Par Salomé Sifaoui et Claire Valor
L’annonce de la nouvelle alliance AUKUS entre l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni, consécutive à l’annulation du contrat « Future Submarine Program » attribué à Naval Group pour la livraison de 12 sous-marins de type Shortfin Barracuda, a entraîné une crise diplomatique sans précédent et ouvert de nombreuses interrogations sur la cohérence des stratégies en Indopacifique. Que penser de l’avenir des relations au sein du monde occidental – en particulier dans le cadre de l’OTAN – après un tel bouleversement dans les alliances ? L’Union européenne aura-t-elle à « repenser son avenir et sa place sur l’échiquier international » ?[1]
Les nouvelles dispositions de la loi chinoise sur la sécurité du trafic maritime (MTSL) sont entrées en vigueur le 1er septembre dernier, suite à la révision du 29 avril 2021[2]. Pékin a ainsi accentué ses revendications en Mer de Chine méridionale, puisque les termes utilisés pour désigner les « zones maritimes sous juridiction de la Chine » englobent aussi bien les eaux territoriales chinoises officielles que les eaux territoriales des îles qu’elle y revendique. La Chine poursuivant ses revendications illégales, les pays de la région se doivent d’élaborer une vision commune et envisager un engagement commun pour contrer cet expansionnisme.
Les relations entre l’Australie et la Chine se sont en effet considérablement détériorées depuis avril dernier. La ministre australienne des Affaires étrangères, Marise Payn, avait décidé de révoquer des accords conclus entre l’État australien du Victoria et trois gouvernements étrangers[3] dont la Chine, dans le cadre du projet des Nouvelles Routes de la soie. Pékin avait alors dénoncé une « provocation » qui a exacerbé les tensions entre l’Australie et son principal partenaire commercial[4]. La détérioration des relations sino-australiennes apparaît comme un facteur central du tournant opéré dans les rapports de force entre la Chine et l’Occident.
C’est dans ce contexte d’évolution de l’environnement stratégique que le gouvernement australien a annoncé, jeudi 16 septembre, rompre le contrat passé avec l’entreprise française Naval Group pour un montant total de 50 milliards de dollars australiens (soit 31 milliards d’euros)[5] au moment de la signature. La surprise fut renforcée par le fait que l’Australie avait tenu des réunions ministérielles avec la France à la fin du mois d’août, durant lesquelles Canberra avait réitéré son attachement au partenariat stratégique bilatéral sans évoquer l’alliance naissante.
Plus qu’un contrat de défense manqué ou qu’une humiliation pour la France, c’est du renforcement des intérêts stratégiques et des tensions dans la région dont il s’agit. La vision stratégique des États-Unis comprend désormais la nouvelle alliance AUKUS, organisée pour contrer la menace chinoise[6]. En investissant dans la technologie des sous-marins nucléaires américains et britanniques, les Australiens obtiennent des capacités supérieures à celles des sous-marins conventionnels français initialement commandés : la capacité de lancer des missiles d’attaque terrestre ainsi que tous les avantages d’un temps de croisière illimité et d’une base industrielle profonde. Il faut cependant noter que l’Australie avait dans un premier temps exclu de se procurer une flotte de sous-marins à propulsion nucléaire, que la France est pourtant capable de produire, et explicitement commandé des bâtiments à propulsion diesel.
Le pivot américain vers l’Indopacifique était annoncé depuis plusieurs années, évoqué sous la présidence de Barack Obama, et appuyé sous celle de Donald Trump, à travers des actions commerciales ainsi que la constante augmentation du budget de la défense pour rattraper les innovations rivales. Entre autres, le « cadre stratégique américain pour l’Indopacifique » (SFIP), produit par le Conseil de sécurité nationale, a été approuvé en février 2018 et « a fourni des orientations stratégiques globales pour la mise en œuvre de la stratégie de sécurité nationale de 2017 dans la région la plus peuplée et la plus économiquement dynamique du monde », selon l’ancien conseiller à la sécurité nationale Robert O’Brien. Dans la même veine, le ministère de la Défense américain a publié le rapport sur la stratégie indopacifique (IPSR) en juin 2019[7]. Ces stratégies énoncent les partenaires japonais, sud-coréen, indien, et même mongol mais font fi des partenaires européens. Pourtant la France, pionnière dans le mouvement de pivot en Europe, y possède 4,6 millions de km2 de domaine maritime dans la région, soit 93% de son territoire maritime et entend, elle aussi, y affirmer une stratégie propre.
Les Etats-Unis ont donc poursuivi leur pivot dans le cadre des nouvelles alliances régionales AUKUS (Australie, Royaume Uni et Etats-Unis) et ANZUS (Australie, Nouvelle Zélande, Etats-Unis), qui exclut pour sa part la dimension nucléaire de l’alliance depuis la politique de dénucléarisation néo-zélandaise établie en 1984. Si la vente de sous-marins nucléaires a été le fait médiatisé d’AUKUS, cette alliance concerne plus généralement les capacités militaires, et notamment le partage de connaissances et de techniques en cyberguerre, intelligence artificielle, frappes à longue distance ou encore système de défense anti-missile. Le partage de technologie nucléaire, agrandissant donc le club des six, représente un acte inédit pour Washington qui l’avait jusqu’ici réservé au Royaume-Uni.
L’Otan, quant à elle, a maintenu un silence assourdissant sur la naissance d’AUKUS. Dans son dernier communiqué du 8 juillet 2021, l’Alliance annonce développer « des relations plus étroites avec ses quatre partenaires de l’Asie-Pacifique, à savoir l’Australie, le Japon, la République de Corée et la Nouvelle-Zélande »[8] en développant le format NAC+4, afin de renforcer la connaissance de l’environnement stratégique régional[9]. Outre cette participation des partenaires indopacifiques aux réunions de l’Otan, des partenariats individuels ont été mis en place avec ces pays, notamment sur la cyberdéfense et la non-prolifération.
L’Union européenne a quant à elle publié sa stratégie préliminaire en juin dernier, à l’instar de l’Allemagne et du Royaume-Uni ces deux dernières années, la France étant pionnière en 2016. Pendant longtemps, l’UE n’a été présente en Indopacifique qu’en tant qu’acteur économique, et jusqu’en 2020 elle n’avait pas défini ses priorités politiques pour la région. Cette hésitation s’explique par les relations économiques étroites que certains États membres de l’UE entretiennent avec la Chine, plaçant l’organisation régionale dans une position délicate. Ainsi, la stratégie de l’UE se concentre sur la sauvegarde des intérêts commerciaux de ses membres, et se penche subsidiairement sur le développement approfondi des échanges avec le marché indopacifique (Singapour, Vietnam, Indonésie, Inde…)[10], dans une stratégie d’« engagement multiforme »[11]. Pour l’instant, l’UE cherche à établir de nouveaux partenariats numériques avec le Japon, la Corée du Sud et Singapour, qui renforceraient la coopération et l’interopérabilité sur les technologies émergentes telles que l’intelligence artificielle.
Il est préoccupant d’observer, comme en Méditerranée, la multiplication des stratégies et des alliances diverses et variées, les dialogues maritimes bilatéraux et trilatéraux, QUAD, AUKUS, les stratégies unilatérales françaises, européennes, anglo-saxonnes, sans possibilité voire sans volonté d’harmonisation. Face à cette flopée de partenariats diffus, une seule puissance, la Chine, qui aura pour atouts notre incohérence et notre manque d’unité. A l’annonce de cette nouvelle alliance, Pékin a sans surprise dénoncé « la prolifération nucléaire », « nuisant gravement à la paix et à la stabilité régionales »[12].
https://www.steamshipmutual.com/Downloads/Articles/2021/Maritime%20Traffic%20Safety%20Law%20of%20the%20PRC%202021%20English.pdf