En l’absence de neige, mais dans une ambiance glacée, les Jeux olympiques d’hiver se sont ouverts à Pékin ce vendredi. Un stade vide. Un boycott diplomatique des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, du Canada et de l’Australie. Un président russe présent et toujours plus proche de son homologue chinois. Et au milieu de tout cela, le discours du président du Comité international olympique qui rappelle l’importance du respect de la trêve olympique. Une trêve chimérique qui devrait s’étendre jusqu’au 20 février mais qui n’empêche pas les rouages des relations diplomatiques de fonctionner et de positionner de part et d’autre de l’échiquier les pions d’une potentielle nouvelle guerre froide.[1], un nouveau rideau de fer serait en train de s’abattre sur l’Europe. Une expression reprise dès novembre 2021 par plusieurs médias francophones, alors que la Pologne avait annoncé le projet d’ériger un « mur » à la frontière avec la Biélorussie. Derrière les images déplorables de migrants massés derrière des grillages, d’autres tout aussi inquiétantes de soldats se faisant face ont essaimé dans les médias occidentaux. C’était une première en Europe depuis 2008 et la guerre qui avait vu s’affronter Russie et Géorgie ; derrière une énième « crise » migratoire, se révélait une véritable montée des tensions. L’écho de cette crise se retrouve aujourd’hui en Ukraine, avec les fortes inquiétudes sur la probabilité d’une invasion imminente de la Russie. Des dizaines de milliers de troupes n’ont pas regagné leur casernement après l’exercice ZAPAD 2021 ; s’y ajoutent de nouveaux exercices au plus proche de la frontière ukrainienne. Et une réaction en bloc du monde occidental, alors que les ministres des Affaires étrangères du G7 annoncent sans sourciller leur profond engagement dans la défense de la souveraineté de l’Ukraine. Gage de cette assurance, les Etats-Unis ont annoncé l’envoi de 3000 soldats supplémentaires, qui s’ajoutent déjà aux quelques 70 000 soldats toujours présents sur le Vieux Continent. A peine sortie de l’Afghanistan, c’est un geste fort de l’administration américaine. Boots on the european ground[2]. Mais la ligne de fracture que peut représenter l’image d’un rideau de fer se retrouve également en Asie, avec la mise en œuvre d’une véritable « coalition antichinoise », expression qui a émergé de la réunion en Cornouailles du G7 de juin 2021 sous présidence du Royaume-Uni. En sus des membres permanents, quatre Etats y étaient invités pour ce qui se voulait une « cooperation between the world’s democratic and technologically advanced nations »[3]. Mais bien plus, l’Inde, l’Australie et la Corée du Sud sont aujourd’hui avec le Japon (membre à part entière du G7) les relais territoriaux de la stratégie anglo-saxonne d’encerclement de la Chine, de la même manière qu’ils sont les premières victimes des visées territoriales agressives de leur voisin chinois. Depuis 2007, les Etats-Unis retrouvent dans l’Inde, le Japon et l’Australie des partenaires stratégiques réguliers dans le cadre de la coopération QUAD (abréviation de Quadrilateral Security Dialogue). Une « alliance » informelle ravivée en septembre 2021 par Joe Biden, en y intégrant le Royaume-Uni[4]. Mais la clé de voute de cet encerclement antichinois est bien l’alliance AUKUS (acronyme pour Australia, United-Kingdom, United State of America) née en septembre 2021 sur le cadavre des contrats de sous-marins français. Elle a pour finalité de rassembler les « maritime democracies »[5] dans leur lutte pour endiguer les velléités chinoises. Autour de ces alliances, se déploie toute une rhétorique qui n’est pas sans rappeler les fondements de la guerre froide : l’assemblée des démocraties en lutte contre des régimes autoritaires. Alors que se déploie un nouveau rideau de fer, se dessine surtout une nouvelle logique d’endiguement, qui n’est pas sans rappeler les tendances géopolitiques qui se sont imposées au début de la guerre froide. Le containment, doctrine héritière des enseignements de Nicolas Spykman[6], devait contenir le communisme dans l’heartland eurasiatique pendant que les forces américaines maitrisaient le rimland, la frange maritime de cet ensemble eurasiatique. Elle se retrouve aujourd’hui dans un nouvel endiguement, avec pour but d’empêcher l’émergence d’une puissance concurrente. Cet arc du containment irait de la mer Baltique au détroit de Béring et dessinerait une nouvelle zone de confrontations diplomatiques entre deux blocs. Un bloc eurasiatique formé de facto par la Russie et la Chine, plus que jamais rassemblées dans leurs angoisses obsidionales. Un bloc occidental, avec en tête de proue les Etats-Unis, qui retrouveraient leur rôle de leader du monde libre, à la tête de l’alliance des Etats démocratiques. On peut cependant aujourd’hui remettre en question l’idée d’un retour de la guerre froide. Derrière cette expression se cache une période historique marquée par un état inédit des relations internationales. Débutée au cours des années 1940[7], la guerre froide est marquée par une confrontation entre deux superpuissances qui vont polariser autour d’elles l’intégralité des relations entre les Etats. C’est par ailleurs une situation de « système international hétérogène », défini par les politistes comme un système au sein duquel les Etats sont organisés selon des valeurs et des cultures différentes et surtout contradictoires. Partant de cette définition, quoique abstraite et trop large, la définition de guerre froide ne tient pas de nos jours. Derrière la notion même de « logique de bloc », qui peut historiquement être remise en question, on peut se demander la consistance des vues américaines qui n’associent pas la France à sa stratégie en Indo-Pacifique. La France détient pourtant un territoire qui s’étend sur tous les océans majeurs et qui connait une présence particulièrement importante dans le bassin indo-pacifique. D’ouest en est, de la base navale de Djibouti (Canal de Suez) à celle de Nouméa (Nouvelle-Calédonie) en passant par les enceintes militaires de Mayotte et de la Réunion (où est par ailleurs est situé le 2ème Régiment de Parachutiste d’Infanterie de Marine), la France dispose sur l’ensemble de ces deux océans d’une capacité de reconnaissance, de projection et d’intervention à travers les trois domaines terrestre, aérien (ainsi qu’aéronaval) et maritime (et que dire de ses compétences sous-marines). Mais surtout, le système international qui se met en place, malgré les velléités anglo-saxonnes, n’est en rien une confrontation de deux systèmes antagonistes, de deux cultures qui ne peuvent cohabiter et devraient s’annihiler. Le système si particulier de la guerre froide résidait dans cette tension permanente entre la menace de l’annihilation et de l’intérêt commun qui en résulte d’éviter tout conflit direct : ce qui a été résumé dans la célèbre formule aronienne de « paix impossible, guerre improbable »[8]. Or, de nos jours, il n’y a pas de telles oppositions entre deux systèmes immiscibles. Au contraire, les relations entre les deux blocs sont particulièrement intenses : en 2018, les Etats-Unis étaient le pays qui importait le plus de produits de la Chine, avec un total en valeur de plus de 500 milliards de dollars. Cette même année, la Russie et la Chine étaient parmi les trois premiers partenaires économiques de l’Union européenne, un podium qu’ils partagent avec les Etats-Unis. S’il persiste évidemment des différences culturelles et politiques, ces chiffres sont un symbole de la forte intégration des économies et des sociétés. Et donc de l’intérêt commun à conserver de bonnes relations. L’absence de véritable guerre froide rend dès lors périlleuse la dynamique d’accroissement des tensions en cours. En effet, la guerre froide, en tant qu’elle s’étendait à l’ensemble du monde, créa des règles d’engagement et des modalités de négociation, qui permirent, au début des années 1960, d’éviter nombre de règlements armés des différends entre les blocs. A l’inverse, dès lors que deux grands systèmes contradictoires n’existent pas, l’objectif d’un potentiel conflit serait nécessairement localisé dans le temps et dans l’espace. Une attaque éclair de la Chine ou de la Russie suffirait à ravir le bien convoité et à mettre le bloc occidental devant le fait accompli, le mettant devant le dilemme de répondre à une agression localisée au prix d’une mise en péril de l’ensemble du système international. La responsabilité reposerait sur celui qui contre-attaquerait, dès lors que la guerre ne pose pas une menace vitale sur l’existence d’un système ou d’une culture. Il faudrait dès lors sortir d’une confrontation de blocs pour privilégier une approche multilatérale, à même de gérer des agressions mineures et des velléités restreintes. Tel est le vœu du président français pour qui le multilatéralisme, par un engagement de « l’ensemble des acteurs » est « le meilleur cadre pour réduire les tensions et favoriser des approches coopératives, au-delà de toute logique de blocs »[9]. Il ne faudrait donc pas que les paroles américaines dépassent leurs pensées, et que la Russie ou la Chine se trouvent exclues par les Etats-Unis de toute table de négociation sur l’autel d’une chimérique nouvelle guerre froide.
Après plus de trente années d’incertitude stratégique suite à la fin de la bipolarité, trente années marquées par l’effritement des rêves américains d’un monde unipolaire, la « multipolarisation » du monde semble aujourd’hui refluée vers ce qui devient une nouvelle confrontation entre l’Ouest et l’Est. Pour paraphraser la célèbre phrase de Churchill