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Recension – “137 nuances de terrorisme ou les djihadistes de France face à la justice”, Marc Hecker pour l’IFRI, 2018
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Recension – “137 nuances de terrorisme ou les djihadistes de France face à la justice”, Marc Hecker pour l’IFRI, 2018

Créé par Thierry de Montbrial en 1979 sur le modèle des think-tanks anglo-saxons, l’Institut français des relations internationales (IFRI) se consacre essentiellement à l’analyse des problématiques internationales et de gouvernance mondiale. La qualité des nombreux travaux publiés hisse cet institut de recherche et de débat indépendant au 2ème rang des think-tanks les plus influents du monde, après Brooking Institution (Etats-Unis). Outre ses deux publications de référence – la revue trimestrielle Politique étrangère et le rapport annuel RAMSES –, l’IFRI publie régulièrement des études thématiques à l’instar de celle consacrée à l’analyse des profils de djihadistes français, objet de la présente synthèse.

 

Cette étude, réalisée par Marc Hecker[1] et ses équipes à partir de sources judiciaires originales –parfois difficiles à obtenir dans leur intégralité – analyse les profils et parcours de 137 individus condamnés en France dans des affaires de djihadisme entre 2014 et 2017. S’inspirant de la « méthode Sageman »[2] afin de produire une analyse quantitative de la mouvance djihadiste, elle vise également à mettre en exergue l’influence des dynamiques de groupe, des réseaux sociaux et des périodes d’incarcération, ainsi que « la manière dont le phénomène djihadiste pèse sur les administrations judiciaire et pénitentiaire ».

 

Si la doxa a longtemps mis en avant l’absence de « profil type » des individus impliqués dans des affaires de djihadisme, Marc Hecker remarque la mise en cause progressive de cette analyse depuis les attentats de Charlie Hebdo perpétrés sur le territoire national et la publication de plusieurs études[3] qui relèvent des « marqueurs récurrents » chez les terroristes islamistes radicaux.

 

Quoique l’équipe de chercheurs admette certains biais méthodologiques – tels la faible proportion de femmes dans l’échantillon, moins fréquemment poursuivies par l’institution judiciaire que les hommes, ou l’exclusion du champ de l’étude des mineurs radicalisés, des travaux spécifiques leur ayant déjà été consacrés[4] –, les conclusions sont édifiantes.

 

Analyse quantitative des jugements de terroristes

 

Il ressort de l’échantillon analysé par l’IFRI que les individus condamnés en France dans des affaires de djihadisme entre 2014 et 2017 sont en moyenne âgés de 26 ans et sont pour la plupart de nationalité française : 69%, contre 22% de binationaux. Le facteur migratoire semble toutefois jouer un rôle prépondérant, ces individus présentant « un rapport plus étroit au Maghreb et à l’Afrique subsaharienne », notamment par leurs ascendants. L’étude précise que 74% des individus sont « nés dans des familles musulmanes » et 26% sont « convertis à l’islam ». Les chercheurs ont néanmoins relevé un « faible niveau des connaissances religieuses des jeunes s’engageant dans le djihadisme ».

 

De plus, nombre d’entre eux sont issus de milieux défavorisés et présentent un capital culturel relativement faible. Par conséquent, les situations de chômage ou d’emplois précaires sont prégnantes et leurs revenus officiels relativement faibles. Marc Hecker estime ainsi que « Pôle emploi et les agences d’intérim pourraient avoir un rôle à jouer dans le processus de radicalisation ».

 

Contrairement aux idées reçues, le milieu carcéral ne semble pas être le lieu majeur de développement de la radicalisation : sur l’échantillon étudié, seuls 40% avait déjà fait l’objet d’au moins une condamnation, 12%, sans casier judiciaire, avaient été signalés auprès des services de police, tandis que 48% présentaient un casier judiciaire totalement vierge. Les individus étudiés présentent néanmoins « un engagement dans la criminalité plus élevé » et les chercheurs précisent que « les cas les plus durs (Chérif K., Larossi A., Salim B.[5]) étaient passés par la prison ».

 

La mise en place de circuits financiers peu complexes, tels que le soutien par le groupe djihadiste ou l’utilisation de deniers personnels, semble être aux termes de l’étude le mode de financement privilégié du djihadisme.

 

Autres éléments saillants

 

Au-delà du traitement statistique, différentes « tendances lourdes » émergent de l’étude conduite par l’IFRI. Ainsi, nombre des individus étudiés présenteraient des fragilités liées à des situations traumatiques subies pendant l’enfance ou l’adolescence, ce qui justifierait « un effort important des services en charge de la protection de l’enfance ».

 

Les chercheurs relèvent de surcroît que le processus de radicalisation s’inscrit dans le long terme et qu’il est souvent renforcé par l’usage d’Internet, des réseaux sociaux et des communautés, ce qui pourrait notamment justifier un travail de « ciblage (…) à partir des préférences et des relations des individus impliqués dans des affaires de terrorisme ». Enfin, l’équipe de l’IFRI n’a relevé aucun cas de « loup solitaire » dans cette étude et insiste à l’inverse sur la prééminence de l’effet de groupe.

 

Jugements, incarcération et probabilité de récidive

 

Comme le constatent les chercheurs, les sanctions prévues dans le Code pénal en matière de délits et crimes à caractère terroriste ont été alourdies ces dernières années et la durée d’incarcération a été augmentée. Du reste, les individus inculpés ont progressivement été confrontés à une « criminalisation des dossiers correctionnels »[6].

 

In fine, la menace terroriste devrait parfois être appréhendée sur le long terme, eu égard aux liens transgénérationnels : « la « patience » fait partie des vertus mises en avant dans la mouvance djihadiste (…) ». Les djihadistes français auraient non seulement une descendance importante, mais de nombreux individus actuellement incarcérés pour des affaires de terrorisme devraient être libérés au cours des prochaines années.

 

Si des mesures de répression sont indispensables, Marc Hecker estime tout aussi nécessaires d’autres initiatives qui viseraient à « réduire l’échec scolaire, favoriser l’insertion professionnelle ou encore lutter contre la délinquance peuvent permettre de réduire le vivier de recrutement des organisations djihadistes ». Il considère toutefois que « le djihadiste met le système judiciaire et carcéral sous pression » et que le nombre de récidivistes présents dans l’échantillon étudié prouverait que « le système actuel ne fonctionne pas ».

 

« Prévenir Pour Protéger »

 

Ces observations s’inscrivent pleinement dans le contexte du nouveau plan national de lutte contre la radicalisation, intitulé « Prévenir Pour Protéger », annoncé par le Président de la République et le chef du gouvernement en février 2018. 60 mesures[7] sont ainsi destinées à réorienter la politique de prévention, suivant plusieurs axes[8]. Parmi celles-ci, des initiatives visent à prévenir en amont le phénomène de radicalisation, en fluidifiant sa détection dans les établissements scolaires, en impliquant les acteurs de l’Internet dans la protection des citoyens, ou encore en « développant un contre-discours institutionnel ciblé » afin d’encourager le signalement de jeunes radicalisés.

 

Outre la sensibilisation des acteurs impliqués dans les dispositifs de prévention de la radicalisation et le développement de l’implication des collectivités territoriales, ce plan prévoit un suivi des publics détenus radicalisés. Ainsi, trois nouveaux centres de prise en charge individualisée pour les personnes radicalisées ou en voie de radicalisation, placées sous main de justice, ainsi que quatre nouveaux quartiers d’évaluation de la radicalisation (QER) devraient être créés.

 

De plus, le régime spécifique de détention des terroristes et des détenus radicalisés devrait être adapté, grâce à la création d’ici fin 2018 d’au moins 450 places en gestion étanche[9], au développement de programmes de prévention de la radicalisation violente dans l’ensemble des établissements susceptibles d’accueillir des détenus poursuivis pour des faits de terrorisme islamiste, mais aussi à l’instauration de « binômes de soutien » (psychologues et éducateurs), permettant de renforcer le repérage et la prise en charge de troubles psychologiques chez ces détenus.

 

Perspectives

 

Si les mesures annoncées dans le cadre du nouveau plan national de lutte contre la radicalisation vont dans le bon sens, les chercheurs de l’IFRI préconisent notamment d’analyser « précisément le degré de dangerosité des individus placés dans des quartiers étanches et d’éviter de mélanger les terroristes aguerris avec des djihadistes moins expérimentés ».

 

Ils constatent de surcroît qu’une soixantaine de personnes impliquées dans la mouvance djihadiste devraient être libérées au cours de ces deux prochaines années, avec un « pic de libérations » sur l’échantillon étudié en 2022. Compte tenu du nombre non négligeable de récidivistes que l’étude fait transparaître[10], ces conclusions ne peuvent être prises à la légère.

 

Reflet d’une préoccupation grandissante et d’une volonté de prise de conscience collective, d’autres organismes et think-tanks se sont également emparés du sujet. Ainsi, le dernier rapport de Jean-Charles Brisard, président du Centre d’analyse du terrorisme (CAT), intitulé « La justice pénale face au djihadisme »[11] propose d’étudier l’ensemble du contentieux judiciaire des filières « syro-irakiennes » entre 2014 et 2017. Une grande majorité des 238 personnes poursuivies pour « s’être rendues sur le théâtre des opérations d’organisations terroristes en Syrie ou en Irak, pour avoir eu l’intention de s’y rendre, pour leur appartenance à des réseaux de soutien logistique et financier ou pour leur participation à des projets d’attentats en lien avec le contexte syro-irakien » ont en effet été jugées en première instance par un tribunal correctionnel jusqu’en 2016, avant que la politique pénale en matière terroriste ne soit durcie et spécifiée par le parquet de Paris et le gouvernement dès mi-2016. Deux éléments méritent d’être relevés : d’une part, 62% des individus jugés n’avaient aucun antécédent judiciaire. D’autre part, 65% des individus jugés auront purgé leur peine d’ici 2020, ce qui représente, selon le Centre d’Analyse du Terrorisme, 115 personnes dont 42 en 2018 et 2019 .

 

Lors d’une interview accordée le 28 mai dernier à Ruth Elkrief[12], le procureur de la République de Paris François Molins a également indiqué qu’une quarantaine de détenus radicalisés devraient être libérés d’ici 2019. Afin de prévenir d’éventuelles récidives, le magistrat appelle à « un suivi plus approfondi et attentif en détention » afin de mieux évaluer les profils des détenus, tout en anticipant la libération de ces derniers afin « d’éviter les sorties sèches » ; il préconise, pour ces individus, un suivi attentif. Il estime de surcroît que le dialogue entre les différents acteurs devrait être renforcé, ce qui nécessiterait « un travail de fond entre l’administration pénitentiaire, les services de renseignement, les préfectures, les acteurs judiciaires et le parquet ». Seule la prise de conscience d’une « responsabilité collective » permettrait de prévenir le risque majeur que représente la récidive.

 

SOURCES :

 

[1] Directeur des publications de l’Institut français des relations internationales (IFRI) et rédacteur en chef de la revue Politique étrangère.

 

[2] Spécialiste américain du terrorisme, M. Sageman avait procédé à une analyse quantitative et utilisé notamment des transcriptions de procès pour écrire son ouvrage Le vrai visage des terroristes (Paris, Denoël, 2005).

 

[3] D. Thomson, Les revenants, Paris, Seuil/ Les Jours, 2016 ainsi qu’une étude réalisée pour la Mission de Recherche Droit et Justice en avril 2017, intitulée « Saisir les mécanismes de radicalisation violente : pour une analyse processuelle et biographique des engagements violents », par X. Crettiez, R. Sèze, B. Ainine, T. Lindemann.

 

[4] Tels que les travaux commandés par les services de la protection judiciaire de la jeunesse et réalisés par L. Bonelli et F. Carrié, Radicalité engagée, radicalité révoltées. Enquête sur les jeunes suivis par la protection judiciaire de la jeunesse, Université de Paris Nanterre, Institut des Sciences sociales du politique, 2018.

 

[5] Terroristes islamistes radicaux respectivement impliqués dans les attentats de Charlie Hebdo et dans la tuerie de Magnanville.

 

[6] Mesure annoncée en 2016 par le procureur de Paris, lors d’une interview au quotidien Le Monde, qui signifie que les individus poursuivis risquent l’emprisonnement à perpétuité pour les meneurs et trente ans pour les participants.

 

[7] Dossier et communiqué de presse du Premier ministre, à l’issue du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) du 23 février 2018.

 

[8] « Prémunir les esprits face à la radicalisation », « compléter le maillage détection / prévention », « comprendre et anticiper l’évolution de la radicalisation », « professionnaliser les acteurs locaux et évaluer les pratiques », « adapter le désengagement ».

 

[9] Quartiers d’isolement, d’évaluations de la radicalisation, de prise en charge des personnes radicalisées et quartiers spécifiques.

 

[10] Tels qu’un des principaux acteurs de l’affaire de la filière des Buttes Chaumont, ou « l’un des idéologues du groupes salafiste jihadiste de Toulouse », impliqué ultérieurement à sa libération dans les attentats du 13 novembre 2015 à Paris.

 

[11] http://cat-int.org/index.php/2018/05/25/la-justice-penale-face-au-djihadisme-le-traitement-judiciaire-des-filieres-syro-irakiennes-2014-2017/

 

[12] https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/francois-molins-face-a-ruth-elkrief-22-1078937.html

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