Par François Gaüzère-Mazauric et Jean Galvé
« La vraie menace, c’est l’abaissement du seuil d’emploi nucléaire. On se rend bien compte que les Américains sont prêts à utiliser l’arme nucléaire pour répondre à une attaque conventionnelle. La Russie se réserve le droit d’utiliser une arme nucléaire contre une arme nucléaire (…) Peu importe sa taille ou sa puissance, nous la considérerons comme une attaque nucléaire contre la Russie et nous lui apporterons une réponse immédiate et proportionnée. »
Vladimir Poutine, discours à la nation russe du 1er mars 2018
« Russia is back » aurait pu être le sous-titre d’une adresse à la nation qui s’est souvent transformée en catalogue des dernières innovations russes en termes d’armement. De son chapeau magique, voici que l’un des hommes les plus puissants du monde sort successivement des missiles intercontinentaux « Sarmat » à portée illimitée, des missiles de croisière à énergie embarquée, des missiles hypersoniques, des drones sous-marins et des armes laser. Au-delà des volontaires effets de manche, Vladimir Poutine a réaffirmé la vision russe du système international et les fondamentaux de la doctrine stratégique qui la sous-tendent.
Alors que les Etats-Unis envisageaient l’usage d’armes nucléaires tactiques dans leur Nuclear Posture Review du 2 février, la réaffirmation par la Russie d’une position réaliste, campée sur la défense de ses intérêts stratégiques, laisse plus que jamais craindre que n’advienne une nouvelle montée des périls.
Après avoir démontré, tant en Ukraine qu’en Syrie, le renforcement des capacités conventionnelles de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine s’est efforcé de rendre crédible la dissuasion nucléaire au nom de l’équilibre stratégique, « garant » selon ses mots de la paix mondiale. Bien qu’il ait à plusieurs reprises insisté sur le caractère exceptionnellement innovant des systèmes d’armes dont il a fait la promotion, qui ne sont pas un « héritage de l’URSS » mais bien une réussite de la nouvelle Russie, Vladimir Poutine a en réalité réactivé deux idées du système bipolaire de la guerre froide : « le syndrome de la forteresse assiégée », et « l’équilibre de la terreur ».
S’il est impossible, du fait de la multipolarisation et des incomparables capacités conventionnelles américaines, d’analyser le nouvel ordre international comme une résurrection de l’équilibre de guerre froide, Vladimir Poutine a mobilisé ce passé et le cortège de fantasmes qu’il convoie dans son sillage.
Il est revenu sur la balafre intime du nationalisme russe, « la catastrophe de 1989 », pour frapper d’anathèmes les complots supposément ourdis depuis Washington. Ce syndrome de « la forteresse assiégée », qui ressuscite la dénonciation soviétique des attaques du camp impérialiste, pose le renforcement du potentiel militaire russe comme une garantie de l’existence même du pays.
La vétusté qui caractérise l’arsenal nucléaire soviétique, couplée au déploiement du « bouclier anti-missile » américain en Pologne, en Roumanie et même, dans un futur proche, en Corée du Sud ou au Japon, laissait entrevoir la possibilité théorique d’une neutralisation de toute frappe nucléaire russe. Ce “déséquilibre stratégique” donnait un avantage certain aux Etats-Unis, qui pouvaient agiter la menace d’une frappe nucléaire pour décourager toute intervention conventionnelle russe qui serait contraire à leurs intérêts ou à ceux de leurs alliés.
Si les succès militaires russes en Ukraine ou en Syrie ont montré les limites de cette doctrine dissuasive, la course aux armements répond bien pour Moscou à un impératif stratégique de relèvement du seuil nucléaire. Bien entendu, l’artifice consistant à dénoncer l’agressivité américaine – qui s’exprime par exemple dans l’augmentation du budget de la défense à plus de 700 milliards de dollars pour l’année 2018 – est à mettre en balance avec l’interventionnisme et le renforcement des forces conventionnelles russes.
Plus encore, il semble qu’à nouveau les doctrines nucléaires des deux grandes puissances se répondent et s’entrechoquent, rivalisant d’effets d’annonce pouvant conduire à l’escalade; aux Américains qui semblent envisager pour la première fois depuis Mc Namara un usage tactique – sur le champ de bataille – des armes nucléaires, Vladimir Poutine a répondu par un avertissement cinglant : si la Russie ne fait pas de l’usage tactique du nucléaire un élément central de sa doctrine, elle n’hésitera pas à rendre coup pour coup. “L’équilibre de la terreur”, symbole fantomatique de la guerre froide, semble reprendre une inquiétante consistance.
« La Russie a longtemps eu du retard. Personne ne voulait parler à la Russie, personne ne nous a écouté. Écoutez-nous maintenant, écoutez-nous ! »
À bon entendeur.