Par François Gaüzère, professeur agrégé d’histoire
Sous le masque de la lutte anticorruption américaine se cache une guerre économique sans concession. C’est ce que montre magistralement le documentaire « La bataille d’Airbus », réalisé par David Gendreau et Alexandre Leraitre, fruit de trois années de travail et d’enquêtes, paru sur Arte en juin 2023.
En 2012, Airbus, créée en 1969 pour concurrencer Boeing, est accusée de corruption par le département d’État américain, notamment pour des faits commis en Indonésie et en Malaisie. À ce moment-là, tant l’état-major d’Airbus que les services secrets français s’inquiètent : ils ont en mémoire l’affaire de l’entreprise Siemens, qui en 2008 avait dû verser une amende de 800 millions de dollars au département de la justice, alors même qu’elle n’avait commis aucun délit sur le sol américain. Ils ont aussi à l’esprit le cas de Technip, fleuron français des infrastructures pétrolières passé sous pavillon américain après avoir dû verser des amendes colossales au titre du Foreign Corrupt Practices Act. Ce documentaire explique parfaitement les procédures d’extraterritorialité du droit américain, et manifeste les dangers qu’elles ont pu présenter pour des fleurons français : ces dispositions juridiques permettent au gouvernement américain d’agir, sous couvert de faire respecter le droit, pour favoriser les entreprises nationales au détriment de leurs concurrentes étrangères.
Accuser Airbus de corruption, c’était donc aussi, pour le gouvernement américain, tenter de le déstabiliser dans la concurrence féroce qui l’opposait à Boeing. Dès ces accusations, les risques pour l’avionneur européen sont de trois ordres au moins : premièrement, les accusations donnent à qui les profère un pouvoir d’enquête. En l’espèce, le département américain de la justice a tenté de récupérer des données commerciales ou sensibles d’Airbus ; le risque était alors qu’il puisse les transmettre à Boeing, pour lui permettre de conquérir plus facilement des marchés. Deuxièmement, les dirigeants d’Airbus comprirent progressivement, à la faveur de l’affaire Alstom survenue en 2014, que leur intégrité physique même pouvait être mise en danger, et qu’ils pourraient être emprisonnés : c’est ce qui arriva à Frédéric Pierucci, haut cadre d’Alstom, qui passa 25 mois dans une prison américaine pour les pratiques de corruption dont son entreprise était accusée. M. Pierucci a depuis, dans son livre Le piège américain, soutenu que la justice américaine avait accumulé des preuves contre Patrick Kron, alors PDG d’Alstom, pour le pousser à vendre la branche énergie de ce fleuron à General Electric. Troisièmement, ces attaques judiciaires constituent un risque réputationnel fort sur des marchés très compétitifs comme le nucléaire pour Alstom ou l’aviation pour Airbus.
Le documentaire de David Gendreau et Alexandre Leraitre retrace aussi une saga judiciaire à échelle humaine. En 2015, Tom Enders, patron d’Airbus, lança une « opération mains propres » pour endiguer des pratiques de corruption qui, jugeait-il, auraient pu mettre en danger le groupe vis-à-vis de la justice américaine. Ces opérations lui furent fatales – et il démissionna en 2019 : les enquêtes brutalisèrent certains salariés, autant qu’elles mirent au jour des pratiques troubles que la direction n’avait que trop tardivement pourchassées.
Du reste, la guerre commerciale est une guerre juridique, dans laquelle la question n’est pas tant de savoir qui est coupable mais par qui les coupables seront jugés : c’est ainsi que John Harrison, arrivé en 2015 à la direction juridique du groupe, alla, au nom d’Airbus, plaider coupable à Londres pour éviter d’avoir à le faire devant un tribunal américain. Airbus avait donc à répondre à la justice américaine, mais aussi à la justice britannique ; la France tenta enfin de protéger son avionneur en faisant transiter les documents par le Parquet National Financier, qui, s’il pouvait lui-aussi réprimer les agissements illégaux du groupe, n’était suspect ni de vouloir s’accaparer ses secrets industriels pour les distribuer à Boeing, ni de vouloir infliger à Airbus une amende qui aurait déstabilisé ses positions concurrentielles.
En fin de compte, le film d’Alexandre Leraitre et David Gendreau raconte l’histoire d’une prise de conscience trop tardive : celle de la prégnance de la guerre économique livrée à des groupes français par les États-Unis. Ce documentaire permet de voir combien les politiques publiques ont évolué sur ce point : alors que nul n’avait pu empêcher le passage de Gemplus, qui comptait alors parmi les leaders mondiaux des cartes à puce, sous pavillon américain en 2003, Airbus fut efficacement protégée d’une divulgation de secrets industriels ou d’une amende léonine infligée par la justice américaine, tant par l’arsenal législatif que par la timide émergence d’une « culture de guerre » économique en France. Puisse cet excellent film contribuer à la renforcer encore.