Now Reading:
La guerre en Ukraine ou la survie de l’OTAN
Full Article 8 minutes read

Par Baptistine Airiau, agrégée d’Histoire

Bien que ne faisant pas partie de l’Alliance atlantique, l’Ukraine est l’objet de toutes les attentions de celle-ci. Selon une déclaration de l’OTAN du 30 mars dernier, « une Ukraine souveraine, indépendante et stable, fermement attachée à la démocratie et à l’état de droit, est essentielle à la sécurité euro-atlantique » [1]. Ainsi, l’OTAN la soutient ostensiblement. Cela prend notamment la forme de livraisons d’armes non seulement défensives mais également offensives, ou encore de soutien financier[2]. A titre d’exemple, les Etats-Unis ont envoyé environ quatre milliards de dollars d’armes, la France plus de cent millions et le Canada une centaine de millions également[3] ; à ce jour, ce sont plusieurs milliards de dollars d’armes qui ont été fournis à l’Ukraine. Si ce pays est bien hors zone otanienne – out of area selon l’expression consacrée –, il fait bien partie des intérêts atlantiques ; or, depuis la fin de la Guerre froide, l’OTAN, consciente de la nécessité de repenser sa fonction, a redéfini son rayon d’action, prenant en compte la possibilité d’agir en dehors du champ des pays membres. Cela apparaissait être la condition pour garder un poids dans le monde : out of area or out of business[4], disait l’ancien secrétaire général Manfred Worner. Ainsi, d’une alliance militaire, l’OTAN vient à investir d’autres champs :  l’« area » de Worner n’est plus simplement géographique, elle devient politique.

 Les interventions indirectes de l’Alliance en Ukraine se situent précisément dans cette continuité, ce qui pose trois enjeux. En premier lieu, la nécessité pour l’OTAN de manifester tant son unité que son efficacité. Pour beaucoup, elle joue sa survie dans ce conflit, alors même qu’elle était dite en « état de mort cérébrale » par le président Emmanuel Macron il y a un peu plus d’un an de cela[5]. L’Alliance doit montrer sa capacité à réagir sans envenimer le conflit alors même qu’elle constitue, selon la rhétorique russe, l’une de ses multiples causes.

 En deuxième lieu, la doctrine militaire otanienne évolue. Celle-ci, à l’heure actuelle, considère qu’un pays n’est pas cobelligérant tant qu’il n’envoie pas d’hommes sur places, ce qui est le cas en Ukraine, exception faite des instructeurs britanniques envoyés à Kiev[6]. Ainsi l’Alliance ne serait pas actuellement cobelligérante contre la Russie. Étant donnés ses modes d’intervention, elle reprend dès lors à son compte des théories de la guerre irrégulière qui ne sont guère son apanage usuellement. Il s’agit ici d’un véritable retournement de paradigme dans la mesure où la Russie de Vladimir Poutine est davantage coutumière de ce genre de pratiques, n’hésitant pas à financer des milices ou des envois d’armement lorsqu’elle ne veut pas apparaitre comme cobelligérante. La situation est donc inversée : la Russie est dans une position de guerre ouverte, assumée, après des années à utiliser des moyens de guerre irrégulière, tandis que l’OTAN et ses membres, ne pouvant intervenir directement, agissent de manière indirecte. Ceci interroge de manière nette la définition du conflit pour l’organisation.

Ce point est crucial dans la mesure où il pourrait conditionner l’interprétation de l’article 5 et les réactions des membres de l’Alliance lors de l’activation de celui-ci. D’ailleurs, l’OTAN s’était déjà engagée dans une réflexion sur cette forme de guerre irrégulière en envisageant la réforme de l’article 5 en 2018 lors de la publication du rapport Jopling[7]. Ce rapport suggérait que des attaques dites « hybrides » soient considérées comme des agressions faites à des membres de l’Alliance et rendent donc possible la réaction de l’ensemble des membres en vertu de l’article 5 du traité, interrogeant la portée de la garantie de sécurité qu’il représente. Cela pourrait alors créer des situations de guerre là où il n’y en avait pas précédemment[8].

 

  Cette définition est d’autant plus centrale, et c’est notre troisième point, que les pays de l’OTAN n’ont pas omis, dans le cadre de ce conflit, d’utiliser des armes économiques. Cela conduit à interroger la politisation de l’Alliance et donc son élargissement de manière manifeste à des dimensions autres que militaires. Si, dès les années 1990, elle prenait en compte les moyens politiques pour parvenir à la défense de ses membres[9], les différents concepts stratégiques publiés depuis ne font pas mention de moyens économiques comme garantie de sécurité[10]. Certes, les pays membres de l’OTAN depuis 1949 ne se sont pas privés de contraindre leur adversaire soviétique sur le plan économique. Cependant au cours des décennies de Guerre froide, la dimension économique était partie intégrante des chocs idéologiques et non pas une arme parmi d’autres.

 

Aujourd’hui avec le conflit russo-ukrainien, les différentes sanctions portées contre la Russie sont des moyens utilisés pour l’affaiblir – et ce au détriment des intérêts de certains membres de l’Alliance. On pensera ici aux investissements de firmes transnationales françaises telles que Total ou Renault, fleurons de l’économie du pays, qui possèdent matières premières et marchés dans l’espace russe[11], ou encore aux différentes conséquences du conflit sur le cours du blé en Europe. Ainsi l’OTAN adjoint-elle à sa dimension militaro-défensive une autre dimension, économico-offensive, dans le cadre d’un conflit qui ne concerne pas l’un de ses membres. L’idée est en effet de placer une « pression maximale » sur Moscou[12], pression qui s’avère être tout autant économique que militaire.

 Les dangers d’un tel positionnement sont doubles. Le premier tient à l’absence de doctrine claire de l’OTAN sur ce que certains qualifient de guerre économique[13]. En effet, rien ne cadre aujourd’hui les actions de l’OTAN sur ce plan-là, chaque membre agissant à sa guise et selon les pressions des uns et des autres. Cette absence de coordination et de ligne commune conduit à des désaccords de taille entre les membres de l’Alliance, d’autant plus que les intérêts des membres sont parfois antagonistes. Il est ainsi bien moins risqué pour les Etats Unis, dont le poids dans l’OTAN est prépondérant, de se couper du marché russe que pour la France. Ainsi cette contradiction entre ses membres pourrait-elle être problématique pour une alliance dont la survie est en jeu au cours de cette guerre. Le second point de vigilance tient dans l’absence d’effet de tels agissements : historiquement, les mesures de rétorsion économiques ont pu apparaitre peu efficaces voir contre-productives[14]. Elles pourraient potentiellement ici affaiblir une partie des membres de l’Alliance et donc à terme l’Alliance elle-même.

 Le fond du problème réside in fine dans la résolution du conflit : l’OTAN, si elle veut sortir renforcée de cette crise, elle doit agir au cours de celle-ci pour que les clauses de paix lui soient favorables. Cette résolution, d’ailleurs, pourrait entraîner des conséquences pour l’Union européenne. Etant donnés les enjeux du conflit, celui-ci ne se soldera pas par une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Une des alternatives qui pourraient être trouvées afin de garantir la sécurité ukrainienne serait une intégration de celle-ci à l’UE. Ceci constituerait un véritable retournement de paradigme : des critères géopolitiques – et non économiques – détermineraient un agrandissement de l’UE, donnant un poids aux tenants d’une Europe fédéraliste et faisant fi de tous les critères économiques conditionnant un accès au marché commun.


[1]« Relations avec l’Ukraine », OTAN, 30 mars 2022, https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_37750.htm [en ligne]
[2] « Les livraisons d’armes et l’aide militaire promise pr les pays occidentaux », Le Monde, 22 avril 2022, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/04/22/guerre-en-ukraine-les-livraisons-d-armes-et-l-aide-militaire-promises-par-les-pays-occidentaux_6123323_3210.html [en ligne]
[3] « On fait le point sur les livraisons d’armes et l’aide militaire récemment promise à Kiev », France Info, 23 avril 2022, https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-on-fait-le-point-sur-les-livraisons-d-armes-et-l-aide-militaire-recemment-promises-a-kiev_5097997.html [en ligne]
[4] Selon l’expression de Manfred Wörner, secrétaire général de l’OTAN de 1988 à 1994.
[5] « Le président français Emmanuel Macron juge l’OTAN en état de mort cérébrale », 7/11/2019, https://www.lefigaro.fr/international/le-president-francais-emmanuel-macron-juge-l-otan-en-etat-de-mort-cerebrale-20191107 [en ligne]
[6] Newsletter du 20 avril 2022, Nemrod ECDS
[7] « Article 5bis sur la guerre hybride, une machine de destruction politique ? » Nemrod ECDS, Mars 2018 https://nemrod-ecds.com/?tag=rapport-jopling [en ligne]
[8] Ibid.
[10] Ibid.
[11] « Retrait de Renault en Russe, quelles conséquences pour le conducteur », France info, 25 mars 2021, https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/retrait-de-renault-en-russie-quelles-consequences-pour-le-constructeur_5044336.html [en ligne]
[12] « Les Occidentaux à Bruxelles pour placer la Russie sous pression maximale », Les Echos, 23 mars 2022, https://www.lesechos.fr/monde/europe/les-occidentaux-a-bruxelles-pour-placer-la-russie-sous-pression-maximale-1395733, [en ligne]
[13] Nicolas Mazzucchi « Alliance militaire et guerre économique : le cas de l’OTAN », Revue de défense nationale, été 2012 https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=10844
[14]« Au XXe siècle, les sanctions économiques se sont souvent révélées contre-productives », Marie Charrel, Le Monde, 7 avril 2022, https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/04/07/au-xxe-siecle-les-sanctions-economiques-se-sont-souvent-revelees-contre-productives_6120945_3234.html [en ligne]
Input your search keywords and press Enter.