Par Matthieu de Ramecourt
En annonçant un partenariat avec ArianeGroup pour l’étude d’une mission lunaire européenne, l’Agence Spatiale Européenne (ESA) frappe l’imagination du Vieux Continent. Tout comme celle de l’Inde, qui a réaffirmé le 28 décembre 2018 sa volonté d’envoyer trois astronautes dans l’espace d’ici 2022, l’ambition européenne doit être lue dans un contexte d’intensification de la lutte d’influence en orbite, dont la présence humaine représente l’étape ultime.
Jean-Pierre Haigneré, spationaute français interrogé par Espace et Exploration, lie le vol habité « à la volonté politique [de] faire une démonstration de souveraineté technologique »[1]. Loin des questions de rentabilité économique des acteurs du milieu, ce type de mission reflète traditionnellement la toute-puissance étatique de la conquête spatiale. La mise en orbite du premier homme dans l’espace, le soviétique Youri Gagarine lors de la mission Vostok du 12 avril 1961, fut un succès symbolique majeur pour l’URSS. La mission Apollo 11 de la NASA, qui vit les trois premiers hommes se poser sur la Lune le 20 juillet 1969, fut également pensée par le président J.F. Kennedy à des fins de soft power.
Mais la Guerre Froide est finie. Le retour des tensions interétatiques impacte directement la programmation de vols spatiaux habités. Alors qu’aucun humain n’a marché sur l’astre lunaire depuis la mission Apollo 17 du 14 décembre 1972, l’idée de vols spatiaux habités (hors de l’ISS[2], sur la Lune et sur Mars) revient sur le devant de la scène. Au-delà des postures et discours diplomatiques, l’étude des moyens disponibles ou réellement investis par les différentes puissances dresse un tableau relativement classique pour les observateurs des relations internationales : à la domination des Etats-Unis s’ajoute les ambitions des puissances russe et chinoise. L’Inde, dont le conseil des ministres vient d’accepter le financement de son programme habité Gaganyaan, serra en cas de réussite la quatrième puissance spatiale capable de mettre un humain en orbite en toute autonomie. Moins traditionnelle, les récentes déclarations de l’Agence Spatiale Européenne (ESA) illustrent quant à elles le nouvel intérêt porté à la conquête spatiale par le vieux Continent, jusqu’ici impliqué qu’indirectement dans cette course qui s’annonce.
Vers le retour de la domination américaine
Depuis le 8 juillet 2011 et le dernier vol de la navette américaine, les Etats-Unis ne disposent plus de moyens autonomes pour mettre leurs astronautes en orbite. Ce spaceflight gap[3] de sept ans et demi, bien plus long qu’imaginé outre-Atlantique, oblige la première puissance spatiale à utiliser les moyens de son compétiteur stratégique, le vaisseau Soyouz de la Fédération de Russie. Cependant, alors que l’agence spatiale américaine a progressivement modifié ses relations avec ses partenaires industriels, ce n’est pas un mais trois vaisseaux habitables qui seront prochainement lancés depuis le sol américain.
Deux vaisseaux privés au service de la domination étasunienne
Tant pour le vol habité que pour le transport de fret spatial à direction de la station spatiale internationale, la NASA a progressivement contractualisé une partie de ses activités. Par le biais de séries d’appel d’offre, l’agence délègue aux industriels la gestion de certains programmes, à l’exception de la définition des objectifs et des impératifs de sécurité.
Cette philosophie s’applique en partie pour le vol habité, avec la logique d’« achat de prestation clé en main »[4] du Commercial Crew Programm. Cette série de contrats permet à l’administration américaine de financer à hauteur de 8,6 milliards de dollars le développement de deux engins spatiaux habitables propriété d’entreprises privées[5]. Cet investissement, réparti principalement entre Space X et Boeing Space Exploration, permet à l’agence de conserver la main mise sur la stratégie nationale, tout en finançant le secteur privé avec qui elle partage les risques financiers et technologiques. Concrètement, cette politique mène à la prochaine mise en service de deux vaisseaux habités : la capsule CST-100 Starliner de Boeing[6], et le Crew Dragon[7] de Space X. Alors que les deux entreprises ont programmé leurs vols tests inhabités pour début 2019, les vols habités commenceront probablement dès la seconde partie de l’année. Lancé par l’Atlas V de ULA[8], la capsule de Boeing sous contrat avec la NASA est assurée de mener 6 vols vers l’ISS, pour un montant s’élevant à quelques 4,2 milliards de dollars. Le Crew Dragon de Space X suit exactement la même logique, lancé par le Falcon 9 Block 5 de la même compagnie, et financé à hauteur de 2,6 milliards de dollars.
Orion : un nouveau vaisseau public pour les ambitions interstellaires de la NASA
La capsule Orion, propriété de la NASA avec comme maître d’œuvre Lokheed Martin, est quant à elle officiellement prévue pour les voyages interstellaires[9]. Programmée pour être lancée par le Space Launch System de l’ULA, son premier vol non habité est prévu pour 2020, et sa première mission opérationnelle en 2022. L’histoire de son développement est intimement lié aux programmes d’exploration de l’espace lointain de la NASA. La capsule est en effet un résidu du programme Constellation de l’administration G.W. Bush, censé permettre aux Etats-Unis de retourner sur la Lune. Annulé par Obama, la capsule survit et se destine alors à l’exploration habités d’astéroïdes, préparant une mission martienne. Dernière évolution en date, le projet de la NASA est au cœur du programme Lunar Orbiting Plateform Gateway (LOP-G)[10], projet américain de station orbital lunaire censé remplacer l’ISS à l’horizon 2030.
L’approche américaine, favorisant ses entreprises nationales tout en conservant une réelle main mise étatique sur ces prestigieux programmes, représente l’effort financier le plus important en termes de projection humaine dans l’espace extra atmosphérique. Cependant, les Etats-Unis restent en compétition avec leur adversaire traditionnel, la Russie, et sont progressivement rejoins par une République Populaire de Chine aux ambitions parfaitement crédibles.
Les ambitions des challengers : la Russie et la Chine maintiennent leurs rangs
Les autorités russes et chinoises maintiennent une approche traditionnelle de leur politique spatiale, ne déléguant que marginalement à des entreprises privées la gestion des programmes stratégiques majeurs.
Le maintien du spatial habité russe, entre fierté nationale et conservation de compétences
L’incident du 11 octobre 2018 touchant la capsule Soyouz à destination de la station spatiale internationale[11] n’est plus qu’un mauvais souvenir pour Roscosmos, l’agence spatiale russe. Le programme Souyouz, « union » dans la langue de Tolstoï, va subir de nombreuses évolutions jusqu’à sa mise hors service peu après 2020. La fin de l’utilisation de la navette russe par les américains lors de l’arrivée des nouveaux vaisseaux de l’Oncle Sam va porter un coup dur au programme, qui vendait à prix d’or son monopole de « taxi » spatial à destination de l’ISS. Mais quand il s’agit de souveraineté, la Russie sait tenir sa place. La capsule triplace actuelle, fruit de la course à l’espace de la Guerre Froide, sera remplacée par Federatsia, un vaisseau de six places lancé par Soyouz 5[12]. A la suite d’une feuilleton administratif, politique et financier, deux versions ont été pensées pour mener des missions tant en orbite basse que sur la surface lunaire. Propriété de Roscosmos, les capsules seront fabriquées par RKK Energia et effectuera sa première mission à l’horizon 2022 depuis la base de Baïkonour[13].
Alors que Roscosmos coopère depuis 2001 au sein de l’ISS avec les puissances occidentales, l’agence a signé une déclaration commune avec la NASA dans le cadre de la LOP-G en septembre 2017. Malgré cet intérêt officiel, les critiques de la main mise américaine sur le programme persistent.
L’Empire du milieu contre-attaque
Les ambitions chinoises, contrairement à celles de la Fédération de Russie, ne se limitent pas à un nouveau vaisseau. Depuis 2003, avec la mise en orbite puis la sortie dans l’espace du taïkonaute Yang Liwei à bord de Shenzhou, la Chine est la troisième puissance spatiale capable d’une telle prouesse. Le refus américain d’accepter la République populaire à bord de l’ISS en 2011 la pousse à développer ses propres stations spatiales, le programme Tiangong – « palais céleste » dans la langue de Sun Zi. Les années à venir verront ainsi deux nouveautés pour la Chine. En plus de Tiangong 3, ou China Space Station (CSS), opérationnelle en 2022, la CNSA[14] développe la capsule spatiale Next Generation, fabriquée par la China Academy of Space Technology.
La République populaire utilise dès à présent sa future station à des fins diplomatiques, comme l’illustre les déclarations de l’ambassadeur chinois auprès des Nations Unies, Shi Zhongjun le 28 mai dernier. Après avoir déclaré que la CSS « n’appartient pas seulement à la Chine, mais également au monde », l’ambassadeur invite officiellement les Etats à déposer des projets d’expérience à mener au sein de la station[15]. Bien que non déclaré officiellement, certains observateurs estiment également que les missions robotiques chang’e menées par la République Populaire depuis 2007 préparent une mission lunaire habitée[16]. L’ensemble des programmes chinois permettent en effet à la Chine de disposer, dès le début des années 2020, de l’ensemble des blocs technologiques indispensables à l’alunissage d’un équipage de taïkonautes[17].
Vers un renouveau des ambitions indiennes et européennes
Les puissances spatiales indienne et européenne ont en commun l’absence de programme spatial habité autonome et opérationnel, malgré un intérêt officiel pour le sujet. Alors que l’Inde concrétise ses ambitions débloquant les fonds nécessaires au programme Gaganyaan, le nouvel intérêt européen pour le sujet reste à être concrétisé.
L’Inde et le vol habité low cost
En assurant, le 28 décembre dernier, le budget de 100 milliards de roupies (1.25 milliards d’euros) pour son programme habité, l’Inde avance ses pions. Le gouvernement de Narendra Modi cherche par ce biais à développer son industrie spatiale, dont la marque de fabrique repose sur le fragile équilibre entre hautes technologies et coûts relatifs pour le secteur[18]. Au regard du budget alloué, cette philosophie semble s’appliquer au programme habité Gaganyaan. Ce dernier, « véhicule du ciel » en hindi, nécessite le développement d’un nouveau centre de recherche géré par l’ISRO, situé à Bangalore et annoncé le jeudi 31 janvier 2019.
La dimension politique et symbolique du vol habité n’est pas éludée par les autorités. Le premier ministre indien, M. Modi, lie explicitement la réussite de la mission à l’indépendance indienne : « We have decided that by 2022, when India completes 75 years of independence, or before that, a son or a daughter of India will go to space with tricolour in their hand »[19]. A cette fin, le « véhicule du ciel » développé par l’agence sera envoyé par le futur lanceur GSLV Mk III[20]. Un premier essai en 2014 marqua la réussite de la mission suborbitale LVM3/CARE[21]. Le programme indien, s’il suit son cours, sera marqué par la poursuite des essais. Deux premiers vols non habités en 2021 précéderont ainsi de quatre mois le premier vol habité extra-atmosphérique de la plus grande démocratie du monde.
Vers un programme habité européen ?
Depuis 1992 et l’abandon de la navette spatiale Hermès, l’Europe n’a plus eu de programme autonome de vol habité. Pour l’astronaute français Jean-Pierre Haigneré, le problème réside dans l’absence de leadership en Europe : « aujourd’hui, aucun pays européen n’a les moyens de décider seul ou de convaincre ses partenaires d’être ‘senior partner’ d’un grand programme de vol habité, comme c’était le cas de la France dans les années 80 avec Hermès »[22]. Sans leadership ni vision partagée, l’Europe se contente depuis lors d’être un partenaire de programmes habités tiers. Cette situation semble cependant, au regard des récentes déclarations de l’ESA et du Commissaire du marché intérieur et de l’Industrie, évoluer. Sans concrétisation à l’heure actuelle.
L’Europe, via l’organisation intergouvernementale ESA regroupant au-delà des frontières communautaires, participe ainsi à un certain nombre de programmes internationaux majeurs. Ainsi, à la station spatiale internationale, l’Europe met à disposition le laboratoire Columbus, et le vaisseau cargo ATV. De plus, l’ESA indique être impliqué ou sur le point d’être impliqué dans quatre programmes majeurs concernant l’exploration lunaire[23]. Ces coopérations impliquent des partenariats avec les agences russe, américaine, japonaise et canadienne.
Mais au regard de la compétition croissante entre puissances spatiales, les mentalités semblent évoluer sur le Vieux Continent. Le discours de la Commissaire du marché intérieur et de l’industrie, Mme Bienkowska, illustre particulièrement bien cette évolution. Après avoir résumé cruellement la situation actuelle[24], les réponses apportées par la commissaire s’axent en partie sur l’idée d’un vol habité, synonyme à ses yeux de programme fédérateur[25]. De manière plus concrète, l’ESA et la société ArianeGroup ont profité de l’éclipse lunaire du 21 janvier 2019 pour annoncer « un contrat d’un an dédié à l’étude et à la préparation d’une mission visant à aller sur la Lune »[26]. Se définissant comme « acteur européen de la nouvelle course à la Lune », la compagnie française est associée à la startup allemande PT Scientist et à la PME belge Space Application Services.
Ce rapide tour d’horizon des programmes, ambitions et capacités spatiales internationales permettent ainsi de dégager deux tendances majeures. Ce début de 21ème siècle marque en effet tant le retour d’un « objectif Lune » qui paraissait délaissé par les principales puissances spatiales, que l’intensification d’une concurrence multipolaire. Loin d’un affrontement idéologique entre deux super-puissances, l’étude des programmes de vols habités dresse un état des lieux des ambitions des différents acteurs. Alors que les Etats-Unis vont sortir de leur épisode de dépendance vis à vis de la Russie, la progressive maîtrise de l’ensemble des moyens par la République populaire de Chine est vue outre-Atlantique comme une réelle menace pesant sur la sécurité nationale des Etats-Unis. Alors que la Russie tient sa place et que l’Inde affiche ses ambitions, les récentes déclarations européennes démontrent que le Vieux Continent souhaite prendre sa place dans cette nouvelle course à l’espace qui se dessine.
SOURCES ET REFERENCES :
[1] Espace et exploration n°46 : Vol habité, un nouvel élan. Juillet Août 2018, Pp 77-79, Jean-Pierre Haigneré.
[2] Pour International Space Station, Station spatiale internationale
[3] Temps de latence entre la fin d’un programme habité et l’opérationnalité du suivant
[4]ANGE Marie, SANGUY Olivier, Le trio américain, in Espace et Exploration, Juillet Août 2018, p.43.
[5]Site official de la NASA, NASA’s Commercial Crew Programm, NASAfacts,
https://www.nasa.gov/content/commercial-crew-overview
[6]Page officielle du programme Starliner de Boeing : http://www.boeing.com/space/starliner/#/quick-facts
[7]Page officielle du Crew Dragon de Space X : https://www.spacex.com/crew-dragon
[8]ULA, pour United Launch Alliance. Coentreprise entre Boeing et Lockheed Martin
[9]Page officielle du programme Orion de la NASA :
https://www.nasa.gov/audience/forstudents/5-8/features/nasa-knows/what-is-orion-58.html
[10]Page officielle du programme Lunar Orbiting Plateform Gateway :
https://www.nasa.gov/feature/nasa-s-lunar-outpost-will-extend-human-presence-in-deep-space
[11]Ouest France avec AFP, Défaillance de la fusée Soyouz. L’accident est dû à une «déformation» à l’assemblage, 01/11/2018. Article disponible en ligne à l’adresse suivante :
[12]TEMPOREL, William, La Russie, la Chine et les autres…, Espace et Exploration n°46 «Vol habité, un nouvel élan», Juillet Aout 2018, p. 54.
[13]PILLET, Nicolas, Un nouveau lanceur pour Federatsia, Air et Cosmos, 6 Juin 2017. http://www.air-cosmos.com/un-nouveau-lanceur-pour-federatsia-95857
[14]Pour China National Space Administration
[15]Rapport d’information de l’UNOOSA, «United Nations and China invite applications to conduct experiments on-board China’s Space Station», 28 Mai 2018, disponible sur le lien : http://www.unoosa.org/oosa/en/informationfor/media/2018-unis-os-496.html
[16]VERRYCKEN, Roel, Le Grand come-back de la Lune, L’Echo, 4 janvier 2019. https://www.lecho.be/economie-politique/international/economie/le-grand-come-back-de-la-lune/10084397.html
[17]ESPI, «China is one step closer to the Moon… And Europe?», ESPI Briefs n°28, janvier 2019.
[18]La politique indienne est en effet marquée par une approche low cost. En 2014, l’Indian Space Research Organisation (ISRO), l’agence spatiale indienne, a envoyé une sonde autours de la planète rouge pour un coût dix fois inférieur à un programme similaire de la NASA. La réussite de cette Mars Orbiter Mission (MOM), tout comme celle du lancement de 104 satellites avec une seule fusée en février 2017, s’est progressivement mué en marque de fabrique.
[19]Site officiel du programme Gaganyaan: http://www.gaganyaan.in/
[20]Page internet officielle du lanceur GSLV Mk III : https://www.isro.gov.in/launchers/gslv-mk-iii
[21]Page internet officielle du programme CARE : https://www.isro.gov.in/launchers/lvm3-x-care
[22] Op. Cit. Espace et Exploration, interview de M. Haigneré.
[23]ESA, «Lunar Exploration – ESA’s missions», 18/01/2019, 1,34 min : «There is four different projects where ESA is already or might in the future get involved in lunar exploration», vidéo disponible sur le lien : https://www.esa.int/spaceinvideos/Videos/2018/09/Lunar_Exploration_ESA_s_missions
[24]« La Chine va sur la Lune. Les Etats-Unis sont en train d’aller sur Mars. (…) En Europe, nous n’avons pas de vision claire et collective de là où nous allons dans les affaires spatiales » : Commission Européenne, discours d’ouverture de la Commissaire Bienkowska lors de la 11ème Conférence annuelle de la politique spatiale européenne, Bruxelles, le 22 Janvier 2019. Disponible en anglais, à l’adresse suivante : https://ec.europa.eu/commission/commissioners/2014-2019/bienkowska/announcements/11th-annual-conference-european-space-policy-opening-speech_en
[25]Ibid. « I hear some spoke about an orbital society: why not? I hear others targeting the Moon and the moon village: why not? I hear also that Europe should have the capacity to have human space flights and not depend on others: certainly yes! »
[26]Communiqué de presse, ArianeGroup va étudier une mission lunaire pour l’ESA, Paris, le 21 Janvier 2019, disponible sur le lien : https://www.ariane.group/fr/actualites/arianegroup-va-etudier-mission-lunaire-lesa/