Par Xavier Marié et Simon Roche
Et si la prochaine menace surgissait de sous la terre ? Ce pourrait être la bande-annonce du dernier film de série B, c’est pourtant aujourd’hui l’un des enjeux de défense majeurs pour les Etats-Unis. Alors que le pays aligne toujours l’armée technologiquement la plus complète et avancée au monde, le domaine souterrain, longtemps délaissé, redevient pour le Pentagone une préoccupation tactique, si ce n’est stratégique, de premier ordre.
La dimension souterraine de la guerre est une réalité très ancienne, remontant aux techniques de sape explorées par la poliorcétique, dont l’armée française est historiquement familière puisque la défense de l’Hexagone en 1940 était en partie assurée par des milliers d’hommes enterrés sous les fortifications de la ligne Maginot dans l’attente du choc allemand. De manière plus méconnue, elle se retrouve également durant la Guerre froide, à travers l’utilisation de profonds silos qui visaient à assurer l’invulnérabilité des arsenaux nucléaires, (invulnérabilité qui s’est en fin de compte matérialisée… sous la mer avec le sous-marin lanceur d’engins indétectable), sans pour autant que ce dispositif n’ait été abandonné par les triades nucléaires américaine et russe.
De nos jours, l’importance du milieu souterrain revêt une importance encore accrue avec, d’une part, la sophistication croissante des moyens d’Intelligence, de Surveillance et de Renseignement (ISR) et des capacités de frappe chirurgicale qui pourrait accroître le recours d’acteurs non-étatiques – voire étatiques – à des infrastructures souterraines et, d’autre part, la recrudescence du combat en zone urbaine, dynamique qui risque de s’accentuer avec le phénomène d’urbanisation. De fait, selon Roch Franchet d’Esperey, officier dans l’armée de Terre (fouilleur opérationnel spécialisé et plongeur de combat du génie), les grandes villes se caractérisent par : « un maillage important de canalisations souterraines destinées à l’évacuation des eaux usées ou pluviales ainsi que des réseaux de galeries techniques aménagées pour le transport de l’eau, de l’énergie domestique et des communications »[1]. Ces réseaux constituent un milieu périlleux et « confèrent un avantage tactique indéniable [car] ils fournissent aux forces armées un réseau de circulation piétonne ou nautique d’importance capacité, garantissant une protection contre les véhicules armés, les tirs indirects et la surveillance 3D »[2].
Plus spécifiquement, pour le Pentagone, le milieu souterrain représente un enjeu majeur dans la mesure où un basculement est en train de s’opérer entre les forces spéciales et les unités d’élite qui avaient jusqu’ici le monopole de l’intervention dans des environnements souterrains, et les forces conventionnelles qui pourraient désormais de manière croissante être conduites à y opérer, soulevant des questions importantes en matière de technologies et d’entraînement. Or, de nombreux théâtres d’opération où les forces américaines sont déployées ou pourraient être amenées à opérer sont marqués par le recours sous des formes différentes, à des infrastructures souterraines, que ce soit dans la lutte contre les acteurs terroristes non-étatiques (réseaux de tunnels de Daech au Levant ; complexes de galeries souterraines et tunnels d’irrigation – qanats – utilisés par différents groupes islamistes en Afghanistan), dans la préparation d’un conflit contre un rogue state (infrastructures critiques enterrées en Corée du Nord et en Iran) mais également dans le cadre du virage stratégique vers la rivalité entre grandes puissances (la Chine et la Russie disposent d’infrastructures militaires souterraines).
Enfin, en termes théoriques et conceptuels, les enjeux militaires du domaine souterrain constituent un aspect important de la conflictualité pourtant peu étudié, voire délaissé, tant par la sphère universitaire que par les praticiens. Une première étude d’ensemble a été commise en janvier 2018 par Daphné Richemond-Barak dans son ouvrage Undergound Warfare qui s’appuie notamment sur une thèse rendue en 2013 par quatre officiers supérieurs de l’US Army, intitulée « The Enemy below : preparing ground forces for subterranean warfare ». Dans ce dernier travail, les auteurs tirent trois conclusions :
« 1) la doctrine militaire américaine ne prépare pas adéquatement les unités aux opérations dans les environnements souterrains ;
2) les conflits futurs impliqueront que les forces conventionnelles se confrontent aux menaces souterraines ;
3) la compréhension de l’utilisation d’approches indirectes est cruciale dans la conduite d’opérations souterraines ».
La principale recommandation des auteurs est que le commandement de l’US Army en charge de la formation (TRADOC) reconnaisse officiellement le domaine souterrain comme environnement opérationnel et agrège l’information dispersée dans différents documents doctrinaux. Ils fournissent également des lignes directrices pour conduire l’entraînement préalable aux opérations en milieu souterrain dans l’attente du comblement de cette lacune doctrinale. Depuis cette étude, le Pentagone a engagé des efforts considérables allant dans ce sens.
Domaine protégé par excellence, le souterrain devient pour cause le milieu et l’arme du faible dans le cadre des guerres asymétriques
L’histoire de l’utilisation militaire de cette troisième dimension[3] que constitue le milieu souterrain est fort ancienne. La raison en est que, sans remonter au sapeur antique puis médiéval, pendant la Grande Guerre les belligérants avaient trouvé dans la terre cette protection que la plaine ne pouvait leur octroyer, consacrant l’avènement de la guerre de position. Plus récemment, dans le cadre des conflits asymétriques et dans les opérations de contre-terrorisme contemporaines, cette dimension souterraine est apparue comme l’arme du faible qui a dû s’enterrer face à un armement toujours plus létal et précis ainsi que pour recréer un effet de surprise tactique.
L’armée américaine en avait ainsi fait les frais au Vietnam. Ce sont les fameux Cu Chi Tunnels au nord de Saigon qui, atteignant jusqu’à 250 km de longueur, permettaient l’approvisionnement des troupes, leur déplacement, mais servaient également de base stratégique (ayant notamment contribué à la décisive offensive du Têt de 1968). Ainsi, bien loin d’être une simple modalité du combat terrestre, la dimension souterraine acquiert tout à la fois des enjeux et des logiques tactiques, opératifs et stratégiques propres.
Dans les conflits actuels, ainsi en Syrie autour de la ville de Darraya, la dimension souterraine est redevenue cette dimension du plus faible dans les guerres dites asymétriques, comme en témoignent les mots de John Spencer du Modern War Institute, rattaché à West Point : « ils sont allés sous terre pour égaler notre supériorité ». Réalité historique redécouverte par la puissance américaine, par exemple en Afghanistan à Zhawar Kili (province de Khost), au début du conflit, lorsque les Navy Seals ont mis dix jours à éclairer les 70 branches d’un vaste réseau souterrain. Une réalité qui s’impose de plus en plus dans des conflits qui tendent s’urbaniser.
En effet, les conflits récents et contemporains mettent en exergue l’avantage tactique qu’est susceptible de fournir la maîtrise des galeries suburbaines, depuis les combats à Grozny en 1994 et 1999 ou l’usage de tunnels par le Hamas, jusqu’à la guerre civile en Syrie, avec par exemple la destruction en 2015 à Wadi Deif d’un checkpoint de l’armée syrienne par Daech qui avait creusé un tunnel d’une longueur supérieure à 800m puis l’avait rempli de plusieurs dizaines de tonnes d’explosif.
L’armée américaine semble avoir pris conscience de l’enjeu, il y a de cela deux ans, et mène depuis une volontariste remise à niveau tactique de ses forces, autour de l’expertise et de la pédagogie de son Asymetric Warfare Group (unité fondée en 2003 ayant pour mission de conseiller d’autres unités et forces dans le domaine de la guerre asymétrique, elle a élaboré des infrastructures simulant un réseau de galeries souterraines qui sont en cours de déploiement sur différentes bases de l’Army). Cette formation se fonde sur la publication d’une doctrine américaine en la matière, intitulée : Small Unit Training in Subterranean Environments. L’objectif étant de former l’ensemble des forces américaines, dès lors que tout soldat aura de fortes chances à moyen terme de combattre dans un environnement urbain dense dont la composante souterraine s’imposera comme importante. De fait, le problème s’intensifie dès lors que l’on passe d’un adversaire asymétrique à un adversaire étatique ou proto-étatique (Daech), à même de produire ou d’exploiter à des fins militaires des réseaux denses et robustes de galeries souterraines.
Témoignant de l’importance acquise par cet enjeu souterrain aux yeux du Pentagone, l’US Army a alloué fin 2017 près de 570 millions de dollars à la formation et l’équipement en milieu souterrain de 26 de ses 31 Brigade Combat Teams.
Hors Etats-Unis, Israël (brigade Kfir) et la France (PGC[4] et équipes de FOS[5], relevant du Génie) sont deux autres Etats disposant d’unités capables d’intervenir en milieu souterrain, mais pas encore d’y combattre pour cette dernière.
Les exigences tactiques issues des spécificités du milieu souterrain
Ce milieu est extrêmement exigeant selon les premiers témoignages des soldats américains passés par les centres d’entraînement. Ces caractéristiques propres en font un milieu tactique à part entière.
Espace confiné, le milieu souterrain se caractérise par un manque d’oxygène créant un risque d’asphyxie, une contrainte importante qui en fait un espace propice aux attaques chimiques. La formation met donc l’accent sur cette composante, avec des exercices de port du masque à gaz, de gestion de la respiration et du stress ainsi qu’une adaptation dans la transmission des ordres, dans un milieu qui exige un commandement particulièrement calme et maîtrisé.
Il se distingue également par une pénombre quasi inconnue, selon les mots de certains membres des forces spéciales pourtant habitués à agir de nuit. Même les moyens optiques habituels semblent inopérants car ils nécessitent un minimum de source lumineuse. Une gestion de la luminosité et des sources lumineuses est donc indispensable, tout comme le développement dans les armées de l’emploi des lunettes et monoculaires thermiques.
Ce sont également les techniques de franchissement d’obstacles qui doivent être revues : ainsi le forçage de porte nécessite bien souvent des pinces mécanisées ou autres outils de levier thermiques dont l’utilisation pourrait, dans ces espaces confinés et aux propriétés particulières, déclencher une explosion.
Enfin, la vulnérabilité du soldat évoluant en milieu souterrain est particulièrement élevée. Elle est d’abord issue des contraintes tenant à la nature propre de l’environnement souterrain, auxquelles doivent être ajoutés les risques « de chutes, de noyades, d’éboulements ou encore d’infections contractées au contact des micro-organismes pathogènes »[6]. Cette vulnérabilité est renforcée par les différents modes d’action auxquels peuvent avoir recours les forces ennemies : « piégeages en tout genre, grenadages et explosions, tirs, incendies à l’essence… »[7], alors même qu’en milieu souterrain, l’effet de souffle d’une explosion se trouve renforcé. Or, toute intervention de secours ou d’évacuation de blessés est rendue particulièrement ardue par l’ensemble des facteurs précédemment évoqués, qui concourent à accroître la vulnérabilité du combattant.
Selon les premiers retours d’expérience, le souterrain est ainsi un milieu de combat particulièrement exigeant, obligeant le soldat à remettre en question les procédures qu’il appliquait jusqu’alors : plongé dans les ténèbres, il doit maîtriser tout à la fois ce qui peut arriver devant, au-dessus, en-dessous, mais également derrière lui.
Or, cette problématique du souterrain ne contraint pas seulement les forces terrestres mais également les forces aériennes. Si la maîtrise du domaine aérien et le déploiement d’une flotte supérieure techniquement et par sa létalité est une des caractéristiques majeures de la puissance, en particulier américaine, dans les guerres asymétriques, la dimension souterraine vient mettre à mal ce fait. L’utilisation de la Massive Ordnance Air Blast Bomb (surnommée « mère des bombes » car elle est la plus puissante hors nucléaire jamais construite) a été une solution, notamment en Afghanistan, mais ne résout pas le problème de fond face à des adversaires étatiques pouvant organiser et développer un réseau souterrain dense et résistant. Pour retrouver une vision depuis le ciel, l’US Air Force a ainsi fait évoluer son utilisation des drones de surveillance Reaper : grâce à leur longue capacité de vol, ces drones ont été amenés à scruter le point d’entrée supposé d’un tunnel pendant des heures, permettant ainsi de collecter de l’information sur les mouvements, les individus et les matériels qui transitent dans les galeries souterraines. L’USAF tend donc aujourd’hui à adapter ses doctrines, délaissant l’approche du « tapis de bombes » retenue lors de la Seconde Guerre Mondiale au profit des nouvelles technologies, privilégiant les frappes chirurgicales qui ciblent les faiblesses structurelles des infrastructures ennemies (par exemple la mise hors service des systèmes de ventilation). La puissance américaine découvre en son sein les moyens de répondre à cette nouvelle menace. Il s’agit dès lors pour elle de s’adapter.
La nécessaire adaptation des forces américaines au milieu souterrain
De manière générale, le milieu souterrain impose une adaptation de l’entraînement et des équipements actuels aux fortes exigences et aux risques élevés qui lui sont propres : détecteurs de gaz et amélioration de l’autonomie des masques, adaptation des protections balistiques pour une meilleure manœuvrabilité, etc. En cela, la puissance américaine ne se trouve pas complètement prise au dépourvu et dispose déjà entre ses mains de nombreuses solutions, doctrinales et techniques. Quelles sont les priorités pour le Pentagone ?
L’enjeu principal du combat souterrain semble être les communications, qui se trouvent nécessairement perturbées par les obstacles entre le souterrain et l’extérieur. L’US Army développerait ainsi ses réseaux radio dans le cadre du système MESH (réseaux maillés), chacun des postes pouvant servir de relais. C’est également le grand retour des téléphones cellulaires.
Le déplacement dans les souterrains se ferait également à la faveur d’une multiplication du rôle des robots téléguidés. Les Marines sont ainsi en train de développer un tel robot avec la firme Brokk. Ce dernier, alimenté au diesel, dispose d’une autonomie de neuf à dix heures et peut-être piloté à distance jusqu’à 1km dans les souterrains. Il est par ailleurs particulièrement déployable, son format lui permettant d’être embarqué dans les Humvees ou à bord d’hélicoptères. Il serait même aérolargable, laissant présager une possibilité d’appui rapide à des troupes au sol se trouvant confrontées à des souterrains lors de leur progression. L’utilisation de robots pourrait également se faire à la surface, en raison de la nécessité de suivre la progression des troupes dans les souterrains et de pouvoir mener un appui le cas échéant, ou de localiser et identifier des bruits souterrains pour pouvoir intervenir depuis la surface. La thématique de la liaison et la coordination entre surface et souterrain est un enjeu majeur des réflexions actuelles aux Etats-Unis.
Le dernier point crucial est celui de la cartographie des souterrains. C’est l’objet du DARPA Subterranean Challenge lancé en 2017 pour le développement d’une technologie ou d’une méthodologie à même de cartographier en trois dimensions et de sonder les tunnels. Une des pistes pourrait être le développement de drones pouvant en quelques minutes parcourir les souterrains et tunnels, les sonder à l’aide de lasers et en modéliser le terrain en trois dimensions. Ainsi, si l’idée semble être approuvée, il reste à définir pour son développement la propulsion, les systèmes de communications et l’autonomie adaptés à l’environnement contraignant que représentent les souterrains. Le déploiement de tels systèmes ne pourra se faire qu’en autonomie , au sein du groupe qui l’emploie, les communications avec l’extérieur étant exclues. Il s’agit donc également de réfléchir au support cartographique, alors même que les sources de traitements de l’information par le numérique ou les systèmes cloud ne pourront être employés, les supports technologiques ne pouvant être déployés dans les souterrains. Le développement de cette technologie et son intégration à la panoplie du combattant représente donc une priorité, alors même que les troupes américaines se confronteront probablement, dans ces espaces, à des adversaires locaux, souvent familiers des tunnels.
Ainsi, c’est plus généralement l’importance du renseignement, à toutes les étapes de la planification et la conduite d’opérations militaires souterraines qui apparaît majeure du fait de la technicité et de la dangerosité du milieu, du degré particulièrement élevé d’incertitude qui en émane, et du fait de la potentielle asymétrie entre belligérants dans la familiarité avec cet environnement.
Epilogue : au-delà du tactique, une dimension souterraine qui s’impose à la stratégie ?
Ainsi, le milieu souterrain est bien un milieu à part entière. Ses implications ne se limitent pas à l’adaptation tactique. En effet, cette troisième dimension apporte une nouvelle profondeur stratégique car s’engager dans de complexes réseaux de galeries implique de multiplier le nombre d’hommes nécessaires (ainsi que leur formation) de manière exponentielle, faisant dès lors évoluer la mission, d’une mission section à une mission compagnie et ainsi de suite. Les souterrains apportent donc une profondeur certaine au champ de bataille et la préparation ne doit pas uniquement se faire au niveau des hommes, mais au niveau supérieur, celui des Etats-Majors, des plans de bataille, si ce n’est des plans de guerre. La conflictualité contemporaine s’orienterait ainsi vers un champ de bataille aéroterrestre pleinement en trois dimensions.
[1] Roch Franchet d’Esperey, « La carte du génie : combattre en milieu suburbain », DSI n°136, juillet-août 2018
[2] Roch Franchet d’Esperey, op.cit.
[3] Si l’on admet la surface terrestre comme première, et le milieu aérien comme deuxième. La définition des dimensions stratégiques est évidemment sujet à débat.
[4] PGC : Plongeurs de Combat du Génie
[5] FOS : Fouille Opérationnelle Spécialisée
[6] Roch Franchet d’Esperey, op.cit.
[7] Roch Franchet d’Esperey, op.cit.