Par Jeanne Austry
Le 23 mai, le Premier ministre indien Narendra Modi a été réélu à la tête de l’exécutif, à la suite de la victoire de son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP) aux élections législatives. Ancien gouverneur du Gujarat, en place lors des violences antimusulmanes de 2002, Narendra Modi est connu pour mener une politique identitaire forte en Inde, qui s’accompagne d’une répression des minorités. La loi du 8 janvier 2019 sur l’accès à la citoyenneté par les réfugiés en est un exemple : elle réduit de 12 à 6 ans la durée de présence préalable exigée sur le territoire pour obtenir la citoyenneté indienne, mais exclut de sa portée les réfugiés musulmans.
En Asie du Sud, les minorités musulmanes sont en effet historiquement assimilées à la figure de l’étranger, ce qui alimente cette conception restrictive de la citoyenneté. Ainsi en Birmanie, c’est à la suite de la demande de main d’œuvre saisonnière du colonisateur anglais que de nombreux Indiens musulmans se sont installés dans les provinces frontalières au XIXème siècle, créant dans l’imaginaire collectif un lien entre minorités musulmanes, étranger et colonisation. Le climat de tensions créé par les attentats du 11 septembre 2001, dont les images violentes et radicales ont été associées à l’Islam, a accentué le rejet des minorités musulmanes par l’opinion publique birmane. En Inde, outre les minorités musulmanes historiques du nord du pays, la guerre d’indépendance du Pakistan oriental, devenu le Bangladesh en 1971, a amené de nombreux réfugiés bangladais dans les Etats frontaliers, au prix de tensions démographiques et ethniques fortes.
Ces évolutions sont ensuite sources de tensions diplomatiques et sécuritaires à l’échelle de la région. En Birmanie, la communauté internationale s’est émue devant le sort des Rohingyas, minorité musulmane localisée dans l’Etat d’Arakan. En 2016, ce sont entre 70 000 et 90 000 personnes qui ont été poussées à l’exode vers le Bangladesh en raison des exactions de l’armée birmane et jusqu’à 700 000 en 2017. La situation a été qualifiée par Zeid Ra’ad Al Hussein, Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, de « nettoyage ethnique » et un rapport de l’organisation internationale estimait l’année dernière à au moins 10 000 le nombre de victimes.
Les discriminations envers les Rohingyas sont cependant plus anciennes. Dès la loi sur la citoyenneté de 1982, ils ont en effet été privés de leurs droits à la propriété de la terre, à la santé et à l’éducation. Et dès 1949, le Pakistan oriental a été accusé par la Birmanie de favoriser les mouvements de résistance musulmans. Les flux migratoires importants au début des années 2010 de Rohingyas vers la Thaïlande, dans le but de s’installer en Malaisie ou en Indonésie, ont conduit à la fermeture des frontières maritimes thaïlandaise en 2015. La question rohingya est alors devenue pleinement régionale, entrainant de fortes tensions entre pays de l’ASEAN sans que le sommet de Bangkok de 2015 ne parvienne à résoudre la crise diplomatique et migratoire.
En Inde, où la minorité musulmane représente 15% de la population, la politique de plus en plus agressive du Premier ministre Narendra Modi mène vers un système de double citoyenneté où seuls les hindous sont considérés comme légitimes selon le concept d’hindutva(hindouïté) au cœur du discours du BJP. L’abrogation le 5 août dernier par décret présidentiel de l’article 370 de la Constitution indienne, qui garantissait un statut d’autonomie spécial à l’Etat du Jammu-et-Cachemire et réservait la propriété foncière aux seuls cachemiris, en est un exemple parlant.
De même, la publication par la Cour Suprême le 31 août d’une nouvelle liste de citoyens indiens dans l’Etat d’Assam, qui exclut de cette citoyenneté 1,9 millions d’habitants en grande partie musulmans, a avivé les tensions ethniques et religieuses. C’est en 1985 que la décision de faire un recensement dans l’Etat d’Assam avait été prise, pour identifier les personnes ne pouvant pas prouver leur présence en Inde pré-1971. La Cour Suprême avait décidé de mettre en œuvre ce recensement en 2015. Si des voies de recours ont été ouvertes, l’absence de documents complètement fiables pour prouver son ascendance indienne, les pertes de documents suite aux inondations, fréquentes dans l’Etat, et le traitement à géométrie variable des demandes rendent aléatoires et chaotiques les jugements.
La réaction des Etats étrangers à la politique du BJP est cependant nuancée, car si les tensions avec le Pakistan existent depuis 1947, l’Inde est parvenue à préserver de bonnes relations avec l’Iran et les pays de la péninsule arabique via sa diplomatie commerciale. C’est ainsi qu’Abu Dhabi a accueilli les 23 et 24 août derniers la première visite internationale de Narendra Modi à la suite de la remise en cause de l’autonomie du Cachemire. Le soutien des pays du Golfe à l’Inde s’exerce même au détriment du Pakistan, comme en mars dernier, lors du sommet de l’Organisation de la Coopération Islamique où, en raison de la participation de l’Inde, invitée d’honneur du sommet, le Pakistan avait refusé de prendre part à ce dernier.
Au niveau international, de nombreuses voix se sont insurgées en 2017 face aux violations massives des droits de l’homme en Birmanie, sans prendre toutefois de sanctions contre le gouvernement birman. Celles-ci ont émané de l’Union Européenne et des Etats Unis, l’action internationale étant circonvenue par le jeu des grandes puissances : malgré la présence du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés dans l’Etat d’Arakan, la Birmanie a bénéficié du soutien de l’Inde, de la Chine et du silence de la Russie pour poursuivre sa politique de répression et l’Inde est soutenue par les Etats-Unis, sur lesquels les pays de la péninsule arabique s’alignent.
Les différentes politiques menées contre les minorités musulmanes en Asie du Sud sont enfin directement liées à la recrudescence du risque de terrorisme islamiste dans la région. En Inde, le terrorisme islamique est réel et ancien, du fait des relations complexes de l’Inde et du Pakistan et de la question du Cachemire. En ce sens, la remise en cause de l’autonomie du Jammu-et-Cachemire, région perçue par une partie du monde musulman comme martyre et colonisée, d’une part, et les mobilisations islamistes demandant la démission du Premier ministre Imran Khan au Pakistan débutées en novembre, d’autre part, présagent mal de l’avenir.
En Birmanie, si l’armée justifie la répression des Rohingyas par l’objectif de lutte contre la menace islamiste sur le sol national, il s’agit plus en réalité de la répression de mouvements armés autonomistes. En effet, si les attaques rohingya de 2016 ont été le fait du Harakah Al-Yaqin (Mouvement de la Foi), celles du 25 août 2017 ont été revendiquées par l’Arakan Salvation Rohingya Army, l’ARSA, qui n’a aucune allégeance connue à un groupe djihadiste (même si elle entretient des liens avec le Lashkar-e-Taibapakistanais). De fait, si les anciens mouvements de guérilla rohingya, tels que la Rohingya Solidarity Organization(RSO), ont pu intégrer dans leurs rangs des combattants formés en Afghanistan, il n’existe pas d’appel au djihad contre les non-musulmans dans le cadre de ces actions armées.
Cependant la question rohingya est aujourd’hui récupérée politiquement par l’Indonésie et la Malaisie, qui dépeignent les Rohingyas comme des martyrs, entraînant des dérives inquiétantes, comme l’attaque au cocktail Molotov de l’ambassade de Birmanie à Jakarta le 3 septembre 2017. Surtout, le lancement du projet indonésien Humanitarian Assistance for Sustainable Community Program for Myanmar en 2017, en violation du principe de non-ingérence de la charte de l’ASEAN, provoque des tensions.
Une escalade de la situation en une opposition violente entre bouddhistes et musulmans dans la région, portée par le traitement des minorités en Asie du Sud, est donc à craindre. Aux menaces terroristes et identitaires, fantasmées ou réelles, que ces minorités posent, répondent les politiques autoritaires de gouvernements qui trouvent dans leur population un large soutien. Dernière évolution en date, le retour au pouvoir au Sri Lanka du clan Rajapaksa, tristement connu pour la brutalité de sa répression de la guérilla tamoule, alimente le climat de méfiance et de haine entre majorité cinghalaise et minorités tamoule et musulmane dans ce pays où ont eu lieu une série d’attaques meurtrières revendiquées par l’Etat islamique en avril 2019.