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Offensive turque en Syrie : les Kurdes sacrifiés sur l’autel de la paix
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 Par Wandrille Maurice et Adrien Sémon

 

« Hattı müdafaa yoktur, sathı müdafaa vardır. O satıh bütün vatandır » (Il n’existe pas de défense de la ligne, il n’existe qu’une défense de l’espace. Cet espace est la patrie toute entière). Ainsi parlait le général Mustafa Kemal, lors de la bataille de la Sakarya, d’août à septembre 1921. Cette bataille prenait place lors de la guerre de libération opposant la nouvelle République turque à la Grèce. La formulation lapidaire de Kemal avait pour but de convaincre son État-major d’opérer des retraites tactiques, afin de prendre à terme le contrôle de la colline stratégique de Türbetepe. Cette formule ,restée célèbre dans le cadre de la quasi-hagiographie kémaliste conseille de parfois temporairement abandonner la position dominante, pour mieux servir des objectifs à long terme. Ce mercredi 9 octobre, les Turcs, après une période de faible activité sur le théâtre syrien, se sont à nouveau manifestés par l’opération « Printemps de Paix » (Barış Pınarı Harekatı).

 

La tension entre la République de Turquie et les indépendantistes kurdes a été constitutive de la fondation de cette République, dont les frontières ont été retracées depuis le traité de Sèvres de 1920, aux dépens d’un projet de Kurdistan, par le traité de Lausanne en 1923. Les conflits entre Turcs et Kurdes se sont ainsi métastasés en de nombreuses formes depuis cette période. Particulièrement, la guerre entre le PKK et la Turquie a fait plus de 40 000 morts. Ce conflit, dont on entrevoyait le gel et même la paix, a été réactivé du fait de la guerre en Syrie. Il est aujourd’hui d’une actualité brûlante.

 

L’opération « Printemps de Paix » a suscité dès son lancement de vives réactions de la part de la ligue arabe et des puissances européennes. La plupart sont membres de la coalition internationale qui lutte contre l’organisation État islamique depuis 2014 aux côtés des Forces démocratiques syriennes (FDS) – une alliance de milices kurdes et arabes dominée par les Unités de protection du peuple (YPG) kurde. Le ministre français des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a ainsi condamné sur Twitter l’offensive turque affirmant qu’ « elle remet en cause les efforts sécuritaires et de stabilisation de la Coalition globale contre Daech […] et porte atteinte à la sécurité des Européens ». Paris demande ainsi une réunion d’urgence de la coalition internationale, via laquelle elle espère établir une médiation. Dans le sillage de ces déclarations, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Finlande ont annoncé suspendre tout projet d’exportation vers la Turquie de matériels de guerre susceptibles d’être utilisés dans le cadre de l’offensive en Syrie.

 

Ce n’est pas la première fois que les Turcs interviennent militairement en territoire syrien. Les opérations « Bouclier de l’Euphrate » et « Rameau d’Olivier », déclenchées respectivement en août 2016 et janvier 2018, avaient l’une comme l’autre empêché l’établissement d’un couloir territorial kurde vers la Méditerranée et ainsi écarté la possibilité d’un Etat kurde indépendant tout le long de la frontière. Il s’agit là encore, non de la défense d’une ligne, mais d’un espace. L’armée turque, bien qu’affaiblie après la purge de 45% de ses officiers en 2016 , demeure opérationnelle. Les unités déployées sont soutenues par leurs supplétifs de l’armée nationale syrienne (ANS) qui forment la majeure partie de l’infanterie. Cette fois encore l’armée semble s’acquitter de sa mission dont les objectifs apparaissent clairs et limités. Les combats se concentrent majoritairement entre Tal Abyad et Raïs al-Ayn, deux villes frontalières distantes de 120 kilomètres entre lesquelles doit être établie la zone tampon désirée. Bien que cette décision semble très difficile, voire impossible à mettre en œuvre, l’exécutif turc aimerait y réinstaller les quelque deux millions de réfugiés syriens qui vivent dans le sud de la Turquie. Derrière un motif économique et électoraliste évident, certains avancent qu’il s’agit de diluer, voire de remplacer, les populations kurdes qui vivent dans le nord de la Syrie. L’objectif n’est pas tant de vassaliser ces régions que d’empêcher la constitution d’une entité autonome considérée comme terroriste par Ankara.Le président Erdoğan n’aurait-il pas là franchit la ligne rouge de l’acceptable vis-à-vis de ses alliés occidentaux ?

 

En fin stratège politique, le président turc jongle entre les différentes alliances internationales pour atteindre ses objectifs propres ; une politique qui demande une habileté certaine. Remarquons pour l’instant l’absence de réaction notoire de la part de la Russie. Ne perdons pas de vue qu’une telle offensive a eu pour effet secondaire de rapprocher les Kurdes et le régime syrien de Bachar al-Assad ; dernière opportunité pour les premiers de conserver une certaine autonomie politique, opportunité indubitable pour le second de récupérer plus d’un tiers de son territoire sans combattre.

 

Du côté américain, quel avantage y aurait-il à exclure la Turquie de l’OTAN ? Washington se priverait d’un allié stratégique dans la région. La position des Etats-Unis sur le sujet est empreint d’ambiguïtés : le président Trump justifie le retrait des forces américaines le long de la frontière syro-turque par l’absence des Kurdes en Normandie en 1944 (sic), avant de faire volte-face et de brandir la menace des sanctions économiques contre Ankara.

 

En réalité, comment ne pas voir dans le retrait des troupes américaines une forme de passation de flambeau à la Turquie, désormais responsable de la lutte contre l’Etat Islamique en Syrie ? C’est du moins ce que laisse entendre le communiqué du président américain publié le 9 octobre et dans lequel est déclaré : « la Turquie s’est engagée à protéger les civils et les minorités religieuses […], nous les rappellerons à leur engagement. De plus la Turquie doit à présent s’assurer que […] l’Etat Islamique ne se reconstitue pas ». La menace des sanctions économiques n’a donc aucun but dissuasif – le président Erdogan a bien fait entendre que rien n’empêcherait le déroulement de l’offensive.

 

Au niveau diplomatique, les Européens n’ont, dans les faits, qu’une marge de manœuvre réduite, l’ambiguïté de la politique américaine et le désengagement progressif de la coalition internationale en Syrie annoncé le 11 janvier 2019 les y contraignent. L’ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis Gérard Araud a parfaitement résumé la situation sur Twitter : « Les puissances occidentales qui ne soutiennent pas l’indépendance du Kurdistan auraient tôt ou tard dû se retirer laissant Syriens et Turcs régler la question à leur manière ».

 

Comment dès lors reprocher au président turc d’appliquer les règles de la Realpolitik sur la scène internationale ? L’offensive « Printemps de Paix » initie une nouvelle séquence des guerres en Syrie, une séquence où les occidentaux se retirent et où les Kurdes risquent une nouvelle fois d’être sacrifiés sur l’autel de la paix, d’une paix probablement négociée entre l’Iran, la Russie et la Turquie dans le cadre du processus d’Astana.

 

Toute puissance s’étend indéfiniment tant qu’une autre puissance ne l’arrête pas, tel est le principe développé par Démosthène dans ses Philippiques pour penser les relations internationales ; force est de constater que celui-ci n’a pas changé. Si l’indignation est notre seule réaction, alors flagrante apparaît notre impuissance, ou a minima notre absence d’objectifs politiques pour la Syrie. Les fruits ne peuvent que nous être amers.

 

 

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