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La rébellion de Wagner : l’échec politico-stratégique de Poutine
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Par Simon Roche,

 

Nous sommes en 1774 : Pougatchev, un Cosaque du Don, ethnie périphérique peuplant le sud de l’empire, se déclare lui-même empereur sous le nom de Pierre III. Pour ravir le pouvoir, il lance vers Moscou ses troupes, chargées de le placer sur le trône. Il est arrêté en cours de route, et exécuté sur place publique à Moscou en 1775. Catherine II de Russie, surnommée la « Grande Catherine », sortait renforcée de cette épreuve de force : le pouvoir central avait pu compter sur une armée loyale qui avait su défendre l’Etat et la souveraine.

 

Quasiment trois siècles plus tard, la rébellion fomentée par Prigojine, patron de la milice Wagner, semble vouloir reproduire cet évènement de l’histoire impérial russe : un chef militaire, dont les forces sont mal intégrées à l’armée, s’oppose au pouvoir central et fait marcher ses hommes sur Moscou. Pourtant, ces deux épisodes montrent que les dénouements historiques ne prennent pas toujours le même chemin.

 

Là où Catherine a su renforcer son pouvoir central en s’appuyant sur l’armée impériale, la révolte de Prigojine met en lumière l’affaiblissement de Poutine : seule la médiation de Loukachenko, le président biélorusse, aurait permis de faire reculer le chef de la milice Wagner, alors que les forces de sécurités ont été inefficaces, invisibles, si ce n’est complices de la rébellion. L’Etat poutinien sort inévitablement affaibli du rapport de force, même s’il est encore difficile de démêler, de l’imbroglio déclaratoire, le vrai sens du coup de force manqué.

 

En partant du principe que la rébellion avait réellement pour objectif Moscou et l’Etat russe, deux scénarios sont possibles : le premier est celui d’un véritable coup d’Etat de Prigojine, qui souhaitait, en atteignant Moscou, décapiter l’Etat poutinien. Ce scénario semble aujourd’hui le plus improbable, puisque Prigojine n’aurait eu d’autre programme à proposer pour rallier l’engouement populaire qu’une chimérique victoire militaire en Ukraine.

 

Le deuxième scénario, plus probable, est celui d’un « coup d’Etat-major » : ce n’est pas tant l’Etat que l’organisation de l’armée que visait Prigojine. Il s’agissait de mettre la main sur les quartiers militaires – comme ce fut fait pour celui de Rostov, aux portes de la mer Noire – et de ravir le pouvoir militaire des mains des dirigeants actuels. La probabilité de ce scénario est confortée par les nombreuses divergences qui sont nées entre le groupe Wagner et l’armée russe depuis le début de l’offensive en Ukraine : Prigojine est ainsi de longue date opposé à Guerrasimov, chef d’état-major des armées.

 

Dès février, il se plaignait de ne pas recevoir, pour son offensive sur Bakhmout, le soutien nécessaire de l’armée russe. Bien pire, le groupe Wagner aurait été touché par des frappes d’artillerie provenant de leur camp. En réponse, la milice mettait alors en scène la capture du colonel commandant la 72ème brigade russe, jugé responsable des frappes et n’ayant pas toujours su soutenir le groupe Wagner. Réciproquement, l’Etat-major russe avait critiqué de potentiels rapprochements entre Prigojine et le renseignement ukrainien, notamment pour révéler les positions russes à frapper.

 

Si ce dernier scénario est le bon – ce qu’il semble impossible d’affirmer à l’heure actuelle – la rébellion de Prigojine pourrait correspondre à un cas contemporain de tentative d’inversion de la formule clausewitzienne selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Avec Prigojine, la conduite de la guerre elle-même, personnifiée dans le chef militaire victorieux, justifieraient la prise en charge de la direction politique de la guerre. Au nom de la victoire sur le champ de bataille, il faudrait faire fi de la logique stratégique pour qui la bataille, perdue ou gagnée, n’est qu’une étape dans la victoire finale, celle définie par l’organe politique de l’armée, l’Etat-major.

 

Wagner a ses raisons que l’Etat-major et l’Etat russes se doivent d’ignorer : l’intégration de facto et de jure des milices dans l’armée russe montre ainsi la dichotomie des fins de la guerre entre des acteurs privés, attirés par l’appât du gain, qu’il soit financier ou politique, et des acteurs publics, dont la finalité est toujours de préparer le retour à la paix selon les objectifs fixés par le pouvoir politique.

 

La rébellion de Wagner met en cela à nu la politique diplomatico-militaire de Poutine qui, pour faire face aux carences des outils étatiques, avait dû investir depuis une dizaine d’année dans la milice de Prigojine. Dans ses interventions au Moyen-Orient puis en Afrique, Wagner était devenu le relai de la stratégie et de la diplomatie russe. En jouant dans la zone grise de la marginalité, le groupe avait permis à la puissance affaiblie qu’est la Russie d’investir à moindre coût les affaires du monde.

 

Ainsi la disparition présumée du groupe, conséquence de la fuite de Prigojine en Biélorussie, fragilise inévitablement la politique extérieure du Kremlin : la rébellion aura des conséquences d’ampleur, que cela soit en Ukraine ou en Afrique. Dans le premier cas, même si les miliciens comptent pour une minorité des forces russes dans l’invasion de l’Ukraine, le groupe était le seul à avoir pu, en mai 2023, revendiquer la prise de la ville de Bakhmout, dans l’est ukrainien. La place de la milice dans l’offensive en Ukraine s’explique par son expérience acquise en Syrie et en Afrique, couplé avec un encadrement de qualité – ce qui n’est pas le cas du gros de l’armée russe[1]. Une qualité se doublant d’une férocité inhumaine, qui se retrouve dans les massacres de Moura, au Mali, et de Boutcha en Ukraine auxquels les miliciens auraient pris part.

 

Dans le deuxième cas, en Afrique, le groupe a permis au Kremlin de déployer une diplomatie agressive, boots on the ground, qui concurrence directement la présence diplomatico-stratégique des pays occidentaux. Ainsi, le départ des troupes françaises du Mali l’été dernier a concordé avec l’arrivée, dans le nord du pays, des mercenaires russes du groupe Wagner. Ces deux exemples du front ukrainien et du continent africain témoignent de la prégnance du groupe dans les affaires diplomatiques et stratégiques russes. On ne peut dès lors que s’interroger sur la pérennité des acquis de Wagner alors même que la perspective de la dissolution du groupe semble inévitable.

 

La déroute de la politique militaire de Poutine semble ici dépasser le simple cas de la rébellion d’une milice. Le défi de Prigojine lancé à l’appareil de défense russe n’est que l’énième chapitre des disfonctionnements militaires russes depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Il met en lumière toute l’ampleur de la défaillance de l’Etat poutinien qui a échoué à se doter d’un appareil militaire de qualité et à garantir sa propre sécurité. En cela, lorsque Poutine en appelle au souvenir de février 1917, il a raison d’invoquer la référence tsariste : il ressemble plus à Alexandre Ier, dépassé par la réalité de la guerre napoléonienne et qui doit s’incliner devant la lucide décision de son général Koutouzov, qu’à Staline qui, en 1942, parvient avec l’ordre 227 surnommé « pas un pas en arrière » à imposer à ses généraux la volonté ferme et totale de ne plus reculer et de défendre à tout prix Stalingrad.

 


[1] Entretien d’Isabelle Facon (FRS) pour le Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po : « La guerre en Ukraine révèle les faiblesses de l’armée russe », février 2023.
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