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Les semi-conducteurs, un enjeu géopolitique mondial au cœur des faiblesses de la stratégie industrielle chinoise
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Les semi-conducteurs, un enjeu géopolitique mondial au cœur des faiblesses de la stratégie industrielle chinoise

Par Jeanne Austry

 

 

L’industrie des semi-conducteurs[1] est un sujet de préoccupation constante pour la Chine. Il s’agit en effet d’un enjeu géopolitique mondial : les semi-conducteurs, composants électroniques essentiels aux secteurs de la haute technologie (électronique, numérique, télécommunications, etc.), sont une ressource stratégique. On entend par semi-conducteur les processeurs électroniques à la base des circuits intégrés, ou puces électroniques et micro-processeurs, indispensables au fonctionnement des téléphones portables, des ordinateurs, mais aussi des satellites ou des systèmes militaires. Ils sont de ce fait fortement liés à des problématiques de sécurité nationale. C’est une industrie par ailleurs extrêmement compétitive, où l’innovation est clé.  Le marché mondial, estimé à plus de 396 milliards de dollars en 2018[2], est dominé par les entreprises américaines, sud-coréennes et taïwanaises.

 

La Chine représente 60%[3] de la consommation mondiale de semi-conducteurs. Cependant, 84%[4] des semi-conducteurs produits en Chine sont importés ou fabriqués sur place par des sociétés étrangères – une dépendance économique et technologique qui n’est pas du goût de l’exécutif chinois. Annoncé en 2014 dans le cadre du plan « Made in China 2025 », l’objectif d’autonomie nationale en matière d’industrie des semi-conducteurs – un plan de soutien de 150 milliards de dollars et un objectif d’autosuffisance à 70% en 2025 – est encore loin d’être achevé ; la rapidité d’évolution du secteur et la complexité technologiques des puces et micro-processeurs les plus avancés, en autres, en sont les principales raisons. Cette question soulève le sujet des faiblesses industrielles chinoises, de la dépendance de la Chine à une industrie mondialisée en ce qui concerne des domaines stratégiques et de la tactique mise en place par l’exécutif pour pallier cette absence d’autosuffisance.

 

Depuis les années 1970, le secteur électronique mondial s’est principalement développé en Asie, à la suite de la délocalisation des usines de production électronique américaines au Japon, en Corée du Sud et à Taïwan, puis dans un deuxième temps en Asie du Sud-Est[5]. Si on ajoute à ces pays la Chine, la production électronique asiatique correspond à 60% de la production mondiale. L’industrie électronique représente 1,6% du PIB mondial, de 3,8% à 16% du PIB de Taiwan, de la Corée, de la Malaisie, de Singapour et de la Chine, et de 40 à 50% des exportations des Philippines, de la Malaisie, de Singapour, de Taiwan et du Vietnam[6]. Une chaîne de valeur globale de l’électronique s’est créée autour de la zone pacifique, de la conception aux Etats-Unis, au Japon et en Corée à la fabrication et aux activités de main d’œuvre en Asie du Sud-Est[7].

 

Au sein de ce secteur économique majeur pour la mondialisation, les semi-conducteurs sont un élément essentiel, produit à 75%[8] en Asie[9]. Sujet à des cycles, cette filière a tiré vers le haut la croissance de la plupart des pays asiatiques depuis les années 1990, mais la dynamique s’est essoufflée récemment avec la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis. La fin du cycle ascendant de 2016 à 2018, tiré par l’explosion dans les ventes de smartphones et des investissements conséquents dans les infrastructures de stockage de données dites cloud, phénomènes qui se sont stabilisés, voire essoufflés, a aussi participé au ralentissement de la croissance de la filière. Il est cependant anticipé que le développement de l’intelligence artificielle, de l’IoT (Internet of things) et le lancement de la 5G relancent la demande.

 

La Chine a pour but de produire 40% de ses besoins en semi-conducteurs en 2020 et 70% en 2025[10]. Dans ce cadre, elle investit massivement : 118 milliards de dollars sur 5 ans[11]. Elle ambitionne de créer des champions nationaux pour de nombreux composants électroniques consommateurs de semi-conducteurs, des puces mémoires aux puces liées à l’intelligence artificielle. Ces chiffres sont importants mais à comparer avec l’investissement en recherche et développement (R&D) des entreprises leaders du secteur, soit 13 milliards de dollars par an pour Intel (US) et 3 milliards pour Samsung (Corée) ou Qualcomm (US)[12]. Les entreprises chinoises Huawei et ZTE investissent, pour leur part, respectivement 15 et 1,9 milliards de dollars par an -avec l’avantage d’un soutien important de l’Etat[13].

 

Les raisons de ces investissements massifs et de ces efforts pour développer une industrie nationale encore limitée sont doubles : économique d’une part, politique de l’autre. Politiquement, la Chine craint l’avance technologique des Etats-Unis, qui pourrait ouvrir la voie à des stratégies d’influence de l’opinion publique chinoise et d’ingérences politiques, une menace réelle pour le Parti. Les révélations de l’affaire Snowden en 2013 ont déjà démontré l’utilisation possible des infrastructures informatiques d’un pays étranger afin de conduire des activités de surveillance, ce que le gouvernement chinois n’oublie pas. Ainsi, en 2016, le président chinois Xi Jinping affirmait que « le fait que nos technologies essentielles soient contrôlées par d’autres est notre plus grand danger caché » ; en 2018, au Congrès National du Parti, Ma Kai, Vice Premier-Ministre, n’hésitait pas à décréter que la Chine ne pouvait pas dépendre de puces d’origine étrangère[14]. C’est une crainte réelle du Parti que des puces d’origine étrangère soient utilisées pour fragiliser les infrastructures informatiques du pays. Economiquement – et stratégiquement – la  production nationale de produits de haute technologie fait également partie des objectifs du gouvernement pour assurer l’indépendance du pays et la bonne conduite de sa stratégie de montée en puissance. L’épisode en 2018 de l’interdiction d’exportation de technologies américaines vers ZTE a confirmé la volonté d’autosuffisance du gouvernement chinois en la matière.

 

Dans le cadre de cet objectif d’autosuffisance, la Chine a adopté plusieurs tactiques ayant pour but de combler son déficit technologique en matière de production de semi-conducteurs. Elle a tout d’abord cherché à acquérir des entreprises étrangères, comme celle de l’américain RDA Microelectronics en 2014, ou la tentative de rachat de Micron (US) en 2015, entreprise leader en matière de puces mémoires. Cette tactique s’est cependant vue contrecarrée par la méfiance des régulateurs américain et taïwanais. Le gouvernement chinois a alors encouragé la création d’entreprises co-dirigées (c’est-à-dire des entreprises dont la direction est partagée entre investisseurs chinois et étranger) espérant pousser à des transferts de propriété intellectuelle et de technologies. Un exemple est la participation d’investisseurs chinois dans le groupe ARM, filiale de Softbank, entreprise de téléphonie mobile japonaise. Le retour de travailleurs chinois employés aux Etats-Unis a également été favorisé, afin d’encourager un processus de transfert de compétences. Enfin, la Chine a tenté d’acquérir des technologies liées aux semi-conducteurs par le vol de propriété intellectuelle ou par le transfert forcé de technologies (en contrepartie de l’accès au marché chinois). Ces stratégies, qui nourrissent régulièrement les critiques vis-à-vis de la Chine dans les pays occidentaux, n’ont cependant pas été, jusqu’à présent, porteuses de résultats suffisants aux yeux de l’exécutif chinois, la production nationale restant en-deça des attentes. La forte compétitivité du marché et les compétences technologiques, mais aussi scientifiques, en particulier en physique, requises dans la fabrication des semi-conducteurs restent en effet difficiles à acquérir.

 

En parallèle, le développement de la Chine en matière technologique inquiète également les pays occidentaux. Le comportement agressif de la Chine en matière d’acquisition de technologies fait craindre qu’en accédant à une position dominante sur le marché, elle puisse à son tour l’utiliser comme un moyen de pression et d’espionnage.

 

En 2015, le président américain Barack Obama interdisait à Intel de vendre ses puces les plus avancées à la Chine ; en mai 2018 le gouvernement Trump a empêché le rachat de Qualcomm par l’entreprise singapourienne Broadcom, qui pourrait avoir des liens avec Beijing. Les risques posés à la sécurité nationale ont été mis en avant lors de ces décisions, en raison d’éventuelles applications militaires des semi-conducteurs et des produits électroniques qui en dépendent. De même, le gouvernement américain a inclus cette problématique dans son programme Defence Advanced Research Projects Agency (DARPA), ce qui permet de subventionner la R&D dans ce domaine et de conserver l’avance technologique et stratégique des entreprises américaines.

 

Face à l’objectif d’indépendance stratégique et d’autosuffisance industrielle porté par la Chine, qui se traduit par un investissement massif dans une industrie qui reste tactique, les gouvernements (principalement américain) se montrent de plus en plus protecteurs de leurs technologies. Si la Chine n’a pas encore atteint ses objectifs, révélant en cela une dépendance à un marché mondial et mondialisé, elle cherche à combler son déficit technologique par tous les moyens possibles, ce qui ne laisse pas d’inquiéter quant à l’avenir. Si un retrait total du marché asiatique reste difficilement envisageable, compte tenu de l’interdépendance des processus de production, il paraît désormais essentiel pour tous  les gouvernements de maintenir des investissements poussés en matière de R&D et de protéger les aspects technologiques les plus liés aux sujets de défense, afin de maintenir une avance technologique face aux ambitions industrielles chinoises.

 


[1]Les termes « industrie des semi-conducteurs » feront ici référence à l’ensemble des composants électroniques produits à partir de semi-conducteurs – c’est-à-dire aux produits à forte valeur ajoutée.

[2]Guerre des semi-conducteurs : la “Longue marche” de la Chine, Asialyst, https://asialyst.com/fr/2019/12/23/chine-guerre-semi-conducteurs-longue-marche/.

[3]Learning the Superior Techniques of the Barbarians, China’s Pursuit of Semiconductor Independence, James A. Lewis, CSIS Technology Policy Program and the CSIS Freeman Chair in China Studies, janvier 2019.

[4]Ibid.

[5]Malaisie, Philippines, Singapour, Vietnam.

[6]L’électronique en Asie face au retournement du « cycle du silicium », Asialyst, https://asialyst.com/fr/2019/11/01/electronique-asie-semi-conducteurs-retournement-cycle-silicium/.

[7]Malaisie, Philippines, Singapour, Vietnam.

[8]L’électronique en Asie face au retournement du « cycle du silicium », Asialyst, https://asialyst.com/fr/2019/11/01/electronique-asie-semi-conducteurs-retournement-cycle-silicium/.

[9]Chine, Corée du Sud, Japon, Malaisie, Philippines, Singapour, Vietnam.

[11]Learning the Superior Techniques of the Barbarians, China’s Pursuit of Semiconductor Independence, James A. Lewis, CSIS Technology Policy Program and the CSIS Freeman Chair in China Studies, janvier 2019.

[12]Ibid.

[13]Ibid.

[14]Xi Jinping, “Speech at the Work Conference for Cybersecurity and Informatization,” (speech, Beijing, April 2016); Bob Davis and Eva Dou, “China’s Next Target: U.S. Microchip Hegemony,” https://www.wsj.com/articles/ chinas-next-target-u-s-microchip-hegemony-1501168303, dans Learning the Superior Techniques of the Barbarians, China’s Pursuit of Semiconductor Independence, James A. Lewis, CSIS Technology Policy Program and the CSIS Freeman Chair in China Studies, janvier 2019.

 

Références

https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/01/05/semi-conducteurs-le-talon-d-achille-de-la-chine_6024848_3234.html

https://asialyst.com/fr/2019/11/01/electronique-asie-semi-conducteurs-retournement-cycle-silicium/

https://asialyst.com/fr/2019/12/23/chine-guerre-semi-conducteurs-longue-marche/

https://investir.lesechos.fr/dossiers/semi-conducteurs-quelle-direction-apres-la-hausse/semi-conducteurs-quelle-direction-apres-la-hausse-1763610.php

https://legrandcontinent.eu/fr/2018/01/13/lempire-des-metaux-rares/

Learning the Superior Techniques of the Barbarians, China’s Pursuit of Semiconductor Independence, James A. Lewis, CSIS Technology Policy Program and the CSIS Freeman Chair in China Studies, janvier 2019.

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