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La stratégie américaine de divulgation du renseignement préfigure-t-elle l’avenir des opérations d’influence ?
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La stratégie américaine de divulgation du renseignement préfigure-t-elle l’avenir des opérations d’influence ?

Les récents événements en Ukraine ont donné l’occasion aux Etats-Unis de déployer une stratégie de divulgation du renseignement de grande ampleur. Cet « usage préventif du renseignement »[1] avait déjà était utilisé pendant la Guerre froide, quoique de façon beaucoup plus parcimonieuse. On songe ici à la diffusion des plans d’invasion de la Pologne par les Soviétiques en décembre 1980, grâce aux informations transmises par le colonel polonais Kuklinski. L’idée était alors d’empêcher le passage à l’acte de Moscou en annulant par avance son effet de surprise.  Sous le mandat de Donald Trump, la CIA a pris plusieurs fois l’initiative de divulguer des informations secrètes ; cependant, à chaque fois, la décision ne comportait pas de visée préventive. Il s’agissait plutôt d’une pratique de « mise au pilori (name and shame) », destinée à sanctionner après coup le comportement d’un gouvernement étranger. Cette approche offensive de diplomatie publique a pu cibler l’attitude trouble de la Russie dans l’élection présidentielle de 2016. Mais elle a pu également viser un pays allié comme l’Arabie saoudite, responsable de l’assassinat de Jamal Kashoggi en 2018. Or, le cas de l’Ukraine témoigne d’une systématisation de cette stratégie. En février dernier, le renseignement américain a alerté la communauté internationale quant à l’imminence d’une offensive militaire russe, en exploitant notamment des images satellites fournies par des entreprises privées. L’effet recherché était de prendre de court le Kremlin pour mieux déjouer ses plans. Même si l’objectif n’a pas été atteint, les Etats-Unis n’en sont pas moins parvenus à resserrer les rangs de leurs alliés européens et à les préparer psychologiquement à la mise en place d’une politique de sanction, pourtant très coûteuse pour eux sur le plan économique et énergétique. L’initiative américaine a enfin contribué à saper la désinformation russe, en proposant un contre-discours, dont la légitimité a été renforcée par l’image d’expertise véhiculée par les agences de renseignement. L’invasion russe de l’Ukraine n’a pas mis fin à l’usage de cet usage public du renseignement.  En premier lieu, le gouvernement américain ne cesse de mettre en garde la Russie quant à l’utilisation d’armes chimiques, en se basant sur des renseignements recueillis à ce sujet. Par ce moyen, un faisceau de suspicion renforcé entoure à présent l’action du Kremlin, de manière à contraindre son action, tout en le poussant à donner des gages de « bonne volonté ».En deuxième lieu, des membres de la communauté du renseignement américaine ont révélé à l’opinion publique internationale que la Chine était au courant du projet d’invasion russe et qu’elle avait même demandé à son partenaire stratégique d’attendre la fin des Jeux Olympiques avant de passer à l’acte. A cet égard, l’action du gouvernement américain répond à plusieurs finalités. Premièrement, Washington cherche à dissuader les dirigeants chinois d’apporter un soutien militaire à Moscou, tout en mettant au jour le double-jeu de Pékin. Cela permettrait aussi d’empêcher que les connivences sino-russes prennent la forme d’une complicité plus avancée. Deuxièmement, la manœuvre américaine force Pékin à se positionner davantage sur le conflit, tout en incitant en parallèle les pays européens à la prudence à son endroit. Mais la stratégie américaine n’est pas sans risques pour ses services de renseignement, comme pour sa diplomatie. D’une part, les gains obtenus à court terme risquent d’obérer à long terme les procédés et résultats des services de renseignement américains. D’abord en dévoilant l’origine probable des fuites, malgré les précautions prises pour assurer la confidentialité des sources et des méthodes employées. Ensuite en renforçant les mesures de sécurité et de surveillance des services de contre-espionnage des pays en froid avec les Etats-Unis.[2]D’autre part, il aurait suffi au Kremlin de renoncer à son plan d’invasion pour ridiculiser de facto les prédictions de la communauté américaine du renseignement et les mises en garde du département d’Etat. Surtout, il reste très difficile d’évaluer l’impact psychologique des divulgations sur les décideurs étrangers, qui pourraient surréagir politiquement, voire même militairement, s’ils se sentaient humiliés.[3] Dans ces conditions, l’arme de la divulgation apparaît donc à double tranchant. Si elle permet d’étoffer le répertoire d’action des démocraties face aux menaces hybrides et conventionnelles des puissances hostiles, elle ne saurait pour autant devenir la « baguette magique » des guerres d’influence du XXIe siècle.
[1]  Philippe Gélie, Périscope N° 70: Guerre secrète, guerre médiatique, Le Figaro, 10 février 2022. Lien url : https://www.lefigaro.fr/international/periscope-n0-70-guerre-secrete-guerre-mediatique-20220210 (21/03/2022) [2] Douglas London (interviewé par Valérie De Graffenried), Un ex-officier de la CIA sur l’Ukraine: « Jamais les Etats-Unis n’ont divulgué autant d’informations sensibles et aussi vite », Le Temps, 23 février 2022. Lien url : https://www.letemps.ch/monde/un-exofficier-cia-lukraine-jamais-etatsunis-nont-divulgue-autant-dinformations-sensibles-vite (21/03/2022)[3] Amy Zegart, “The Weapon the West Used Against Putin”, The Atlantic, 5 mars 2022. Lien url : https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2022/03/russia-ukraine-invasion-classified-intelligence/626557/  (21/03/2022)
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