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La « neutralité » ambigüe de l’Afrique du Sud vis-à-vis de la guerre russo-ukrainienne
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La « neutralité » ambigüe de l’Afrique du Sud vis-à-vis de la guerre russo-ukrainienne

 

Le jeudi 11 mai 2023, l’ambassadeur des Etats-Unis en Afrique du Sud, Reuben Brigety, a accusé Prétoria d’avoir fourni à la Russie du matériel militaire (armes et munitions) en décembre 2022. Cette livraison aurait été effectuée dans le port de Simon’s Town, au Cap, entre le 6 et le 8 décembre. L’Afrique du Sud a nié cette accusation le lendemain, et ouvert une enquête, affirmant que l’Etat n’avait approuvé aucune vente d’armement coïncidant avec cet évènement. Ce bras de fer entre les deux pays est révélateur de la difficulté de l’Afrique du Sud à se positionner vis-à-vis de la guerre en Ukraine ; fondant ses rapports avec les puissances belligérantes sous le signe de la « neutralité », elle doit composer avec des marges de manœuvre restreintes, qui confèrent parfois à sa politique des orientations contradictoires.

 

Depuis les premiers jours de la guerre russo-ukrainienne, l’Afrique du Sud défend une « position neutre », selon les mots de son président Cyril Ramaphosa, et déclare vouloir privilégier le dialogue. Sans clairement définir ces notions, elle s’appuie sur cet argument pour maintenir une forte proximité avec la Russie de Vladimir Poutine, y compris militaire et sécuritaire, allant de sa participation à une conférence sur la sécurité à Moscou, en août 2022, à des exercices navals conjoints avec la Russie, en février 2023[1] (avec la présence notable de Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères).

 

Ramaphosa a indiqué, en mai 2023, que son pays ne se laisserait pas entraîner « dans une compétition entre puissances mondiales »[2]. Dans l’argumentaire de l’Afrique du Sud figure l’appartenance de ce pays, avec la Russie, au groupe des BRICS (Brésil, Chine, Inde, Russie). A l’instar des quatre autres membres des BRICS, l’Afrique du Sud s’est abstenue de voter les résolutions des Nations Unies qualifiant d’agression l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et s’est également montrée réticente face à la condamnation de Vladimir Poutine par la Cour pénale internationale (CPI).

 

Signataire en 1998 du statut de Rome, qui instituait la CPI, l’Afrique du Sud doit, en théorie, procéder à l’arrestation de Vladimir Poutine, et le remettre à la juridiction, s’il se rend dans le pays. Mais le gouvernement avait dérogé à la règle en 2015, quand il avait accueilli le président soudanais Omar el-Béchir, le temps d’un sommet de l’Union africaine[3]. Le secrétaire général de l’ANC (Congrès national africain, le parti au pouvoir) a pour autant déclaré que la Russie ne devrait « pas se sentir rabaissée si son président ne vient pas »[4], ce qui semble indiquer que l’Afrique du Sud cherche à faire davantage preuve de prudence dans ses décisions.

 

De fait, la proximité affichée par l’Afrique du Sud à l’égard de la Russie, dans des secteurs aussi clé que la diplomatie ou l’armée, semble difficilement tenable, en premier lieu du fait de sa dépendance à l’égard de l’économie américaine  : le commerce de biens atteignait, en 2019, 13,2 milliards de dollars entre les deux pays[5]. A côté, la Russie fait figure de partenaire commercial mineur. A la suite des accusations formulées par l’ambassadeur américain, quant à la potentielle fourniture d’armes à l’Ukraine, la monnaie sud-africaine a décroché et atteint le plus bas niveau de son histoire face au dollar[6]. Le parti au pouvoir bénéficie, pour autant, d’importants dons de la société minière United Manganese of Kalahari Ltd, liée à l’oligarque russe Viktor Vekselberg, sous sanctions américaines.[7]

 

Cet élément rappelle la proximité historique entre les deux pays : depuis la fin de l’apartheid, l’ANC est au pouvoir. Il avait bénéficié, lors de ses années de lutte, du soutien de l’URSS. La position actuelle de l’Afrique du Sud serait donc également une manière, pour le parti, de régler cette dette, contractée à l’époque de la Guerre froide[8], et reflète une vision du monde encore ancrée dans cette période. Le pays méridional se retrouve confronté au double danger d’être sanctionné par les Etats-Unis, alors même qu’elle fait face à des difficultés économiques, et de voir sa fréquentabilité mise en cause, du moins par les puissances occidentales. A cela s’ajoute également le risque d’une contestation politique interne au pays ; l’Alliance démocratique, principal parti d’opposition, a lancé une requête judiciaire pour s’assurer que le président russe serait remis à la Cour pénale internationale, s’il se rendait en Afrique du Sud[9].

 

Pour pallier ces différents risques, Prétoria cherche à se rendre indispensable par un autre canal, à imposer son rôle dans le règlement du conflit, en concourant activement à la mise en place d’une médiation africaine. Le Président Cyril Ramaphosa a annoncé, le 16 mai 2023, que Poutine et Zelensky avaient « accepté de recevoir la mission et les chefs d’Etat africains, à Moscou et à Kiev ». Cette « mission » compte sept présidents (Afrique du Sud, Comores, Congo, Egypte, Ouganda, Sénégal, Zambie), qui devraient rencontrer les présidents russe et ukrainien courant juin.

 

Cette posture de médiation semble être un garde-fou pour Prétoria, autant qu’un moyen pour elle de peser dans le règlement du conflit, au côté d’autres acteurs étatiques, voyant dans le conflit un moyen d’imposer leur présence sur la scène internationale. Il reste que l’Afrique du Sud semble peiner pour le moment à élaborer une stratégie claire, pour être le fer de lance d’une telle alternative.

 


[1] « Le périlleux « non-alignement » de l’Afrique du Sud sur la guerre en Ukraine », Courrier international, 10 juin 2023.
[2] « L’Afrique tente une mission de paix entre l’Ukraine et la Russie », Le Point, 16/05/2023.
[3] « Afrique du Sud : son soutien à Moscou pourrait peser sur l’économie », Le Point, 16 mai 2023
[4] Mathilde Boussion, « L’intenable proximité sud-africaine avec la Russie », Le Monde, 09/06/2023.
[5] « Afrique du Sud : son soutien à Moscou pourrait peser sur l’économie », Le Point, 16 mai 2023.
[6] Mathilde Boussion, op.cit.
[7] Kate Bartlett, « Bras de fer entre les Etats-Unis et l’Afrique du Sud autour d’une livraison d’armes à l’Ukraine », Le Monde, 13/05/2023.
[8] Antonio Cascais, Reliou Koubakin, « Les alliés de la Russie en Afrique », DW, 9 mars 2022.
[9] « Afrique du Sud : l’opposition s’assure du respect du mandat d’arrêt international contre Poutine », Le Figaro, 11/06/2023.
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