Par Clémence Cassé et Xavier Marié
La décision du président Trump de retirer les forces américaines présentes en Syrie et son autorisation de facto à l’offensive de l’armée turque contre les Kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS) dans le nord-est de la Syrie, suscitent aux Etats-Unis une vive critique qui tend à transcender les clivages politiques. Élus démocrates comme républicains, notamment des soutiens historiques du Président Trump (Lindsey Graham, Mitch McConnell), ont dénoncé cette décision. Plusieurs anciens hauts responsables ont pointé les risques inhérents à cette décision, notamment l’ancien commandant du Central Command Joseph Votel, l’ancien envoyé de la Maison-Blanche pour la lutte contre Daech Brett McGurk ou encore l’ancienne ambassadrice des Etats-Unis aux Nations-Unies Nikki Haley. Le Pentagone a lui essayé de dissuader le Président de retirer son soutien aux Kurdes, le mettant en garde face aux conséquences géopolitiques potentielles : arrêt des opérations de lutte contre Daech, libération des prisonniers djihadistes sous la garde des FDS, décrédibilisation des Etats-Unis comme partenaires stratégiques, renforcement des influences russe et iranienne en Syrie.
Dans ce contexte, mercredi 9 octobre, les Sénateurs Lindsey Graham (républicain) et Chris Van Hollen (démocrate) ont présenté les grandes lignes d’une proposition de loi bipartisane visant à sanctionner Ankara au plan économique. Cette proposition de loi, qui sera soumise au vote la semaine prochaine, est orientée contre les secteurs de la défense et de l’énergie, ainsi que contre sept hauts dignitaires turcs, y compris le président Erdogan et les ministres de la Défense et des Affaires étrangères, dont les actifs aux Etats-Unis seraient gelés tandis qu’ils se verraient frappés d’une interdiction d’entrée sur le territoire américain. Plus précisément, les sanctions proposées visent à isoler le secteur turc de la défense en visant toute personne susceptible d’apporter un soutien financier, matériel ou technologique aux forces armées turques, ou d’engager des relations commerciales avec ces dernières. Elles interdiraient également la vente d’équipement et de munitions aux forces turques. Afin d’en élargir la portée, le texte menacerait de sanctions similaires toute personne ou entité qui ferait affaire avec le secteur de l’énergie turc (gaz et pétrole), considéré comme un soutien des forces armées.
Ces sanctions revêtent une importance considérable dans la mesure où elles seraient, pour la première fois, dirigées à l’encontre d’un allié majeur de Washington, a fortiori membre de l’OTAN. A cet égard, les sénateurs demandent d’ailleurs que les sanctions prévues par les dispositions légales de la loi CAATSA de 2017 (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act) soient imposées à la Turquie à la suite de son acquisition du système de défense russe S-400. Le président Trump avait demandé que l’application de ces sanctions soit retardée.
Enfin, Lindsey Graham et le démocrate Christopher Coons demandent également à ce que l’ensemble des Sénateurs reçoive des explications de la part du Pentagone, du Département d’Etat et de la communauté du renseignement sur la décision du Président de retirer les troupes américaines du nord de la Syrie, décision qui aurait été prise à l’encontre des conseils militaires et diplomatiques.
La décision de Donald Trump, moralement choquante et dangereuse par ses conséquences potentielles, révèle de manière claire l’idée que les Etats-Unis priorisent le maintien de leur relation avec Ankara. Cet allié difficile et complexe reste un membre de l’OTAN avec une position stratégique indéniable : il est situé dans une région critique et garde les portes de l’Europe, vis-à-vis de laquelle Ankara joue du levier migratoire. Une imposition de sanctions contre la Turquie pourrait mettre à mal la relation turco-américaine et il est donc probable que le président Trump fasse tout pour empêcher l’aboutissement de la démarche du Sénat. A cet égard, il semblerait que Donald Trump cherche à prendre de vitesse l’initiative du Congrès. Selon le secrétaire au Trésor Steve Mnuchin, le président américain se préparerait à signer un décret (executive order) ordonnant des sanctions à l’encontre d’individus et d’entités turques afin de court-circuiter le texte sénatorial et de conserver la main sur les modalités d’éventuelles sanctions économiques.
Dans les jours qui ont suivi l’incursion turque dans le nord de la Syrie, certains pays européens ont suspendu leurs exportations d’équipement militaire vers la Turquie (Norvège, Pays-Bas, Allemagne, France). Si les Etats-Unis suivaient le mouvement, Ankara devrait se tourner durablement vers Moscou ou Pékin afin de s’approvisionner en matériel militaire, or un tel revirement aurait un lourd impact sur l’Alliance atlantique. Et même si la Chine et la Russie étaient alors frappées de sanctions pour avoir vendu des armes à la Turquie, leurs gains géopolitiques (éloignement de la Turquie de l’OTAN et des Etats-Unis), stratégiques (mise en œuvre de systèmes d’armes complexes en réseau pouvant permettre d’acquérir des informations sur les systèmes américains que les forces turques mettent également en œuvre) et économiques pourraient primer sur les effets, nécessairement limités, d’éventuelles sanctions américaines. Dans les faits, de telles sanctions contre Ankara seraient susceptibles de déstabiliser l’équilibre, déjà en voie d’effondrement. Néanmoins, une absence de réaction pour contrebalancer la décision présidentielle enverrait un signal des plus défavorables à l’ensemble des alliés de Washington, en particulier dans les zones où les Etats-Unis s’appuient sur des forces locales dans le cadre du paradigme « train, advise, assist », qui structure souvent l’action des forces américaines à l’étranger, comme par exemple en Afghanistan.