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Sécurisation des débouchés commerciaux : quelles leçons tirer de l’embargo alimentaire russe de 2014 ?
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Sécurisation des débouchés commerciaux : quelles leçons tirer de l’embargo alimentaire russe de 2014 ?

Par Maëlle Bongrand  

 

En 2010, le gouvernement russe adoptait la « doctrine sur la sécurité alimentaire » et faisait de l’autosuffisance alimentaire l’un des piliers de sa sécurité nationale [1]. Réactualisée en 2018 puis en 2020, son objectif était d’atteindre l’autosuffisance alimentaire en substituant sa production nationale à ses importations. C’est ainsi qu’en 2014, en parallèle d’une politique nationale de redressement de l’agriculture, la Russie décréta un embargo visant à restreindre l’importation de denrées alimentaires. En effet, le 6 août 2014, en réponse aux sanctions économiques et financières qu’elle subissait, la Russie annonça un embargo alimentaire interdisant à l’Union européenne, aux Etats-Unis, au Canada, à la Norvège et à l’Australie d’exporter en Russie un certain nombre de produits agricoles et agroalimentaires. Initialement prévu pour une durée d’un an, l’embargo a non seulement été prolongé plusieurs fois, mais a également vu son périmètre géographique s’élargir ainsi que la liste de ses denrées prohibées s’allonger. Cette volonté du gouvernement russe de prolonger et d’intensifier cette sanction démontre bien que l’embargo est à inscrire dans une stratégie agricole et économique russe qui outrepasse la simple mesure de rétorsion face aux sanctions économiques et financières.

 

En effet, si l’embargo visait d’une part à riposter en déstabilisant tout un pan de l’économie des pays visés, son autre objectif était de redresser l’agriculture russe. Laissée exsangue après une difficile transition vers l’économie de marché et caractérisée par un manque de compétitivité renforcé par l’entrée de la Russie dans l’OMC, l’agriculture russe a été déclarée « priorité nationale » en 2005. Elle a alors bénéficié d’importants investissements, et notamment d’une enveloppe de 52 milliards de dollars pour la période 2013-2020. A ces investissements financiers se sont ajoutées de nombreuses mesures protectionnistes comme par exemple l’interdiction d’importer des fruits et vins moldaves sous couvert de manquements sanitaires en 2013 [2]. Dans ce contexte, l’embargo de 2014 est avant tout à analyser comme une mesure protectionniste supplémentaire, d’une ampleur certes  nouvelle, mais pas moins menée avec brio. La réussite de cette dernière repose principalement sur deux facteurs.

 

Premièrement, la Russie disposait d’un potentiel agricole qui a été investi par d’importants moyens financiers et grâce auxquels elle a pu pleinement mener sa politique de redressement agricole. En effet, à partir de 2014, l’intensification des investissements – nationaux comme étrangers – en direction des structures agricoles ont permis la modernisation du système agricole russe. Ces investissements se sont principalement concentrés au sud-ouest du pays où l’on retrouve l’essentiel des tchernozioms (sols riches en humus et particulièrement fertiles) et donc de la production de blé russe.

 

Deuxièmement, au moment d’imposer son embargo, la Russie avait l’assurance de disposer d’autres sources d’approvisionnement pour les denrées agricoles et agroalimentaires qu’elle importait jusqu’ici depuis les Etats visés par l’embargo. C’est dans cette logique de sécurisation des approvisionnements que la Russie s’est tournée vers ses autres partenaires économiques, et notamment la Biélorussie : membre de l’Union douanière de l’Union eurasiatique, la valeur de ses exportations agroalimentaires à destination de la Russie est passée d’une moyenne de 606 millions d’euros par an sur la période 2000-2004 à 3 302 millions d’euros en 2016 [3]. En parallèle, la Russie s’est aussi ouverte à de nouveaux fournisseurs, et en particulier aux pays d’Amérique latine, alors devenus exportateurs de substitution [4]. De fait, l’embargo a aussi permis d’accélérer un réalignement économique et stratégique de la Russie vers d’autres pays.

 

Toutefois, il ne faut pas oublier que l’embargo alimentaire est une arme à double tranchant : ce réalignement géopolitique et économique s’est opéré au mépris de la population russe qui a dans un premier temps souffert d’une augmentation des prix, de l’amoindrissement de l’offre, et qui a finalement dû se contenter de produits de substitution de moindre qualité. Ainsi, au prix d’une déstructuration totale des circuits commerciaux agricoles et agroalimentaires mondiaux, la Russie est parvenue à mener à bien une double stratégie. En effet, si les effets de l’embargo à l’endroit des pays visés mériteraient une analyse approfondie au cas par cas et filière par filière, l’Union européenne a indubitablement souffert de cet embargo mené par la Russie qui, en 2013, était la seconde destination de ses produits alimentaires [5]. Concernant l’objectif de redressement agricole, le résultat est sans appel. Forte de sa nouvelle autosuffisance en volailles [6] et de son rang de premier exportateur mondial de blé dès 2016, la Russie est en passe de réaliser son objectif : atteindre l’autosuffisance alimentaire, et plus encore, générer des excédents agricoles destinés à jouer un rôle stratégique dans les relations économiques et géopolitiques qu’elle entretient avec ses partenaires commerciaux [7]

 

Finalement, à l’heure où les prix du blé s’envolent et où l’importance de l’alimentation dans les conflits géopolitiques est réaffirmée, l’Union européenne doit penser sa stratégie alimentaire en conjuguant la sécurisation de ses approvisionnements et celle de ses débouchés commerciaux. Si les enjeux de sécurisation des approvisionnements sont légitimement au centre de toutes les attentions ces derniers jours, la sécurisation des débouchés commerciaux ne doit pas pour autant être oubliée. En effet, c’est justement grâce à la diversification de ses débouchés commerciaux et à l’intensification de ses exportations auprès d’autres pays tiers que l’Union européenne a pu atténuer les effets de l’embargo russe, voire les compenser [8]. Par exemple, la Chine, par sa demande croissante en produits carnés, a représenté un important débouché pour les exportations européennes dans le secteur porcin. Le marché africain, porté par l’explosion démographique que connaît le continent, doit lui aussi être sérieusement considéré par l’Union européenne qui œuvre par ailleurs à consolider ses partenariats économiques avec cette dernière, et notamment dans le domaine agricole et agroalimentaire [9].

 

 

 [1] POURRIAS Marina, « La Russie, une nouvelle puissance alimentaire ? »,L’observatoire. Centre d’analyse de la CCI France Russie, le 11 janvier 2022.  [2] DROUET Camille, « L’embargo alimentaire, une arme diplomatique souvent utilisée par la Russie », Le Monde, le 8 août 2014.   [3] CHATELLIER Vincent, POUCH Thierry, LE ROY Cécile, MATHIEU Quentin, « Les relations commerciales agroalimentaires de la Russie avec l’Union européenne, l’embargo russe et les productions animales », INRA Prod.Anim, 2018.  [4] POUCH Thierry, « L’embargo russe sur les produits agricoles européens et sa dimension géoéconomique », Géoéconomie, vol. 72, no. 5, 2014, pp. 71-84. [5] GOHIN Alexandre, « Quel coût des embargos russes sur les produits alimentaires ? », Revue d’économie politique, vol. 127, no. 1, 2017, pp. 71-91. [6] GAMBERINI Giulietta, « Avec l’arme militaire, la Russie détient l’arme alimentaire », La Tribune, le 24 février 2022.  [7] MATHIEU Quentin et POUCH Thierry, « Russie : un retour réussi sur la scène agricole mondiale. Des années 1990 à l’embargo », Économie rurale, vol.365, 2018, pp.103-118. [8] GOHIN Alexandre, op.cit. [9] Page informative sur les accords de partenariat économique entre l’Union européenne et les pays de l’ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) disponible sur le site officiel de la Commission européenne : https://ec.europa.eu/trade/policy/countries-and-regions/development/economic-partnerships/

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