Le général Frank McKenzie, à la tête du Central Command, s’est rendu jeudi 23 janvier sur le navire d’assaut amphibie USS Bataan, récemment déployé en renfort au Moyen-Orient. Au cours de cette visite, il a affirmé aux militaires américains que leur présence dans la région serait vraisemblablement amenée à durer et qu’ils pourraient, le cas échéant, être engagés dans des missions exigeantes. Le déploiement de l’USS Bataan, accompagné de deux autres navires de l’US Navy, embarquant à eux trois 2500 Marines, constitue le plus récent envoi de capacités militaires américaines supplémentaires dans la région. Peu avant, un détachement de parachutistes de la fameuse 82ème division aéroportée avait été déployé au Moyen-Orient, notamment pour renforcer la protection de l’ambassade américaine à Bagdad, qui a été la cible de plusieurs tirs de roquettes. Ce déploiement, suite à l’élimination du général Soleimani sur le sol irakien par une frappe de drone américain, risque de cristalliser le mécontentement dans le pays.
Plus largement, cela fait déjà plusieurs mois que, dans un contexte de tensions croissantes, les Etats-Unis musclent leur dispositif dans la région. Afin de renforcer leur capacité de dissuasion à l’égard de l’Iran et de se préparer à un éventuel conflit, direct ou indirect, avec Téhéran, 20 000 soldats supplémentaires ont été déployés au Moyen-Orient ces huit derniers mois, faisant passer la présence militaire américaine à 83000 hommes. Outre ces effectifs accrus, le dispositif américain s’est vu renforcé au plan capacitaire par des aéronefs (chasseurs et bombardiers), une batterie antimissile Patriot ainsi qu’un groupe aéronaval. Cette dynamique pourrait bien se prolonger puisque, mercredi 22, le secrétaire à l’Army Ryan McCarthy a annoncé que des systèmes antimissiles supplémentaires pourraient être prochainement déployés au Moyen-Orient. Cette éventualité est directement liée aux frappes iraniennes contre les bases américaines d’al-Asad et d’Erbil.
Sur le plan stratégique, ce renforcement du dispositif militaire américain s’inscrit en porte-à-faux avec l’annonce jeudi 23 par le secrétaire à la Défense Patrick Shanahan que l’année 2020 devrait voir la mise en place effective de la reconfiguration des déploiements américains à l’échelle globale. Cette annonce visait à répondre à la nouvelle priorisation stratégique établie dans la National Defense Strategy (NDS) qui fait de la rivalité avec Moscou et Pékin une priorité, au détriment du contre-terrorisme qui passe au second plan. Or, ce basculement de forces vers les théâtres asiatique et européen, semble difficilement conciliable avec le contexte géopolitique de tensions accrues entre Téhéran et Washington. Dans ce contexte, Shanahan a annoncé le lancement d’une revue de la posture militaire américaine pour chaque commandement géographique, en commençant par le Southern Command (Southcom), qui couvre l’Amérique latine et centrale, tandis que la revue de la posture de l’Africa Command (Africom) a été lancée vendredi 24. L’ensemble des travaux devrait être achevé pour le 1er octobre prochain
Africom et Southcom font figure de parents pauvres dans la stratégie militaire internationale des Etats-Unis, éclipsés par le Moyen-Orient et l’Indo-Pacifique. Pourtant, les enjeux portés par ces deux commandements sont d’importance, ce qui explique que les revues dont ils feront l’objet seront suivies de près par la communauté de défense américaine.
Ainsi, la menace terroriste en Afrique demeure très élevée, comme en atteste l’attaque du 5 janvier conduite au Kenya par des Shebabs contre l’aéroport de Manda et la base américaine de Camp Simba, tuant un soldat et deux contractuels américains, et endommageant plusieurs aéronefs (dont un avion de surveillance). Une centaine de parachutistes de la fameuse 101ème division aéroportée avait été dépêchée sur place en renfort à l’issue de l’attaque qui combinait un bombardement au mortier et un assaut direct. Or, si aucune décision n’a encore été prise quant aux effectifs américains déployés en Afrique, une réduction de ces derniers afin d’alimenter la montée en puissance voulue sur les théâtres indo-pacifique et européen paraît vraisemblable. Les présidents des comités pour les forces armées du Sénat et de la Chambre ont déjà mis en garde le Pentagone contre une telle dynamique, pointant la persistance à un degré élevé de la menace djihadiste en Afrique.
De surcroît, pour Africom comme pour Southcom, les enjeux sont directement en phase avec les orientations de la NDS. En effet, les présences russe et chinoise s’y font sentir de manière croissante. Plus particulièrement, l’Amérique latine est l’objet d’investissements chinois en augmentation exponentielle (ils sont passés de 10-20 Mds$ au début des années 2000 à 180 Mds$ actuellement avec un objectif de 500 Mds$ fixé par le président Xi Jinping), Pékin devenant le principal partenaire commercial du sous-continent. Celui-ci représente un marché en croissance pour l’industrie de défense chinoise (615M$ de matériels militaires auraient été vendus par Pékin au Vénézuéla sur la dernière décennie). Parallèlement, Pékin comme Moscou s’engage en matière de formation des forces de sécurité et de défense des pays de la région. Ainsi, près de 1000 personnels issus de tous les pays latino-américains se sont formés auprès du centre de contre-terrorisme ouvert par Moscou au Nicaragua.
A cet égard, Patrick Shanahan a tenu à préciser qu’une revue n’était pas systématiquement synonyme de réductions d’effectifs et que les conclusions de la revue de la posture de Southcom pouvaient aussi bien aller dans le sens d’une diminution que d’un accroissement des effectifs et moyens américains dans la région. De fait, l’amiral Craig Faller, commandant de Southcom a reconnu manquer de moyens navals et de renseignement, tout en préconisant de renforcer l’implication des Etats latino-américains. Néanmoins, si Southcom est porteur d’enjeux qui répondent bien aux priorités de la NDS, sans compter l’importance de la lutte contre le narcotrafic et la maîtrise des flux migratoires, il est difficile d’envisager que le Pentagone en fasse une priorité, au regard de l’évolution de l’environnement géostratégique.
Dès lors, il conviendra de suivre attentivement les résultats de ces revues et les décisions opérationnelles qui ensuivront.