quasi monopole du marché des drones avec les modèles Mastiff et Gnat[8].

 

À cela correspond une augmentation du personnel spécialisé. On peut ainsi citer au Brésil le Grupo Executivo de Aeronaves Remotamente Pilotadas fondé le 31 mai 2019, au Japon le 8e corps de renseignement des forces d’autodéfense fondé le 26 mars 2019, aux Etats-Unis le 42e Attack squadron qui a totalisé près de 180 000 heures de vol, ou encore les drones Reapers de l’armée française, qui furent officiellement utilisés au Mali en 2019[9]. Ces exemples montrent que les drones ont été utilisés de manière récente et inédite sur tous les continents. Une autre façon de mesurer la prolifération des drones militaires est d’évaluer leur croissance sur les marchés, aussi bien commerciaux que militaires. Il est pertinent de prendre en compte le marché commercial, non seulement parce que son développement aide les avancées technologiques dans le domaine militaire, mais surtout parce que de nombreux acteurs détournent des drones grand public pour un usage militaire. Ainsi, les prospectives du marché du drone faites par Teal Group prévoient ainsi une croissance continue du marché commercial représentant en 2023 11,6 milliards de dollars, et une augmentation totale de 99 milliards de dollars pour les drones militaires d’ici à 2030[10].

 

B. De plus en plus d’acteurs ont recours aux drones

Il a été mentionné plus haut que les premiers pays à avoir possédé des drones militaires furent la Grande-Bretagne, suivie de près par les Etats-Unis lors de la Deuxième Guerre mondiale. L’Allemagne nazie avec la technologie V2 peut être considérée comme faisant partie des pays précurseurs dans le développement et le déploiement des drones militaires. De ces trois pays au milieu du XXe siècle, 90 pays en 2016 possèdent des programmes de drones[11], 27 possèdent en 2014 des drones militaires de type HALE[12], 10 possèderaient des drones militaires simples, et une douzaine de plus auraient lancé un programme de drones militaires[13]. De plus en plus d’acteurs étatiques ont donc recours au drone. En 2015, le Nigéria et le Pakistan ont utilisé des drones de combat pour la première fois contre des factions rebelles[14]. L’utilisation des drones est de fait de moins en moins l’apanage des arsenaux occidentaux (Israël inclus).

 

Les acteurs étatiques ne sont toutefois pas les seuls à utiliser des drones. Les milices, les transfuges, les partisans et les groupes terroristes ont eux aussi été prompts à les adopter. Ainsi, au Japon, Yasuo Yamamoto, un simple civil, par protestation envers la catastrophe de Fukushima a déposé, grâce à un drone commercial, du sable irradié sur la résidence du Président Shinzo Abe[15]. Le 4 août 2018, le Président vénézuélien Nicolas Maduro a été attaqué par deux drones commerciaux identifiés comme des DJI Matrice 600[16]. Au sein des théâtres libyens et ukrainiens, les groupes para-étatiques ont eu massivement recours aux drones, Wing Loong et Bayraktar, respectivement produits en Chine et en Turquie, dans le premier cas, Orlan-10, Eleron-3SV, Granat-1, tous russes, dans l’autre cas. Parmi les groupes transfuges et partisans, le Hezbollah est le groupe à avoir le plus capitalisé sur son usage des drones dans sa communication officielle[17]. Le Hezbollah aurait mené 27 missions par drone, contre 26 pour Al-Quaïda depuis 2001. Daech en fait un usage encore plus systématique, avec un pic à près de 15 missions, rien que pour le mois de février 2017[18]. Lorsqu’ils sont utilisés par des acteurs qui pratiquent la guerre asymétrique, parfois dans des conflits qui les opposent à des Etats, les drones créent donc des tendances lourdes dans le champ de la sécurité internationale.

 

II/ Les drones accélèrent des tendances lourdes dans le domaine de la sécurité

 

L’inflation des drones en termes de production et d’usage pèse fortement sur la sécurité contemporaine, depuis l’échelle décisionnelle jusqu’au niveau du combattant. Les drones sont ainsi un arsenal incontournable de la RAM (révolution des affaires militaires). Ils entraînent en retour une confusion dangereuse entre les domaines militaires et constabulaires. Les drones accompagnent enfin des changements dans la façon de faire la guerre.

 

A. Les drones sont l’arsenal de prédilection de la RAM

La RAM ou RMA en anglais, intervient après la première guerre du Golfe ; elle marque un changement de doctrine et de pratique au sein des armées occidentales. L’accent est mis sur le contrôle du champ de bataille par un traitement de l’information et des données, à la fois plus sophistiqué et rapide. Steven Metz et James Kievet[19] insistent sur quatre points que la RAM aurait entraînés : 1) des frappes précises et létales, pour la plupart aériennes ; 2) le renseignement, le contrôle et le commandement drastiquement améliorés ; 3) une guerre accrue de l’information ; 4) une priorité à la non-létalité[20] dans le cadre des objectifs de guerre propre et de guerre « zéro mort ». Le drone sert parfaitement ces nouvelles doctrines et pratiques.

 

Celui-ci permet en effet des missions de reconnaissance à grande échelle, notamment pour les Etats-Unis qui peuvent traiter de grandes quantités d’informations grâce à leur réseau satellitaire. L’armée de l’air américaine collecterait ainsi près de 100 térabytes de données toutes les 80 heures[21]. Cette capacité dans l’utilisation des données a permis la mise en place du programme « Gorgon stare », qui permet de surveiller les déplacements individuels à l’échelle d’une ville. Le drone renvoie les images à des centres d’analyse de données, qui, grâce à l’intelligence artificielle, permettent de cartographier les déplacement et d établir les connexions sociales entre les individus. Ce programme, initialement prévu pour surveiller les réseaux talibans, a finalement été réemployé à Baltimore[22]. Les drones sont dès lors un rouage essentiel du champ de bataille « réseau-centré »[23], où la connaissance du champ de bataille doit être la plus complète possible. Cette connaissance a pour double objectif de limiter les risques de morts, et d’offrir une supériorité écrasante contre les ennemis[24]. Les drones contribuent à la baisse de la mortalité des belligérants qui l’utilisent, car il sont pilotés à distance et ne risquent de ce fait pas la vie d’un pilote.

 

Enfin, les drones permettent non seulement une surveillance et une compréhension accrue du champ de bataille, mais garantissent aussi une précision sans précédent dans le cadre des « assassinats ciblés »[25]. Dans le cadre de l’exécution du combattant d’Al-Qaïda Anwar al- au Yémen en 2011, une première tentative avait été menée, durant laquelle les drones ne servaient que d’appui à la reconnaissance pour des avions de chasse. Lors de la seconde tentative, seuls deux modèles Predator et Reaper, munis de missiles Hellfire, ont suffi à abattre Anwar al-Awlaqi[26] avec précision. La létalité est chirurgicale, loin des bombardements stratégiques de la seconde guerre mondiale. Les drones sont par conséquent l’arme de prédilection de la RAM qu’ils accompagnent, car ils répondent à la doctrine de la guerre « zéro-morts », et servent avec une grande efficacité la guerre de l’information.

 

B. L’extension du domaine de la guerre : la confusion entre militaire et constabulaire

Ce changement de doctrine a conduit à la généralisation de pratiques à la limite de la légalité, notamment dans la généralisation des « assassinats ciblés » (targeted killings) sous la présidence de Barack Obama. Ces assassinats ciblés, aussi qualifiés de « meurtres extrajudiciaires », entraînent une confusion entre les domaines militaire et constabulaire. L’exécution d’Anwar al-Awlaqi est à cet égard éloquente, car ce dernier était un binational américain qui n’a pas bénéficié d’un procès juste et équitable. Cette exécution a par ailleurs causé la mort d’un autre binational, et cela sur le sol yéménite, pays avec lequel les Etats-Unis n’étaient pas en guerre.

 

Cette confusion entre militaire et constabulaire provient du statut des drones : ceux-ci n’ont pas initialement appartenu au domaine militaire, mais relevaient du domaine de l’espionnage. De fait, l’intrusion et l’exaction d’un drone sur territoire ennemi n’entraîne pas une déclaration de guerre. L’origine du concept de targeted killing révèle aussi une ambiguïté constitutive. Le terme juridique de « targeted killings » a pour origine une pratique israélienne. Elle diffère du simple crime selon trois critères. Premièrement, l’assassinat est ordonné par une chaine de commandement militaire. Deuxièmement l’assassinat vise un ennemi contre lequel l’État belligérant est en guerre. Enfin, la cible de l’assassinat doit avoir des liens prouvés avec les ennemis de la nation belligérante[27]. Ces actions à la frontière du légal ont d’abord été condamnées par les Etats-Unis, avant les attentats du 11 septembre 2001 qui constituèrent un tournant dans la politique militaire du pays. Par la suite, l’administration Bush a mis en place une procédure « d’autorisation d’utilisation de la force militaire »[28] (Authorization to use military force), portée par Donald Rumsfeld, secrétaire à la défense entre 2001 et 2006. Cette procédure constitue le cadre légal à partir duquel les frappes ciblées de drones peuvent être autorisées aux Etats-Unis. Ces standards ont été tour à tour resserrés à la fin de la présidence Obama, puis relâchés sous la présidence Trump[29].

 

L’arrivée des drones sur le marché des nouvelles technologies militaires n’a pas initié un certain nombre de pratiques comme les targeted killings. Les tentatives d’assassinat par les Etats-Unis de certains dirigeants clés d’organisation ou de pays tiers ne sont pas nouvelles. Mais les drones ont changé l’efficacité des opérations d’assassinat, ainsi que le coût de leur mise en place. Dès lors, les drones ont changé le calcul cout-bénéfice d’un point de vue moral et politique concernant ces pratiques. Il devient moins cher de mener des opérations d’assassinat ciblé, car il est moins cher de piloter un drone à grande distance que de dépêcher toute une équipe humaine sur des théâtres parfois lointains. Le risque encouru dans ces opérations est également faible d’un point de vue humain. Enfin, il est politiquement moins désastreux de rater un tir de drone que d’échouer à un débarquement comme celui de la baie des Cochons. La technologie des drones permet une généralisation des opérations de guerre légale et d’assassinats ciblés, d’autant plus que les Etats-Unis et Israël ne sont que les précurseurs de ces pratiques dont ils n’ont plus le monopole à l’échelle internationale[30]. Les drones entretiennent donc une confusion de plus en plus grande entre les domaines militaire et constabulaire.

 

C. Nano drones, PTSD[31] et IED[32] du ciel : un changement dans la façon de combattre ?

Les drones ne changent pas complètement la façon de faire la guerre et de combattre. Ils accompagnent là aussi des tendances, à toutes les échelles. À l’échelle opérationnelle, ils représentent des capacités aériennes de reconnaissance et de frappe à moindre coût. Le coût unitaire d’un drone est moindre que celui d’un avion de chasse, et la formation d’un pilote de drone moindre que celle des équipes de pilotes de chasse. À mission égale, le coût global de déploiement et d’entretien d’un drone est bien moindre que celui d’un avion de chasse, le premier devenant un excellent substitut aux forces aériennes classiques. Cela a pour conséquence une meilleure connaissance du terrain, et donc une aide à la décision. Le recours aux drones devient de la sorte presque systématique dans l’armée américaine, au point de créer une certaine dépendance à leurs images[33]. Dans les autres armées, les drones permettent un saut technologique : ils permettent à qui les possède de  s’assurer de nouvelles capacités aériennes sans disposer d’une industrie aéronautique bien développée. De fait, l’avènement du drone remet en question le monopole des grandes armées sur les capacités aériennes.

 

Il existe aussi des petits drones (nano-drones) de reconnaissance à l’échelle individuelle du soldat, à l’instar du Raven produit par AeroVironment en Californie. Les Raven sont le modèle le plus représenté de drones au sein du Pentagone, avec près de 10 000 exemplaires en 2014[34]. Ces petits drones très facilement transportables permettent aux soldats de voir ce qui se prépare « derrière la colline »[35]. Le succès des nano-drones (moins de 6 pouces, soit 15cm environ) aisément déployables à l’échelle tactique a conduit l’US Army à signer un contrat de près de 40 millions de dollars avec l’entreprise FLIR systems, pour produire des black hornet drones à l’échelle du soldat[36]. À tous les niveaux, de la hiérarchie au combattant lui-même, les drones augmentent la perception du champ de bataille en levant le brouillard de guerre d’une façon inédite.

 

Dans le cadre des guerres asymétriques, le recours aux IED représente la menace principale contre les armées régulières. Les drones représentent une nouvelle menace : la multiplication d’IEDs du ciel. Le premier exemple d’utilisation partisane et non gouvernementale de drones aurait été réalisée par les FARC dans les années 2000, lorsque deux avions radiocommandés auraient été montés pour lâcher des IEDs sur des cibles gouvernementales[37]. En Syrie, Daech a utilisé des drones commerciaux comme IED pour viser les forces françaises[38]. Les drones contribuent de ce fait à l’augmentation de la menace que représentent les IEDs.

 

Enfin, les drones contribuent à l’augmentation des séquelles psychologiques des combattants. Si les pilotes de drones n’encourent pas en effet de risques directement physiques, plusieurs rapports de l’armée américaine montrent qu’ils sont particulièrement sujets à des troubles psychiatriques de type post traumatique, PTSD selon l’acronyme américain. Les pilotes de drones américains surveillent longtemps leur cible avant d’avoir l’autorisation de tir. Ils accompagnent ainsi leur cible dans des scènes de la vie quotidienne et intime, en dehors de toute ethos guerrier ou idéologique. Les pilotes de drones constatent enfin les dégâts de leur bombardement, ce qui n’est pas le cas des pilotes de chasse. Sur les théâtres où opèrent les drones, la population est également victime de traumatismes psychologiques, dans la mesure où les frappes de drones sont invisibles et inaudibles. Ceci crée des sentiments d’anxiété paranoïaque dans les populations concernées. Les drones sont donc une arme qui crée de grandes séquelles psychologiques, quel que soit le camp.

 

Conclusion : quelle efficacité des drones ?

 

S’il est indéniable que la multiplication des drones accélère des tendances lourdes dans le domaine de la sécurité, l’usage des drones et leur efficacité est à nuancer en fonction du type d’acteur qui les utilise. Premièrement, il est possible de distinguer les grandes puissances militaires établies, qui utilisent massivement les drones dans des opérations de type constabulaire. Les Etats-Unis et Israël en sont les exemples les plus emblématiques. La technologie du drone a permis une multiplication de ces opérations à moindre coût. Au-delà du coût, les drones fournissent l’avantage de pouvoir demeurer sur zone plus longtemps qu’un avion de chasse. Ils permettent donc une meilleure identification et une meilleure précision dans le cadre de frappes ciblées. Toutefois, si la multiplication de ces frappes a perturbé les chaînes de commandement et créé la terreur dans les rangs des organisations visées[39], l’efficacité à long terme n’est pas prouvée. En effet, les frappes américaines au Pakistan n’ont finalement contribué qu’à une fragmentation des organisations partisanes, sans annihiler leur présence[40].

 

Concernant les puissances militaires en construction, le drone permet un saut technologique important. À cet égard, la Turquie développe sa production nationale de drone depuis les années 1990. Les entreprises de production turques sont étroitement proches du pouvoir central, comme en témoigne la figure de Selçuk Bayraktar, gendre du président Erdogan, à l’origine des drones Bayraktar. Cette production turque permet à Ankara de s’émanciper des partenariats industriels de l’OTAN, dans lesquels la Turquie est mise à l’écart depuis l’acquisition des S-400 russes. L’investissement dans les drones permet aussi à l’armée de compenser les pertes en personnel dues aux purges importantes dans l’armée de l’air, qui ont suivi le coup d’Etat manqué de 2016. Enfin, le recours aux drones permet aussi à la Turquie de mener ses opérations constabulaires et de contre-insurrection avec plus d’efficacité dans le cadre de la guerre avec le PKK.

 

Enfin, dans le cadre des guerres asymétriques, les drones permettent aux partisans d’investir le ciel à moindre coût, grâce à des drones artisanaux, vendus sur le marché commercial, ou fournis par une puissance tierce. Le Hezbollah possèderait ainsi près de 200 drones, et a considérablement accru ses capacités grâce à cette technologie. Les modèles Ababil, puis Mirsad et Shahed129, fournis par l’Iran, ont permis des incursions sur le territoire israélien[41], ainsi que des combats en 2013 contre Jabhat al-Nusra[42]. La technologie du drone permet ici un accès inédit à l’espace aérien pour de nouveaux acteurs militaires.

 

Ainsi, l’avantage commun des drones pour chacun des acteurs qui les utilisent demeure leur coût. L’efficacité du drone est donc à comprendre en termes économiques, comme une technologie réunissant en une seule plateforme un grand nombre de capacités à bas coût. Cette efficacité économique ne rebat certes pas les cartes de la puissance, mais intensifie des changements déjà à l’œuvre en termes de doctrine et de combat. La réduction des coûts précédant toujours, selon le paradoxe de Jevons, un « effet rebond », le recours aux drones ne risque que de s’amplifier. Le principal danger causé par les drones provient donc de leur efficacité : la réduction du coût de la violence.

 

 

[1] M. J. Boyle, The Drone Age: How Drone Technology Will Change War and Peace, Oxford, New York, Oxford University Press, 2020

[2] S. E. Kreps, Drones: What Everyone Needs to Know®, 1 edition, New York, NY, Oxford University Press, 2016

[3] H. I. Sutton, « Mystery Submarine May Reveal A Major New Capability For Iran », sur Forbes, mai 2020 (en ligne : https://www.forbes.com/sites/hisutton/2020/05/29/mystery-submarine-may-reveal-a-major-new-capability-for-iran/  ; consulté le 1er juillet 2020)

[4] « Did Iranian Navy Just Receive an Underwater Drone? », mai 2020 (en ligne : https://www.defenseworld.net/news/27098/Did_Iranian_Navy_Just_Receive_an_Underwater_Drone_#.Xv9O5OcnZz0  ; consulté le 1er juillet 2020)

[5] Le drone Predator le plus sophistiqué coût 10.5 millions de $, contre 150 millions de $ pour un seul chasseur F-22

[6] Le terme « constabulaire » provient du terme anglais « constable », qui désignait un officier de police et qui lui-même dérive du français « connétable ». Constabulaire désigne ainsi tout ce qui a trait au domaine de la police, de la gendarmerie et du maintien de l’ordre.

[7] Accessible à l’adresse suivante : https://dronecenter.bard.edu/

[8] M. J. Boyle, The Drone Age, op. cit.

[9] Anon., « La France déploie des drones armés au Sahel », Le Monde.fr, 19 décembre 2019 (en ligne : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/12/19/l-armee-francaise-deploie-des-drones-armes-au-sahel_6023508_3212.html  ; consulté le 3 juillet 2020)

[10] « Teal Group Predicts Worldwide Military UAV Production of Almost $99 Billion Over the Next Decade in its 2019/2020 UAV Market Profile and Forecast – Teal Group », s. d. (en ligne : https://www.tealgroup.com/index.php/pages/press-releases/64-teal-group-predicts-worldwide-military-uav-production-of-almost-99-billion-over-the-next-decade-in-its-2019-2020-uav-market-profile-and-forecast consulté le 1er juillet 2020)

[11] M. C. Horowitz, S. E. Kreps et M. Fuhrmann, The Consequences of Drone Proliferation: Separating Fact from Fiction, Rochester, NY, Social Science Research Network, 2016

[12] Acronyme de High altitude long endurance. Selon les critères des auteurs, il s’agit de drones pouvant voler pendant 20 heures à près de 5000 mètres d’altitude.

[13] M. Fuhrmann et M. C. Horowitz, « Droning On: Explaining the Proliferation of Unmanned Aerial Vehicles », International Organization, vol. 71, no 2, Cambridge University Press, ed 2017, p. 397-418

[14] U. Ansari, « Pakistan Surprises Many With First Use of Armed Drone », sur Defense News, 8 août 2017 (en ligne : https://www.defensenews.com/air/2015/09/08/pakistan-surprises-many-with-first-use-of-armed-drone/  ; consulté le 1er juillet 2020)

[15] R. in Tokyo, « Man arrested for landing drone on Shinzo Abe’s office in nuclear protest », sur the Guardian, 25 avril 2015 (en ligne : http://www.theguardian.com/world/2015/apr/25/man-arrested-for-landing-drone-on-shinzo-abes-office-in-nuclear-protest  ; consulté le 1er juillet 2020)

[16] C. Koettl et B. Marcolini, « A Closer Look at the Drone Attack on Maduro in Venezuela », The New York Times, 10 août 2018 (en ligne : https://www.nytimes.com/2018/08/10/world/americas/venezuela-video-analysis.html  ; consulté le 1er juillet 2020)

[17] M. J. Boyle, « The costs and consequences of drone warfare », International Affairs, vol. 89, no 1, Oxford Academic, 1er janvier 2013, p. 1-29

[18] A. Beccaro, « Modern Irregular Warfare: The ISIS Case Study », Small Wars & Insurgencies, vol. 29, no 2, Routledge, 4 mars 2018, p. 207-228

[19] S. Metz et J. Kievit, Strategy and the Revolution in Military Affairs: From Theory to Policy: Strategic Studies Institute, s. l., CreateSpace Independent Publishing Platform, 2013

[20] Traductions de l’auteur

[21] C. Woods, Sudden Justice: America’s Secret Drone Wars, London, C Hurst & Co Publishers Ltd, 2015

[22] « Top Secret Military-Grade Surveillance Drones Might Be Coming To Your Neighborhood », sur Observer, 28 juin 2019 (en ligne : https://observer.com/2019/06/gorgon-stare-aerial-surveillance-drones/  ; consulté le 1er juillet 2020).

[23] Traduction de network-centric warfare

[24] M. C. Libicki et S. E. Johnson (éd.), Dominant Battlespace Knowledge: The Winning Edge, s. l., Natl Defense Univ Pr, 1995

[25] Traduction de Targeted Killing

[26] M. J. Boyle, The Drone Age, op. cit.

[27] S. R. David, « FATAL CHOICES: ISRAEL’S POLICY OF TARGETED KILLING », Middle East Security and Policy studies n°51., septembre 2002 p. 28

[28] Traduction de l’auteur

[29] S. Ackerman, « Trump Ramped Up Drone Strikes in America’s Shadow Wars », The Daily Beast, 26 novembre 2018 (en ligne : https://www.thedailybeast.com/trump-ramped-up-drone-strikes-in-americas-shadow-wars  ; consulté le 5 juillet 2020)

[30] Le Pakistan, le Nigéria, la France et la Turquie sont tous des pays ayant récemment eu recours à ces pratiques

[31] Post-traumatic stress disorder : maladie psychiatrique touchant les personnes traumatisées et particulièrement les vétérans

[32] Improvised Explosive Devices, engins explosifs improvisés

[33] R. Whittle, dans Predator: The Secret Origins of the Drone Revolution (Picador, 2015) parle de “Predator porn

[34] D. Hambling, Swarm Troopers: How small drones will conquer the world, s. l., p.56

[35] Traduction de l’auteur : « behind the hill”

[36] M. J. Boyle, The Drone Age, op. cit.

[37] D. R. J. Bunker et D. C. L. Jr, Terrorist and Insurgent Unmanned Aerial Vehicles: Use, Potentials, and Military Implications, S. S. Institute et A. W. College (éd.), s. l., Department of the Army, 2016

[38] Anon., « Islamic State drone kills two Kurdish fighters, wounds two French soldiers », Reuters, 12 octobre 2016 (en ligne : https://www.reuters.com/article/us-france-iraq-iraq-idUSKCN12B2QI  ; consulté le 1er juillet 2020)

[39] A. Mir, « What Explains Counterterrorism Effectiveness? Evidence from the U.S. Drone War in Pakistan », International Security, vol. 43, no 2, MIT Press, 1er novembre 2018, p. 45-83

[40] M. J. Boyle, « The costs and consequences of drone warfare », op. cit. ; S. E. Kreps, Drones, op. cit.

[41] M. Hoenig, « Hezbollah and the Use of Drones as a Weapon of Terrorism », sur Federation Of American Scientists, s. d. (en ligne : https://fas.org/pir-pubs/hezbollah-use-drones-weapon-terrorism/  ; consulté le 1er juillet 2020)

[42] N. Grossman, Drones and Terrorism: Asymmetric Warfare and the Threat to Global Security, s. l., Bloomsbury Publishing, 2018

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