Par Lucille Laurent,
Depuis janvier 2018, les sources militaires russes vantent la modernisation en cours de leurs brise-glaces nucléaires, qui devrait s’achever d’ici 2025[i]. Ces systèmes d’armes renforceraient l’affirmation de la puissance militaire russe en Arctique. Le vice-président russe, Dmitri Rogozin, a même déclaré qu’une telle innovation permettrait à son pays de dominer la région[ii] face aux intérêts des autres Etats circumpolaires, qui ne manquent pas de faire connaître à leur tour leurs ambitions en Arctique. Le discours officiel affirme en effet que ces nouveaux armements permettraient à la Russie d’acquérir un avantage significatif dans l’exploitation des routes maritimes de l’Arctique, région stratégique en termes de ressources, de commerce et de sécurité nationale.
L’aspiration russe à conquérir et apprivoiser le « Grand Nord » s’inscrit dans la tradition soviétique. L’URSS a largement contribué au développement économique, démographique et industriel de l’Arctique ainsi qu’à la militarisation de la région depuis les années 60[iii]. Aujourd’hui encore, de nombreuses bases navales situées en Arctique sont exploitées par la Flotte du Nord, l’un des plus puissants atouts de la marine russe. De nos jours, l’intérêt renouvelé pour ce territoire provient davantage de la course entre les puissances pour son appropriation. En effet, le réchauffement climatique et la découverte récente d’importants gisements d’hydrocarbures encore inexploités placent l’Arctique sur le devant de la scène internationale et attisent les revendications de nombreux acteurs, alors que la fin de la Guerre Froide avait atténué l’intérêt stratégique de la région. Espace tampon entre l’OTAN et la Russie, l’Arctique avait revêtu un caractère hautement sensible depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, c’est pourquoi l’URSS a investi la région afin d’y implanter de nombreuses infrastructures militaires. A la fin des années 2000, alors que les tensions se ravivaient avec l’Occident et que Vladimir Poutine souhaitait redorer le blason de l’armée russe, il a développé une stratégie pour l’Arctique, utilisant notamment la région pour réaffirmer la puissance militaire du pays.
L’Arctique au cœur de la Guerre Froide
Tensions au pôle Nord
C’est durant la période bolchévik que le concept de « Grand Nord » a été popularisé par les autorités soviétiques. Pendant la période tsariste, l’Arctique russe n’était occupé que par des populations autochtones peu nombreuses. Le développement de la région a commencé dans les années 1920, lorsque de nombreuses expéditions et de nombreux projets orientés vers la domination de la nature et le progrès de la science y ont été menés. Le « Grand Nord » comprenait alors huit sujets de la Fédération, à savoir la République de Yakoutie, les régions de Mourmansk et de Magadan, les arrondissements autonomes des Nénètses, des Nénètses de Iamal, de Taïmyr, de la Tchoukotka, des Koriaks. Sa population était de 3,4 millions d’habitants en 1989[iv].
Le peuplement de la région a évolué au gré des découvertes de gisements d’hydrocarbures avant que le déclenchement de la Guerre Froide ne fasse de cette région un espace potentiel d’affrontements entre les deux blocs. En effet, la proximité avec l’Alaska et les contentieux territoriaux ont donné à la région une dimension symbolique potentiellement explosive, notamment avec l’avènement du droit de la mer, matérialisé par les conventions de 1958 et 1982, qui a permis aux Etats riverains de l’Arctique de tracer des frontières autour de leurs zones de pêche et de leur ZEE respectives. Ce processus a donné lieu à certains litiges, exacerbés par le contexte de Guerre Froide. Ce fut le cas en Mer de Barents, où la Norvège et l’URSS se disputèrent des espaces, ainsi qu’à l’Est de l’archipel de Svalbard, où les délimitations des ZEE norvégiennes et russes sont encore contestées aujourd’hui. En mer de Béring, l’URSS a signé une entente avec les Etats-Unis accordant une zone maritime de 50 000 km2 à ces derniers[v]. Le Détroit de Béring, frontière entre les Etats-Unis et la Russie fut, à juste titre, surnommé le « rideau de glace ». Par ailleurs, les 4 autres Etats arctiques, à savoir les Etats-Unis, le Canada, l’Islande et le Danemark rejoignirent tous l’OTAN dès 1949, engendrant un sentiment d’encerclement menaçant pour l’URSS.
Le développement d’une flotte de guerre
La Russie n’ayant accès qu’à des mers semi-fermées, elle a fait de ses territoires nordiques les portes d’entrées vers les océans Pacifique et Atlantique, via respectivement la façade Est et la fenêtre de Mourmansk, située sur la péninsule de Kola. Cette dernière, libre de glace toute l’année, a permis à l’URSS de se bâtir une flotte de guerre, la Flotte du Nord, aujourd’hui considérée comme l’élément le plus puissant de la marine russe.
La ville de Mourmansk a endossé une vocation militaire dès le début de la Guerre Froide ; elle abrite le premier brise-glace nucléaire à partir de 1959 et, au moment de la chute de l’URSS, la moitié des croiseurs, le tiers des destroyers et des frégates ainsi que la moitié des sous-marins d’attaque russes y sont basés[vi]. Si le port de Mourmansk permet toujours l’approvisionnement en matériel militaire, la ville a connu une démilitarisation brutale depuis les années 1990. D’ailleurs, c’est à Severomorsk, à une quinzaine de kilomètre au Nord, qu’est basée la Flotte du Nord depuis sa création. Au détriment de Mourmansk, Severomorsk abrite actuellement la plupart des infrastructures militaires, comprenant notamment un important chantier naval chargé de la rénovation des sous-marins militaires.
L’art de la dissuasion nucléaire
Frontière dynamique avec à la fois l’OTAN et l’Union Européenne, l’Arctique est devenu un espace vital pour la sécurité nationale de l’Union Soviétique. C’est pourquoi la zone a joué un rôle crucial en termes de dissuasion nucléaire. La région de Mourmansk abritait deux tiers des sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE), les autres étant postés à la frontière avec les Etats-Unis, sur la côte Pacifique. En prévision d’un affrontement direct avec ces derniers, l’Arctique fut équipé de nombreuses bases radars et d’aéroports militaires[vii].Les tensions géopolitiques de l’époque ont donné lieu à des exercices et des patrouilles aériennes récurrentes dans la région[viii].
Des enjeux militaires nouveaux pour une région au centre des préoccupations du XXIe siècle
Dans les années 90, la tendance a plutôt été à la démilitarisation générale de la région. En effet, après la création du Conseil de l’Arctique en 1996, cet espace a fait l’objet de préoccupations environnementales activant la coopération des Etats concernés et la stabilisation de leurs relations. Composé de la Russie, du Canada, de l’Islande, de la Norvège, des Etats-Unis, du Danemark, de la Finlande et de la Suède, cette institution vise à promouvoir la communication et la coordination entre Etats membres. Il traite principalement des sujets relatifs à l’environnement, au développement économique de la région et à la coopération avec les populations autochtones, représentées par des associations participant de manière permanente aux discussions. Le Conseil se réunit tous les six mois sous la présidence d’un des membres, menant à l’adoption d’une déclaration officielle mais non-contraignante. Les enjeux de défense et de sécurité n’y sont jamais évoqués.
Après la chute du bloc soviétique, les investissements russes en matière militaire décrurent, alors que le pays souffrait de fractures internes ; cette conjoncture rendait difficile le développement du Nord. Cependant, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine semble avoir changé la donne car la part du revenu national consacré aux dépenses de défense fut supérieure à 5% en 2016[ix] (contre à 3,82% aux Etats-Unis[x]). S’ajoute à cela l’entrée en jeu de nouveaux acteurs, ne cachant pas leur prétention à profiter des ressources de l’Arctique comme la Chine, l’Inde ou encore le Japon et l’Union Européenne. En effet, d’importantes réserves d’hydrocarbures ensevelies ont été découvertes alors que le réchauffement climatique et l’amincissement de la banquise offraient de nouvelles perspectives pour l’extraction et l’acheminement par voie maritime. Depuis la fin des années 2000, la conjonction du retour militaire de la Russie sur la scène internationale et de la concurrence des puissances en Arctique a suscité l’élaboration d’une véritable stratégie russe sur l’Arctique.
Démonstration de force
Alors que les enjeux se multiplient en Arctique, les Etats circumpolaires ont donc, depuis la fin des années 2000, renforcé leur présence militaire dans la région. Cette démarche témoigne davantage d’une volonté d’affirmation de souveraineté que de la préparation d’un conflit frontal. Mais si tous les Etats sont restés fidèles à l’idée d’une gouvernance régionale, l’intensification des patrouilles aériennes russes a attiré l’attention des membres du Conseil de l’Arctique et tout porte à croire qu’une surveillance étroite de la région a repris. La remilitarisation de l’Arctique s’explique par l’absence d’un cadre légal permettant aux Etats circumpolaires de s’accorder sur les questions relatives à la sécurité : les enjeux militaires ne sont pas évoqués lors des assemblées du Conseil de l’Arctique. Ce manque de communication rend la région incertaine et provoque une imprévisibilité des différents acteurs. S’engouffrant dans cette brèche juridique, les Etats circumpolaires engagent des politiques militaires unilatérales et pro-actives. C’est dans ce contexte qu’ont eu lieu, en 2008, des exercices militaires russes à proximité de Svalbard[xi], un archipel norvégien, simulant une attaque des infrastructures gazières et pétrolières russes. Les installations d’extraction d’hydrocarbures dans la région revêtent une haute importance pour les différents pays, créant une atmosphère de menace constante quant aux potentiels accidents impliquant deux Etats. Les enjeux militaires dans la région sont donc aujourd’hui principalement orientés vers la sécurisation des grandes infrastructures énergétiques en Arctique.
Mais dès que la Russie mène des exercices militaires, l’OTAN ne manque pas de répondre. Depuis 2006, des exercices baptisés Cold Response sont menés en Norvège par l’Alliance Nord-Atlantique dans la région du Finnmark, à la frontière russe. En 2010, les opérations ont simulé l’annexation d’une partie du pays par un autre, visant à entraîner les soldats à repousser l’envahisseur. Cet exercice témoigne d’une volonté de préserver l’intégrité territoriale de la Norvège. En 2016, la simulation a mobilisé plus de dix nations et près de 15 000 hommes[xii]. De manière plus générale, la présence de l’OTAN en Arctique s’est accrue depuis l’annexation de la Crimée, afin d’assurer la protection de territoires vulnérables comme la région du Finnmark mais aussi l’Islande, qui ne dispose pas d’une armée propre.
La coopération civilo-militaire en Arctique
La Russie est l’un des acteurs les plus déterminés à affirmer sa position en Arctique. Le pays représente la moitié de la côte arctique et les trois quarts de sa population totale[xiii]. L’Arctique offre aussi à la Russie l’opportunité de jouer un rôle nouveau sur la scène internationale, lui permettant de soulever des questions environnementales et sécuritaires. Mais surtout, l’Arctique abrite une grande partie des ressources énergétiques du pays, rendant l’économie russe extrêmement dépendante du développement de la région et des innovations technologiques résistantes aux conditions climatiques de cet espace polaire. En effet, presque 20% du PIB du pays provient des ressources disponibles en Arctique[xiv]. La région possède du reste 95% des ressources en gaz du pays et 75% des ressources pétrolières[xv], sans parler des réserves sous-marines encore inexploitées. Il est ainsi crucial pour le pays de sécuriser ses infrastructures d’extraction et de traitement de matières premières dans la région. Par ailleurs, si les déplacements vers des théâtres de conflits lointains sont coûteux pour la Flotte du Nord, celle-ci s’acquitte à merveille de son rôle de protecteur des intérêts économiques russes en Arctique. Les grands groupes énergétiques tels que Gazprom, Rosneft et Lukoil sont par ailleurs devenus si influents qu’il n’est plus envisageable pour le Ministère de la Défense d’ignorer leurs intérêts, d’autant plus que ces compagnies savent se montrer généreuses en retour. En effet, de nombreux accords sont passés entre les institutions militaires basées en Arctique et ces entreprises, celles-ci s’engageant à fournir du pétrole à moindre prix à l’armée et à financer les rénovations des ports. En retour, la Flotte du Nord s’est chargée de mettre en place des mesures anti-terroristes, d’obtenir des autorisations d’extractions mais permet aussi à ces entreprises d’utiliser des sites militaires de stockage, et parfois même ses brise-glaces comme le stipule l’accord passé en 2005 entre Gazprom et la Marine[xvi]. L’extraction de matières premières dans la région est en effet très couteuse et nécessite du matériel de pointe, c’est pourquoi il est si avantageux pour ces compagnies de bénéficier de l’équipement militaire. Ainsi, l’intensification du trafic maritime, la prolifération des plateformes offshore et des pipelines constituent un défi nouveau pour la Flotte du Nord dont le rôle consiste désormais à protéger ces infrastructures contre un potentiel conflit inter-étatique, des attaques terroristes ou d’autres incidents, pouvant avoir des conséquences économiques et environnementales désastreuses. A cet égard, la doctrine maritime russe pour 2020 insiste sur les ressources sous-marines et sur la prévention de conflits territoriaux ; elle prévoit du reste une modernisation significative des sous-marins nucléaires et des défenses antibalistiques. Par ailleurs, l’accès facilité à l’Océan Arctique par le réchauffement climatique implique que la Russie doit protéger cette nouvelle frontière, désormais vulnérable.
Une nécessité grandissante d’adapter ses moyens à ses ambitions
Les ambitions militaires russes sont de taille mais l’investissement et les capacités de production restent bien en deçà des niveaux escomptés. Le plan de modernisation 2020 prévoyait la construction de 8 sous-marins nucléaires, 600 avions de guerre, 1000 hélicoptères et 100 navires militaires[xvii]. Des bases aériennes présentes en Arctique ont été réactivées au début des années 2010, mais leurs ressources opérationnelles et humaines restent limitées[xviii], tandis que la flotte manque de vaisseaux militaires capables d’effectuer des missions rapides et spontanées. De manière indéniable, Moscou a cependant procédé à une mise à jour efficace de ses équipements. L’intervention en Syrie lui a permis de tester ses chasseurs, ses hélicoptères ainsi que son unique porte-avion et ses tirs de missiles de croisière depuis une frégate[xix]. Cependant, la modernisation des équipements est un processus lent et compliqué en Russie du fait de sa dépendance à la technologie de pays étrangers. Les forces russes sont confrontées à des faiblesses techniques persistantes comme la fiabilité des moteurs des chasseurs russes et l’armée de conscription montre ses limites alors que le pays traverse une crise démographique.
Les ambitions militaires russes dans le Grand Nord sont donc principalement liées à la volonté poutinienne de restaurer le statut de grande puissance à la Russie et de protéger des enjeux économiques et politiques éminemment stratégiques pour le pays. Cependant, par manque de moyens financiers et technologiques, la Russie peine à faire de sa flotte de guerre un véritable outil de puissance comme elle l’avait prévu aux débuts des années 2010. La modernisation de ses brise-glaces nucléaires pourrait cependant redonner du crédit aux déclarations officielles. La stratégie militaire russe dans la région, malgré son caractère pro-actif, n’a cependant rien d’agressif et se base davantage sur une entente cordiale avec ses voisins, voire même sur des partenariats avec des acteurs comme la Chine et l’Inde, qui après avoir obtenu le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique en 2013, ont vocation à y jouer un rôle grandissant. L’Arctique n’en reste pas moins une région clé pour la Russie, moteur fondamental de modernisation des équipements militaires, car la course aux armements de pointe pour domestiquer ce territoire inhospitalier est aujourd’hui plus que jamais d’actualité.
Sources :
[i] « La Russie a l’intention de dominer l’Arctique », Janvier 2018. [Accessible en ligne] : http://eurasian-defence.ru/?q=perevod/rossiya-namerena-dominirovat
[ii] Idem
[iii] Pascal Marchand, « La Russie et l’Arctique. Enjeux géostratégiques pour une grande puissance », Le Courrier des pays de l’Est 2008/2 (n° 1066), p. 6-19.
[iv] Idem
[v] Frédéric Lasserre, “Frontières maritimes dans l’Arctique : le droit de la mer est-il un cadre applicable ?”, CERISCOPE Frontières, 2011, [en ligne], URL : http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part2/frontieres-maritimes-dans-larctique
[vi] Pascal Marchand, p. 8
[vii] Pascal Marchand, p.8
[viii] Jeffrey Collins, « The Arctic in An Age of Geopolitical Change », Octobre 2017. [Accessible en ligne] : http://eng.globalaffairs.ru/valday/The-Arctic-In-An-Age-Of-Geopolitical-Change-Assessment-And-Recommendations-19045
[ix] Dépenses militaires en % du PIB de la Fédération de Russie. https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/MS.MIL.XPND.GD.ZS?locations=RU
[x] Dépenses militaires en % du PIB des Etats-Unis https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/MS.MIL.XPND.GD.ZS?locations=RU-US
[xi] Marlene Laruelle (2013). Russia’s Arctic strategies and the future of the Far North. ME Sharpe.
[xii] Cold Response : exercice multinational en Norvège, 2012. [Accessible en ligne] : https://www.defense.gouv.fr/espanol/terre/actu-terre/archives/cold-response-exercice-multinational-en-norvege
[xiii] Marlene Laruelle (2013). Intro p. xxi
[xiv] Idem
[xv] Idem
[xvi] Idem, p. 123
[xvii] Idem, p. 115
[xviii] Konyshev, V., & Sergunin, « Is Russia a revisionist military power in the Arctic? », 2014, Defence & Security Analysis, 30(4), 323-335, p.330
[xix] Vincent Lamigeon, 2016, « Budget, équipements, compétences : que vaut l’armée russe ? ». [Accessible en ligne] : https://www.challenges.fr/entreprise/defense/budget-equipements-competences-que-vaut-l-armee-russe_442676