Par Salomé Sifaoui,
Le 8 novembre 2016, la victoire du candidat républicain Donald J. Trump surprit l’ensemble des observateurs américains et internationaux. Les sondages d’opinion étaient pourtant implacables : à aucun moment, au cours de la campagne, Donald Trump n’a dépassé sa rivale, la candidate démocrate Hillary Clinton (1) . Personne, ni même les médias, ne s’était préparé et attendu à ce coup d’éclat. Pour cause, l’ascension politique du milliardaire new-yorkais ne se fit comme aucune autre. Jamais il n’y eut de communication si triviale, si spontanée, si incontrôlée. Au-delà de la figure du populiste prédominait l’absence des règles politiques admises, mais surtout, une importante stratégie de désinformation politique.
Si presque personne n’y croyait, ses électeurs semblaient être le cri surgissant d’une Amérique oubliée, méprisée, les rednecks (2). D’autres y percevaient un spectre « dégagiste », mettant hors de nuire un establishment immobile, spolieur, monarchique, qu’aurait incarné Hillary Clinton, et cela, apparut dans un second temps. En outre, le duel entre Hillary Clinton et Donald Trump représente le premier face-à-face entre une démocrate interventionniste et un républicain isolationniste depuis l’élection présidentielle de 1940 et la victoire de Franklin Delano Roosevelt sur le républicain Wendell Willkie.
Durant la campagne, l’union sacrée pour Hillary Clinton dominait dans les journaux outre-Atlantique. Les résultats sont toutefois limpides, Hillary Clinton a gagné l’élection en termes de voix d’électeurs, comme le prédisaient les sondages, mais perdit les Swing States (3). Pourtant, Donald Trump remporta 306 grands électeurs contre 232 pour Hillary Clinton. A l’inverse de la candidate démocrate, qui n’eut de stratégie qu’une traditionnelle communication politique, Donald Trump paracheva avec perfection la stratégie de l’extrême-droite internationale par l’utilisation d’un écosystème auquel la politique traditionnelle ne s’est pas forcément intéressée : la sphère numérique. C’est un savant mélange que l’ascension à la présidence de Donald Trump : il y a la réinvention d’une communication politique, familière et injurieuse, permettant d’exister dans le monde politico-médiatique qui ne l’invite pas, la stratégie du « free media ».
Par-dessus tout, la stratégie de persuasion digitale parachève son entreprise, grâce à l’aide de la Silicon Valley, qui se révèle par son potentat et ses connexions. Les géants d’internet Robert Mercer, l’actionnaire de Cambridge Analytica, Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook ou encore Peter Thiel, PDG de Palantir, se sont passionnés pour ces élections, en prenant le parti de Donald Trump, savamment conseillé par Steve Bannon, penseur de l’Alt-Right.
L’Alt-right est une mouvance d’extrême droite née à la fin des années 2000, dont le terme a été créé par l’identitaire Richard B. Spencer. L’objectif de ce courant d’extrême-droite est de défendre une culture occidentale blanche menacée. Les militants de l’Alt-right luttent également contre les droits des femmes, des immigrés, des homosexuels et des transsexuels. Outre le suprémacisme blanc, l’Alt-right puise ses références dans d’autres mouvements, comme le Tea Party américain, les courants de l’extrême-droite française et s’appuie sur des militants très actifs sur des forums comme Reddit, 4chan ou 8chan (4). Steve Bannon est un des idéologues de la nouvelle extrême-droite américaine et si Donald Trump se réclame du Parti Républicain, sa base électorale regroupe davantage des militants de cette mouvance. Partant d’un rejet et d’un éloignement des structures analogiques (télévision, radio), les mouvances d’extrême-droite, dont l’Alt-Right, se sont tournées vers une omniprésence numérique (blogs et réseaux sociaux) qui s’associe à l’augmentation croissante des fausses nouvelles, fake-news, sur les réseaux sociaux.
Les formes de désinformation digitale
Selon Vladimir Volkoff, la désinformation (5) se traduit par « une manipulation de l’opinion publique à des fins politiques, avec une information traitée par des moyens détournés », se différenciant ainsi de la propagande, action gouvernementale, ou encore de la publicité, qui n’a pas vocation à être politique. Nous le dissocierons aussi de la désinformation latente appelée « mésinformation », induite par la non-vérification des sources, l’erreur involontaire ou encore le lobbying. La désinformation se conçoit également comme un processus, au sens où celle-ci n’existe efficacement que par des « relais passifs » (6) conduisant le lecteur, sous l’importance des vecteurs informationnels, à intégrer l’information distordue, fausse ou encore incomplète.
La désinformation s’incarne à travers plusieurs phénomènes, et les acteurs de ce processus désinformatif que sont l’extrême-droite, les communicants, le renseignement intérieur et étranger ont appris à les maîtriser. D’une part, l’astroturfing est une technique de propagande manuelle ou algorithmique utilisée à des fins politiques visant à faire croire à un mouvement général de l’opinion publique. D’autre part, la ré-information a pour volonté de persuader le récepteur de l’information que « cette fois-ci » il ne se fait pas duper. Ces deux phénomènes œuvrent chacun à une dissonance cognitive. Cette dissonance est efficiente lorsque, sous la pression d’une augmentation exponentielle d’échanges d’informations, rendue possible avec les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), le lecteur n’a pas conscience que s’est opérée une réduction de la contradiction entre les jugements et les faits. D’où l’agonie des médias traditionnels, et l’explosion de la place prise par les voix extrémistes et complotistes sous prétexte d’une désinformation gouvernementale, voire même commerciale.
Cet ensemble demeure toutefois complexe, notamment à cause du phénomène d’astroturfing. Cette technique, dont la première occurrence est énoncée en 1986 par le sénateur texan Lloyd Bentsen, exige de créer une multitude de comptes internet (Twitter, Facebook, forums en ligne) par algorithme ou manuellement, devant répandre une information, véhiculant un mouvement d’opinion. Autrement dit, l’astroturfing est une rumeur numérique, mais contrairement à une chaîne de bouche-à-oreille, celle-ci peut être visible instantanément. Il suffit de créer une multitude de comptes et publier l’information voulue ; cela peut être fait en quelques heures. La difficulté réside en sa détection, puisque cela est souvent anonyme, diffus et pléthorique. Selon Fabrice Epelboin (7), il est possible d’en distinguer trois acteurs formels. Les Etats, lors d’une opérations psychologiques en territoire étranger, utilisent ces techniques pour faire de la propagande sur les populations et perturber les activités de l’ennemi et s’attirer également la sympathie des civils. Il y a aussi un autre type d’astroturfing étatique, souvent mené par les dictatures. Le rapport du procureur Robert Mueller accablant la Russie et son organisme, l’Internet Research Agency (IRA), reflète l’ampleur de tels agissements sur Internet. Toutefois, à l’acteur étatique s’ajoutent les actions des multinationales et enfin des groupes politiques. Là n’est pas le point le plus difficile, car les campagnes coordonnées de désinformation et de manipulation ne sont pas que volontaires ou commanditées par ces trois acteurs. L’astroturfing n’est pas exclusivement l’action d’une autorité centralisée. Chaque utilisateur du web est capable d’astroturfer : les forums en sont le meilleur exemple. Sur les forums tels que Reddit ou 4chan, les communautés d’utilisateurs, sans être tous hackers, s’amusent à créer de fausses rumeurs, à rendre populaire un hashtag « # » dans le but de se lancer des défis et de connaître leur potentiel de « frappe ». Dernier obstacle, les forums hébergeurs de contenus se définissent par leur liberté, leur neutralité, donnant lieu à une opacité où le traçage des actions susdites est quasi-impossible. Durant l’élection de 2016, une enquête du site BuzzFeed révèle que sur certaines pages Facebook, la part de fausses informations s’élève jusqu’à 38 % et que les articles de ces pages sont beaucoup plus partagés que ceux relayant des faits exacts.
Les chiffres de l’élection présidentielle de 2016
La 58ème élection présidentielle américaine a eu lieu le 8 novembre 2016 et conduisit à la désignation du républicain Donald Trump comme 45ème président des États-Unis. Homme d’affaire dans l’immobilier et PDG de The Trump Organization, sans expérience politique, Donald J. Trump entre dans la course présidentielle le 16 juin 2015. Entre le 1er février et le 7 juin 2016, il remporte la primaire républicaine à 44,9% face à son principal rival Ted Cruz (25,1%), figure du Tea Party (8). Il est désigné le 19 juillet comme candidat officiel du Grand Old Party (9) (GOP) lors de la Convention nationale du parti à Cleveland dans l’Ohio, aux côtés de Mike Pence, candidat à la vice-présidence et gouverneur de l’Indiana. L’autre favori républicain était Jeb Bush, le frère de l’ancien président Georges W. Bush et le fils du président G. H. W. Bush. La primaire démocrate donne la victoire à Hillary Clinton, face au sénateur du Vermont Bernie Sanders, autre candidat « anti-système », cette fois-ci à gauche de l’échiquier politique américain. Les élections présidentielles de 2016 suscitèrent un fort engouement : les participations aux primaires sont toutes historiquement importantes, avec une hausse de 67,8% de votants aux primaires républicaines par rapport à 2012 (28,89 millions contre 17,22 millions). Les primaires démocrates ne voient pas de baisse d’électeurs par rapport à 2008, on compte en 2016 30,02 millions d’électeurs.
De surcroît, il faut s’intéresser aux résultats par États pour comprendre l’enjeu du sujet, celle de la victoire de Donald Trump. Avec trente États remportés par Donald Trump contre 21 pour Hillary Clinton, les démocrates ont perdu, au regard du scrutin de 2012, les swing states : Iowa, Wisconsin, Michigan, Ohio, Pennsylvanie et Floride. Ces États ont été au cœur de la conquête présidentielle de Donald Trump, leur basculement lui ont permis d’être élu malgré l’avance d’Hillary Clinton, élue en nombre de voix à 48,1%, contre 46% pour le candidat républicain (10). Notons enfin que le taux de participation s’élevait à 55,7%, avec une abstention légèrement en hausse par rapport à 2008 (11) , mais moindre que celle de l’élection en 2000 (50%).
Mutation de la digitalisation de la campagne présidentielle
A cet égard, l’élection de 2008 connut une forte participation électorale en lien avec la communication de Barack Obama. Il fut le premier candidat à se servir des interfaces numériques pour rallier de nouveaux électeurs et créer des communautés partisanes. Facebook connut pour la première fois un rôle politique dans la mesure où la plateforme fut un nouvel espace d’échange et de transmission idéologique. En 2008, les militants formaient des groupes Facebook et partageaient les programmes, organisaient des meetings via des invitations sur ce réseau. Facebook était vu comme l’outil idéal de rassemblement, où les gens pouvaient débattre et exercer leur esprit critique.
Avant Donald Trump, Barack Obama sut s’entourer de la Silicon Valley pour l’aider à promouvoir son image à travers la maîtrise du web. Chris Hugues, cofondateur de Facebook, fut nommé à la tête de son équipe de communication digitale. Développant une stratégie d’omniprésence digitale, Barack Obama était inscrit sur quinze réseaux sociaux, généraux ou dédiés à des communautés précises, par exemple, Black Planet, un forum de la communauté noire. Le réseau social en 2008 a permis d’effacer la distance entre le candidat et ses militants, d’augmenter exponentiellement sa visibilité, permettant à chacun depuis chez lui d’être un membre actif du mouvement Obama. Le 8 novembre 2008, Barack Obama cumulait 32 millions de fans sur Facebook, 22 millions de followers sur Twitter, et plus d’1,6 millions d’abonnés sur Instagram.
Entre 2008 et 2012, le nombre d’utilisateurs des réseaux sociaux a dépassé la barre des 50% de la population américaine. En 2016, plus de 60% des américains s’informent par les réseaux sociaux, et notamment sur Facebook. A l’instar d’Obama, Donald Trump a bénéficié des réseaux sociaux pour être élu. Sa stratégie différente, huit ans plus tard, démontre la mutation du rapport à Internet en tant que nouvel espace relationnel, lui conférant de nouveaux enjeux bien loin de ceux attribués en 2008. Hillary Clinton a adopté la même stratégie que Barack Obama pour tenter de remporter les élections, mais huit ans plus tard, face aux stratégies du clan Trump, elle ne put se démarquer. Enfin, comme pour Chris Hughes, cofondateur de Facebook aidant Obama, Donald Trump a également su s’entourer des géants de la Silicon Valley. Les rênes de la victoire ont été tenues par Robert Mercer, fondateur du hedge-fund Renaissances Technologies , Peter Thiel, fondateur de la société de data-surveillance Palantir Technologies et Mark Zuckerberg, fondateur du réseau social Facebook. Aux commandes de la stratégie numérique, le politologue, conseiller et président du journal en ligne d’extrême-droite Breibart News, Steve Bannon, reste l’architecte de la victoire.
Participation des firmes digitales lors d’élections politiques occidentales
Une étude de l’université de Berkeley aux États-Unis, menée en 2013 par les chercheurs M. Kosinski, D. Stillwell et T. Graepel, montre qu’une grande variété d’attributs personnels, allant de l’orientation sexuelle à l’intelligence, peut être déduite automatiquement et avec précision en utilisant les likes des utilisateurs sur Facebook. En 2014, Michael Kosinski est approché par la firme SCL, qui s’occupe alors à cette époque de mener des campagnes de marketing électoral. SCL a déjà créé sa filiale Cambridge Analytica, anciennement SCL Elections, qui s’occupe spécifiquement des études de consommation et d’opinion politique, inspirées des techniques de ciblage définies par l’US Army War College (12).
Strategic Communication Laboratories (SCL) n’est pas une entreprise de la Silicon Valley à l’instar de Facebook ou de Palantir, mais une entreprise de défense britannique. Elle se présente comme spécialiste de la guerre cognitive et des opérations d’influence. Leurs services s’axent sur les campagnes de désinformation militaire sur les réseaux sociaux et le ciblage des électeurs, selon leur site aujourd’hui fermé. Elle cherche à modifier le comportement futur du consommateur, d’un public ou d’une cible en utilisant des techniques de persuasion. Leurs travaux se sont concentrés sur des pays en voie de développement : ils présentent la réussite de leur campagne sur les élections en Italie, Lettonie, Ukraine, Albanie, Roumanie, Afrique du Sud, Nigéria, Kenya, Maurice, Inde, Indonésie, Philippines, Thaïlande, Taïwan, Colombie, Antigua-et-Barbuda, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Saint-Kitts-et-Nevis et Trinité-et-Tobago (12).
Cependant, SCL a travaillé pour des démocraties occidentales : SCL détient une autorisation d’accès à certains documents confidentiels en tant qu’entrepreneur «Liste X» (14) pour le ministère britannique de la Défense, et a travaillé pour des entrepreneurs privés en Iran, en Libye et en Syrie afin de procéder aux opérations de contre-propagande terroriste. Le Pentagone les a également approchés pour mener des enquêtes en Iran et au Yémen. Selon le Washington Post, SCL a obtenu un contrat avec le Global Engagement Center (GEC) du département d’État américain sous la présidence Obama (15). Le GEC était chargé de la lutte contre les actions et l’idéologie d’Al-Qaïda, de ses affiliés et adhérents, et d’autres organisations terroristes internationales et extrémistes violentes à l’étranger, et dirigé vers un public en dehors des États-Unis. La firme a également travaillé avec l’OTAN sur la formation militaire en contre-propagande terroriste.
Dès lors, Kosinski ainsi que son équipe refusèrent de collaborer, à l’exception d’un de ses collègues, Aleksandr Kogan, professeur russo-américain en psychologie, qui a participé à l’étude et connaît les techniques d’analyse psychométrique. Le chercheur développe avec SCL une application, similaire à celle créée par Kosinski, ici nommée « ThisIsYourDigitalLife ». L’application n’est néanmoins pas au nom des sociétés de marketing digital, mais au nom d’un sous-traitant appartenant au chercheur, Global Sciences Research (GSR). Avec l’application, 305 000 utilisateurs ont transféré leurs données personnelles à Cambridge Analytica (CA). Cependant, quand l’utilisateur autorise la récolte de ses données, il autorise aussi et sans le savoir, la récolte de celles de ses amis Facebook – ce qui est illégal. Ainsi, les données de plus de 87 millions de profils Facebook sont récoltées entre 2014 et 2015.
Les acteurs de CA, Robert Mercer et Steve Bannon, avant d’œuvrer aux États-Unis, purent tester l’efficience de leur stratégie de communication outre-manche et en apprécièrent les résultats. En effet, le référendum appelant les Britanniques à voter pour ou contre la sortie du Royaume-Uni de l’Europe a été la première occurrence de désinformation électorale, similaire à la campagne de 2016 aux États-Unis. Robert Mercer, le milliardaire américain à l’idéologie très conservatrice, est ami avec Nigel Farage, le représentant du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP), fervent défenseur du Brexit. Robert Mercer lui présenta Stephen Bannon, alors PDG de Breibart News et siégeant au conseil d’administration de Cambridge Analytica, filiale de SCL Group. Ces deux entreprises sont au cœur de la communication de l’extrême-droite durant le référendum, se targuant d’être dans le camp des victorieux : le 23 juin 2016, le Royaume Uni choisit à 51,9% de quitter l’Union européenne.
Dès novembre 2015, CA a été mandatée pour gérer la communication de la campagne par le parti UKIP et son mouvement leave.eu fondés par Nigel Farage. Les deux partis politiques britanniques proche de l’Alt-right profitèrent des liens de leur leader avec la famille Mercer, actionnaire de CA, et son ami et président de Cambridge Analytica et de Breitbart News, Stephen Bannon (16). Bannon déclare au New York Times avoir développé une antenne de Breitbart pour aider l’entreprise idéologique du parti UKIP (17). Le mouvement leave.eu a octroyé 40% de son budget de 7 millions de livres sterling à Cambridge Analytica pour la communication de la campagne. Avec l’aide d’une entreprise également financée par Robert Mercer AgreggateIQ, chargée d’analyser les bases de données, l’entreprise Cambridge Analytica utilisa les analyses psychométriques de 87 millions d’utilisateurs afin d’influencer les électeurs les plus malléables politiquement pour qu’ils votent dans le sens des pro-Brexit. Les données personnelles des citoyens issues des réseaux sociaux et autres sites de collecte de données (collectées à travers les cookies acceptés sur un site par l’utilisateur) sont regroupées et croisées avec les données géographiques, socio-économiques, administratives ou ethniques. Ces profils d’électeurs à cibler furent analysés pour créer une publicité spécifiquement dédiée à ces profils ; publicités qui furent ensuite diffusées sur des plateformes et groupes pro-brexit à l’instar de « BeLeave », « Veterans for Britain » et le Parti unioniste démocratique d’Irlande du Nord. Christopher Wylie estime que sans l’aide de Cambridge Analytica, le Brexit n’aurait pas eu lieu : les 2% d’écart dans la polarisation des votes résident selon lui dans l’entreprise de manipulation électorale de CA. Selon Wylie, Steve Bannon nourrissait l’idée que la Grande-Bretagne était le meilleur exercice avant de s’attaquer aux élections américaines, du fait de leur histoire et ethnicité communes, de leur leadership culturel.
Cambridge Analytica aux Etats-Unis
Les pratiques de Cambridge Analytica aux Etats-Unis ont été permises par la décision Citizens United de 2010 de la Cour suprême qui autorise désormais les dépenses politiques illimitées. L’arrêt Citizens United v. Federal Election Commission (FEC) rendu par la Cour suprême des États-Unis le 21 janvier 2010, est une décision de justice changeant la réglementation des dépenses de campagne électorale par les organisations. La Cour suprême a statué que le fondement de liberté d’expression du premier amendement interdit à l’État de restreindre les dépenses de communication. La communication par un comité autorisé par le candidat ou d’un parti politique, par des sociétés privées, est désormais possible et sans restriction. En effet, si cette décision n’avait pas autorisé les dépenses politiques illimitées, les pratiques de CA n’auraient pas pu être financées par les comités d’action politique (PAC), et derrière ces financements : Robert Mercer.
Cambridge Analytica n’a pas travaillé avec Donald Trump directement après le vote du Brexit ; il n’était ni le favori des élections, ni celui des investisseurs. Au contraire, le candidat républicain et sénateur du Texas, Ted Cruz, a été le premier candidat américain à profiter de la communication de Cambridge Analytica. L’appétence de la firme à travailler pour des candidats radicaux de droite, conservateurs ou d’extrême-droite réside dans les préférences politiques de son investisseur, Robert Mercer. Les Mercer, à partir de 2015, ont dépensé 37 millions de dollars dans le financement de plusieurs PAC soutenant Ted Cruz. Les PAC étaient déjà en lien avec Cambridge Analytica par l’intermédiaire de Mercer et proposèrent au candidat Cruz d’utiliser leurs méthodes pour parvenir à la victoire des élections présidentielles de 2016. Les dossiers de la commission électorale fédérale (FEC) montrent que près de 93% des 2,6 millions de dollars que Cambridge Analytica a reçu en paiements fédéraux traçables proviennent de comités financés par les Mercer. Les paiements versés entre 2014 et 2015 concernaient les sondages, le micro-ciblage pour constituer les publicités du PAC Keep the Promise et d’autres organisations politiques soutenant le GOP, y compris Ending Spending Action Fund appartenant à l’ancien ambassadeur des Nations Unies et ancien secrétaire d’Etat sous Trump, John Bolton.
Figure : Les clients importants de Cambridge Analytica. Source : Quartz (18). Make American Number 1 était à l’origine nommé « Keep the Promise I », soutenu par les Mercer, et soutenait Cruz. « Keep the Promise II » a également soutenu Cruz au départ. KelliPAC a été créé pour aider Kelli Ward à vaincre le sénateur démocrate de l’Arizona, Jeff Flake. Le Warrior PAC, un autre PAC financé par Mercer, n’a fait aucune contribution à la campagne fédérale en 2016.
Les Mercer ont donné près de 3,3 millions de dollars à ces groupes en 2014, selon les documents déposés par la FEC. A cet égard, le super PAC de John Bolton a dépensé 5 millions de dollars en publicités numériques en 2014 pour les courses clés du Sénat. Ainsi, Ted Cruz a été financé majoritairement par le biais de Super PAC de Robert et Rebekah Mercer. L’investissement dans Cambridge Analytica pour sa campagne s’élève à 3 millions de dollars avant le caucus de l’Iowa et d’autres fonds de PAC qui le soutiennent viennent compléter une facture pour la firme à 5,8 millions de dollars.
Cependant, Ted Cruz est rapidement dépassé par Donald Trump dans les intentions de vote dès la primaire du New Hampshire le 9 février 2016 ; Donald Trump est donné en tête avec 35% des suffrages. Robert Mercer change de favori en se tournant vers Trump et Cambridge Analytica débute son travail avec l’équipe de communication du candidat républicain.
La victoire de Donald Trump aux primaires marque le début d’une campagne de communication intensive menée grâce aux données délivrées par Cambridge Analytica. Après que Trump ait remporté la nomination républicaine, la famille Mercer a proposé de soutenir le candidat et de lui faire bénéficier de leur carnet d’adresses ainsi que des services de Cambridge Analytica. Entre juillet et août 2016, l’équipe de communication numérique s’est construit avec des employés de Cambridge Analytica, Facebook, Google, Giles-Parscale (19) et Palantir.
L’influence des Mercer, actionnaires de Cambridge Analytica, appuyée par 13,5 millions de dollars, a conduit Trump à établir une ligne plus conservatrice dans son programme, comme la réduction d’impôts ou l’orientation très chrétienne, son soutien aux « pro-life » par exemple. Les financements tardifs des comités d’action politique (PAC) ont également permis à Trump de convaincre les derniers électeurs indécis. Make America Number 1, un super PAC financé par Robert Mercer, a soudainement inondé la station NBC dans le comté de Jefferson, en Floride, avec 40 000 $ de publicités pro-Trump devant être diffusées pendant les matchs de football au cours des deux derniers jours de la campagne. Un autre groupe, le Great America Super Pac, dirigé par le riche importateur de diamants William Doddridge, a acheté 187000 $ en publicités soutenant Trump sur la même station au cours de la dernière semaine de la course. Les derniers versements pour promouvoir la campagne de Donald Trump ont été faits dans des comtés appartenant aux swing states.
La stratégie de Donald Trump a été précise et méticuleuse. Les lieux des rassemblements du candidat, fort appui médiatique pour sa popularité, sont guidés par un classement de Cambridge Analytica regroupant les endroits où il y a les plus grands groupes d’électeurs potentiellement manipulables. Si les dépenses de publicités télévisuelles restent faibles, au contraire, les dépenses en publicités numériques ont bondi afin de submerger l’Amérique de messages pro-Trump. Les publicités ont été choisies de façon à ce qu’elles touchent quelques électeurs indécis pouvant faire changer le cours de l’élection à l’échelle du pays. Les diffusions ont vocation à convaincre de voter pour Donald Trump ou à dissuader de voter pour Hillary Clinton : aucune région américaine n’est laissée au hasard.
Le directeur numérique Brad Parscale a déclaré qu’il avait utilisé Facebook pour atteindre des groupes d’électeurs ruraux, tels que « 15 personnes dans le Panhandle en Floride pour lesquelles je n’aurais jamais acheté de publicité télévisée » (20). Ils appuient leurs publicités de tous les argumentaires possibles pour toucher dix électeurs sinon moins, avec des publicités particulières à chaque préoccupation. Par exemple, une publicité dans laquelle on aperçoit un pont en ruines, que l’équipe de Donald Trump diffuse à 1500 personnes connues pour se soucier des infrastructures sur les réseaux sociaux. Après ces opérations, l’ancrage de Hillary Clinton en Floride a semblé diminuer.
Bien que son opération financière soit inférieure aux campagnes précédentes dans de nombreux domaines, comme la présence sur le terrain du candidat, les achats publicitaires à la télévision, l’argent collecté auprès de grands donateurs, la campagne excelle dans la construction d’un public. Propulsée par le projet Alamo, projet finançant sa campagne à l’aide de dons des électeurs, et les données fournies par le Republican National Committee et Cambridge Analytica, son équipe dépensa 70 millions de dollars par mois, pour entretenir la bulle partisane de Donald Trump sur les réseaux sociaux et convaincre d’autres électeurs encore non partisans. Grâce à l’activité digitale, 2,5 millions de petits donateurs ont rapporté près de 275 millions de dollars. Au contraire, l’équipe de campagne d’Hillary Clinton a eu moins d’empreinte numérique que celle de Donald Trump. L’équipe n’a pas utilisé l’intégration d’employés proposée par Facebook pour faciliter l’utilisation de son réseau et de ses services.
Si le fait que Donald Trump puisse gagner l’élection stupéfia de nombreux observateurs, la partie immergée de sa campagne est bien plus inquiétante. Derrière cette entreprise de communication, on ne trouve pas Donald Trump mais ses éminences grises – Steve Bannon, Robert Mercer -, leurs moyens – Cambridge Analytica – et leur réseau – la Silicon Valley. A cet effet, ces deux acteurs sont bien plus puissants que Donald Trump lui-même, et celui-ci ne saurait être autre chose qu’un corps sans vie en l’absence de ses stratèges. Donald Trump n’a pas élaboré de stratégie, ni d’idéologie propre. Sa personne politique rassemble des lignes politiques appartenant aux démocrates, notamment le protectionnisme, comme aux républicains, l’isolationnisme et la restriction de l’immigration.
La droite radicale représentée par Steve Bannon et Robert Mercer à travers Donald Trump en 2016, les mouvements européens d’extrême droite (Cinque Stelle en Italie (21), Viktor Orban en Hongrie, UKIP en Grande-Bretagne) et leurs prédécesseurs de la mouvance identitaire ont su tirer parti d’Internet en tant que moyen de communication pour diffuser leur idéologie. On se rappellera la phrase déterminante de Matteo Salvini, lui aussi conseillé par Steve Bannon lors son investiture en mars 2018 : « Merci Dieu pour Internet. Merci Dieu pour les réseaux sociaux. Merci Dieu pour Facebook. ».
Le rejet des médias traditionnels n’a fait qu’entretenir leur volonté de s’approprier un espace de sûreté. Désormais, les acteurs de l’extrême droite connaissent mieux que tout autre parti politique l’utilisation de l’espace numérique ; dans le même temps, la démocratisation d’Internet et l’utilisation généralisée des réseaux sociaux leur ont offert un espace de parole sans précédent. Par leur présence précoce sur les réseaux, ils contribuèrent à façonner le paysage numérique de l’information. Face à la prolifération des nouvelles trompeuses dites « fake-news » sur les réseaux dans la décennie 2010, dans laquelle l’extrême-droite a un rôle, la légitimité des médias traditionnels dans l’espace numérique s’est vue entachée. Si leur comportement partisan, peu objectif, lors des élections de 2016 comme durant le Brexit, a contribué à ternir leur réputation, ceux-ci ont été noyé dans le flux informationnel généré par l’extrême-droite. La campagne présidentielle de 2016 se caractérise par une guerre de l’information perturbant le processus démocratique normal.
Pour autant, derrière l’omniprésence numérique de la droite radicale, on retrouve des firmes qui façonnèrent de toute pièce ce paysage : les stratèges politiques ne sont pas seuls dans cette entreprise de communication. En effet, la société de défense SCL Group, aux différentes filiales, analyse des données stockées sur Internet à des fins de propagande civile sur des théâtres de guerre étrangers ou pour influencer des élections. Leur filiale chargée de traiter les élections politiques, Cambridge Analytica, financée par Robert Mercer, utilise la psychométrie pour influencer le comportement des électeurs. La ferveur politique de 2016 serait donc en partie créée ex nihilo. Ainsi, l’émergence de la psychométrie en communication politique a rendu possible la manipulation des électeurs à leur insu. Ici, ce n’est pas une seule dynamique qu’il faut observer mais au contraire, l’enchevêtrement de plusieurs mécanismes permis par le moyen cybernétique qui modifie le cours normal des élections, empêchant tout processus démocratique.
Notes
(1) Sondages sur l’ensemble de la campagne de 2016, Real Clear Politics https://www.realclearpolitics.com/epolls/2016/president/us/general_election_trump_vs_clinton-5491.html, consulté en mai 2020.
(2) Synonyme des expressions familières « campagnards », « paysans » = littéralement « les cous rouges ».
(3) Etats charnières/ Etats pivots, c’est-à-dire Etats au vote indécis, qui peuvent donc faire basculer le résultat du vote final en faveur d’un des deux partis dominants à chaque scrutin.
(4) A.Tavère, « Etats-Unis : qu’est-ce que l’ “alt-right” et le “suprémacisme blanc” ? » Le Monde, 16 aout 2017, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/16/etats-unis-qu-est-ce-que-l-alt-right-et-le-supremacisme-blanc_5173096_4355770.html, consulté en novembre 2019.
(5) Vladimir Volkoff, Petite histoire de la désinformation, du cheval de Troie à Internet, éditions duRocher, 1999, 298p.
(6) Florian Gouthière, Santé, science, doit-on tout gober ?, Paris, éditions Belin, novembre 2017, 432 p., p. 270-271
(7) Entrepreneur français, spécialiste des médias sociaux et du web social, professeur à Sciences Po Paris
(8) Parti conservateur de droite : créé après la crise des subprimes (2008), il est de mouvance libertarienne et s’oppose à la croissance de l’État fédéral et des impôts.
(9) Surnom usuel donné au parti Républicain fondé en 1854.
(10) Derrière eux, le candidat libertarien Gary Johnson obtient 3,3% et la candidate écologiste Jill Stein 1,1%.
(11) 2008 : 58,2%.
(12) Using Target Audience Analysis to Aid Strategic Level Decision Making, Steve Tatham, 2015 https://www.ciaonet.org/attachments/28570/uploads Consulté en mai 2020.
(13) How Cambridge Analytica’s parent company helped ‘man of action’ Rodrigo Duterte win the 2016 Philippines Election, Raissa Robles, SCMP, 4 avril 2018 https://www.scmp.com/news/asia/southeast-asia/article/2140303/how-cambridge-analyticas-parent-company-helped-man-action, consulté en janvier 2020
(14) Watt, Holly. « MoD Granted “List X” Status to Cambridge Analytica Parent Company ». The Guardian, 21 mars 2018, sect. UK news. https://www.theguardian.com/uk-news/2018/mar/21/mod-cambridge-analytica-parent-company-scl-group-list-x Consulté le 30 octobre 2020
(15) Anciennement connu sous le nom de Center for Strategic Counterterrorism Communications (CSCC) – créé pour la première fois par le décret exécutif 13584 du président Obama en 2011 – il a été rebaptisé GEC en 2016.
(16) Selon Andy Wigmore, directeur de la communication de leave.eu
(17) “Down the Breitbart Hole” The New York Times, Consulté le 20 mai 2020. https://www.nytimes.com/2017/08/16/magazine/breitbart-alt-right-steve-bannon.html.
(18) Timmons, Heather. « If Cambridge Analytica Is so Smart, Why Isn’t Ted Cruz President? » Quartz. https://qz.com/1234364/cambridge-analytica-worked-for-mercer-backed-ted-cruz-before-trump/ Consulté le 20 mai 2020.
(19) Entreprise de marketing numérique basée à San Antonio, Texas, dirigée par le directeur de campagne numérique de Trump, Brad Parscale.
(20) « Inside the Trump Bunker, With 12 Days to Go – Bloomberg ». https://www.bloomberg.com/news/articles/2016-10-27/inside-the-trump-bunker-with-12-days-to-go Consulté le 29 mars 2020.
(21) Mouvement Cinq Etoiles.