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Entretien avec Fabrice Balanche – deuxième partie
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Fabrice Balanche est maître de conférences en géographie à l’université Lyon II, chercheur associé au Washington Institute, et auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier en date, paru en 2018, s’intitule Sectarianism in Syria’s Civil War.

Propos recueillis par le pôle Proche et Moyen-Orient le 10 février 2020

 

II. Le communautarisme en Syrie

 

Nemrod-ECDS : Vous avez fait du communautarisme en Syrie le centre de vos travaux de recherche. C’est un aspect souvent négligé dans l’analyse du terrain syrien. Pourquoi selon vous ?

F.B : Qu’est-ce que le communautarisme ? C’est un réseau de solidarité qui se base sur une identité religieuse, ethnique, tribale. En termes sociologiques on peut parler aussi d’ethnicité. Le communautarisme est un facteur d’explication de la société parmi d’autres. Tous les facteurs d’explication de la société sont différentes strates qui se superposent et qui créent un territoire.

Lorsqu’étudiant je suis arrivé en Syrie, en 1990, le communautarisme est une réalité qui m’a sauté aux yeux, d’autant plus qu’il était très rarement pris en compte dans les analyses géographiques. Par ailleurs, il était très difficile alors d’évoquer ce sujet avec mes professeurs. Par la suite, vivant en Syrie, marié avec une syrienne à l’époque, je baignais dans le communautarisme, qui se voyait au quotidien.

Le décalage entre la perception du communautarisme par les universitaires français et la réalité du terrain m’a toujours intrigué. C’est quelque chose qu’on évacue complètement :

  • D’abord au nom du principe d’égalité. Nous, Français, sommes bien souvent pétris de républicanisme assimilationniste : pour nous, il ne doit pas y avoir de strates intermédiaires entre un individu et la nation
  • D’autres sont influencés par le marxisme, qui tend à effacer le communautarisme sous le prisme des classes sociales.
  • Enfin, on trouve aussi le courant post-modernisme où l’individu est le centre de l’analyse.

Au milieu de ces grands paradigmes analytiques, le communautarisme ne trouvait pas sa place.

Il y a aussi un aspect plus sensible : cela nous renvoie à la perception de notre propre société française. Aujourd’hui on parle de communautarisme lors des élections, mais cela fait longtemps qu’il existe en France. C’est une sorte de refoulé.

Parler du communautarisme au début de la guerre civile en Syrie, c’était risquer de se faire immédiatement taxer de pro-Bachar.

 

« La Syrie n’a jamais été un Etat-nation mais un Etat-territoire. »

 

Nemrod-ECDS : En quoi le communautarisme est-il à la fois cause et conséquence de la guerre civile actuelle ? Quelle est l’évolution du rapport entre communautés ?

F.B : En temps de paix, si tout va bien, s’il y a du travail pour tout le monde, on ne va réserver ses services pour sa communauté. Dans une société de production, et pas de rente, on a besoin des compétences des gens. Quand on est dans une économie de rente, le relationnel prime, la communauté prime sur les compétences des gens.

En temps de guerre, le communautarisme est la strate qui domine les autres. Lorsqu’on est en guerre, on est à la recherche de protection, protection qui se trouve au sein de la communauté.

Avant la guerre civile, les Alaouites étaient aux postes clefs, notamment dans l’armée, dans les services de renseignements. Il y avait une ouverture du régime envers la bourgeoisie sunnite. Bachar al-Assad, né à Damas, avait l’ambition de moderniser l’économie du pays, et pour cela il avait besoin de la bourgeoisie économique sunnite. Mais il n’envisageait pas pour autant d’ouverture politique.

Cette libéralisation économique avait finalement peu de chances de réussir, du fait du poids de la bureaucratie qui bloquait les développements. D’autre part, le développement de la bourgeoisie risquait de faire ombrage à l’appareil militaire – le risque étant l’affaiblissement de la communauté alaouite qui allait moins bénéficier des retombées économiques. De fait, depuis l’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad, on voyait la montée en puissance des Sunnites un peu partout au détriment des Alaouites qui étaient restés confinés dans la fonction publique et dans l’armée.

Avec la guerre, l’économie s’est écroulée et les Alaouites, contrôlant l’appareil militaire, se sont renforcés. On passe dans le cadre d’une économie de guerre où ceux qui contrôlent les trafics se renforcent. D’un autre côté, cet appareil militaire majoritairement alaouite a été saigné par la guerre. Cela pose un problème pour le recrutement de la garde prétorienne du régime, obligé de s’ouvrir aux Sunnites pour renforcer son appareil sécuritaire.

Les Druzes se sont rapprochés du régime à la faveur de la guerre mais ils ne représentent que 3% de la population. Les Chrétiens sont une communauté vieillissante, la moitié de la population est partie, surtout les jeunes. En termes de recrutement militaire, on ne peut pas dire que le régime puisse s’appuyer sur eux. Il compte donc sur les Sunnites.

D’autre part, 50 000 miliciens chiites, irakiens, afghans, ainsi que le Hezbollah, sont tous devenus indispensables au régime.

 

Fabrice Balanche, Sectarianism in Syria’s Civil War, 2018, p.5

 

 

Nemrod-ECDS : Comme vous l’affirmez dans votre atlas, Sectarianism in Syria’s Civil War, parler d’Etat-nation est une manière abusive de décrire la Syrie.

F.B : La Syrie n’a jamais été un Etat-nation mais un Etat-territoire. Il y a eu une tentative, sérieuse ou non, de construire une nation arabe syrienne. Cela n’a pas vraiment pris, même si tout le monde se dit syrien. La conception de la nation syrienne est différente selon la communauté, surtout après cette guerre. Pour les Arabes sunnites, il s’agit de toute façon d’une nation arabe sunnite puisqu’ils sont majoritaires. Les minoritaires, les Alaouites, les Druzes, les Ismaéliens, les Chiites et les Chrétiens, pensent dans le cadre d’une nation séculière, le sécularisme étant la seule façon de les protéger par rapport à la domination démographique sunnite. Quant aux Kurdes, ils sont désormais dans un processus séparatiste.

 

Nemrod-ECDS : À ce propos, en 2011 eut lieu une entrevue entre Bachar al-Assad et Ahmet Davutoglu dans laquelle le premier aurait dit que l’arabité triompherait du nouvel ottomanisme. L’arabité ne pourrait-elle pas constituer un fondement pour l’Etat syrien ?

F.B : Il existe un sentiment arabe, sur lequel s’appuient les Saoudiens, les Emiriens qui, voyant d’un mauvais œil l’expansion turque dans le nord, font des ouvertures à la Syrie. Les Saoudiens n’apprécient pas non plus la volonté turque de dominer le monde sunnite et sont prêts à soutenir la Syrie pour éviter que ceux-ci n’acquièrent trop d’influence.

Parler d’ottomanisme en 2020 est toutefois un peu exagéré. Qu’est-ce finalement que l’ottomanisme ? Que les Turcs se projettent à nouveau en dehors de leurs frontières ? Mais l’ottomanisme n’a pas de relais au Moyen-Orient en-dehors des frontières turques. Qui est prêt au nom de l’ottomanisme à revenir dans le giron turc ? Personne.

 

« Je ne vois pas ce qui, aujourd’hui, pourrait renverser Bachar al-Assad. »

 

Nemrod-ECDS : La pacification du pays par Bachar al-Assad et sa volonté de réinstaurer son régime risquent-ils de semer les mêmes germes qui menèrent à la guerre civile ? On a assisté récemment à de légers soulèvements à Deraa par exemple. Le régime de Damas peut-il être viable ?

F.B : Quand on compare la situation du régime d’Assad en 2013 à celle d’aujourd’hui, on ne peut que constater qu’il a réussi à renverser une situation qui paraissait pour lui désespérée. 70% du territoire est sous son contrôle et le nord-est finira par lui retomber entre les mains.

Il est vrai que dans l’ouest de Deraa les violences se poursuivent. C’est parce qu’en 2018, l’armée arabe syrienne était pressée de reconquérir le sud et que les armes furent laissées aux groupes rebelles. L’armée arabe syrienne a passé des accords avec les groupes rebelles stipulant que ces derniers conserveraient le contrôle des villages. Aujourd’hui, cependant, les forces pro-régime tentent d’entrer les villages, alors les rebelles tentent de résister. Ajoutons à cela, certainement, un peu d’argent en provenance d’Israël pour éviter que le Hezbollah pro-iranien ne s’approche trop près du Golan.

Sinon, dans le reste du pays, la Ghouta est complètement calme, autour de Damas, de Homs, il n’y a aucun problème. Il demeure toujours les attentats sporadiques de Daech dans la région de l’Euphrate. Le terrorisme islamique va se maintenir, il faudra vivre en Syrie avec cette instabilité. Pour autant, je ne vois pas ce qui, aujourd’hui, pourrait renverser Bachar al-Assad.

 

Nemrod-ECDS : Une partition institutionnelle à l’instar du régime libanais est-elle envisageable ?

F.B : Une partition intentionnelle semble peu envisageable. Si les Alaouites avaient perdu le pouvoir, la région côtière se serait séparée du reste du territoire. Ce scénario n’est toutefois pas advenu, ce sont bien des Alaouites qui conservent les postes clefs dans l’administration et dans l’armée.

Ils ne décident cependant pas seuls, mais sont en partenariats avec des Sunnites. Bien que majoritaires dans les postes importants, les Alaouites ont des relais sunnites et druzes.

 

Nemrod-ECDS : Quelle est la sociologie des Sunnites qui soutiennent Bachar al-Assad?

F.B : On trouve des Sunnites séculiers qui n’ont pas envie de tomber sous la coupe des islamistes. La bourgeoisie sunnite, également, qui désire la stabilité. Les soufis, comme le grand mufti de Syrie Ahmad Badreddin Hassoun, qui ne veulent pas des salafistes ni des Frères Musulmans.

Il existe toujours quelques nationalistes arabes. Je me suis une fois rendu dans le bureau de Fayçal Mokdad, vice-ministre des affaires étrangères. Il est originaire de la région de Deraa, il avait dans son bureau une grande carte du Golan. Il est nationaliste syrien par opposition à Israël. Ce sentiment national est diffus dans toute la société, sans pour autant constituer une force de ralliement majeure.

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