« Le temps qui passe n’efface en rien le souvenir de toutes ces rivières
Rougies par le sang des innocents
Je les porte en deuil, je n’ai pas encore balayé les cendres » [1]
La visite de « travail » de Paul Kagamé en France le 23 mai, et l’annonce du soutien français à la candidate rwandaise, Louise Mushikiwabo, à la présidence de l’Organisation Internationale de la Francophonie ouvrent un nouveau chapitre des douloureuses relations franco-rwandaises ; sur chaque déclaration, sur chaque rencontre diplomatique, ou sur tout échange économique entre les deux pays, plane toutefois la question du rôle de la France dans le massacre de plus d’un million de Tutsis en une centaine de jours.
Aujourd’hui, le Rwanda est devenu, notamment grâce aux soutiens britanniques et américains, un ilot de stabilité et de prospérité – 8% de croissance annuelle depuis 2000 – dans une région particulièrement instable où son influence s’étend en même temps que sa mainmise économique – en particulier en République Démocratique du Congo. Ce « miracle économique rwandais » s’est effectué ces dernières années aux dépens de l’influence française et de l’usage du Français dans le pays.
Les relations franco-rwandaises sont en effet archétypiques de cet enchevêtrement inextricable d’intérêts et de passions auquel faisait référence Pierre Hassner lorsqu’il évoquait « la question politique fondamentale » : « comment aboutir, devant la multiplicité des passions contradictoires, à un équilibre ou à une hiérarchie stable, plutôt qu’à une escalade et à des combinaisons explosives ? »[2]
La société rwandaise, brutalisée par l’extrême cruauté d’une extermination aveugle, vit sur un « passé qui ne passe pas ». Ce traumatisme imprègne intimement la mémoire collective, d’autant plus qu’à l’échelle locale des règlements de compte récurrents n’ont pas cessé. Paul Kagame a fait de ce traumatisme le souffle intime de son discours politique. Il utilise la martyrologie et les commémorations qui y sont liées comme de puissants leviers de légitimation de son action nationalement comme internationalement ; le symbole, la mémoire et la douleur font ainsi parfois oublier la « mise sous tutelle de la démocratie » depuis 1994.
Accusée publiquement et à plusieurs reprises de complicité, la France vit, comme le rappelle Stéphane Audoin-Rouzeau, au mieux un « déficit cognitif », et au pire « un déni de responsabilité » : le génocide, peu connu des Français, est aussi peu traité par nos programmes scolaires. Les procès menés en France contre d’anciens génocidaires font l’objet d’une couverture médiatique quasiment inexistante. Du reste, la difficile question de la responsabilité française a parfois conduit à l’élaboration de concepts qui, à l’horreur de la mort, ont ajouté l’opacité des mémoires : pendant longtemps a prévalu dans une partie de l’opinion l’idée erronée d’un « double génocide » – certains Tutsis ne s’en sont pas moins rendus coupables de crimes de guerre. Dominique de Villepin avait par exemple parlé, le 1er septembre 2003, « des génocides rwandais » dans une intervention sur RFI.
Si la sympathie historique de Paris pour son allié hutu, de l’ancien président Juvénal Habyarimana au gouvernement intérimaire qui lui a succédé, est de notoriété publique, les contours de la responsabilité réelle de la France restent à déterminer à mesure que s’opère la déclassification des archives.
Les relations franco-rwandaises sont toujours largement dépendantes des procédures judiciaires actuellement en cours en France. Ainsi, la France et le Rwanda ont suspendu leurs relations diplomatiques en 2006 après l’émission de mandats d’arrêt contre des proches du Président Kagamé suspectés d’avoir orchestré l’assassinat du président Habyarimana. En outre, depuis 2015 le poste d’ambassadeur de France à Kigali est vacant.
Le génocide est là comme une plaie béante qui grève les liens entre la France et le Rwanda, c’est un traumatisme qui souffre de mémoires concurrentes et un sujet qui demeure éminemment sensible pour l’armée française. Il ne s’agit pas ici de pointer des coupables – une démarche qui ne saurait dépendre que de la justice – la responsabilité de la France dans cette tragédie étant avant tout collective.
Le génocide est là, marque honteuse de la passivité de la communauté internationale devant une extermination qu’elle avait les moyens d’éviter. Il étend aux relations diplomatiques son cortège d’ombre : entre la France et le Rwanda, il n’y a pas de pardon ; seule demeure une responsabilité impensée, comme une plaie qui se rouvre à mesure que les historiens séparent le bon grain de l’ivraie, et ouvrent les archives.
SOURCES :
[1] Extrait d’un chant de Mariya Yohana Mukankuranga (1996), cité dans Stéphane Audoin-Rouzeau, Une initiation. Rwanda (1994-2016), Paris, Seuil, 2017, p. 84
[2] « La revanche des passions », Pierre Hassner, Commentaire 2005/2 (Numéro 110)