Docteure en sciences politiques, chercheuses associée au CERI de Sciences Po, Emilija Pundziute-Gallois a travaillé pendant six ans dans le service diplomatique de la Lituanie. Ses intérêts académiques portent sur les pratiques diplomatiques, la diplomatie bilatérale, la sociologie des relations internationales, les petits États, les pays baltes et la Russie.
L’équipe de Nemrod tient à remercier chaleureusement Madame Pundziute-Gallois pour cet entretien et la qualité de nos échanges.
Comment la contestation du régime de Loukachenko est-elle perçue en Lituanie et dans les autres pays baltes ?
Pour l’instant il est important de préciser que le régime de Loukachenko est encore en place. La Lituanie et les pays baltes en général entretiennent des liens forts avec la Biélorussie. Pays limitrophe, c’est un partenaire économique que les États baltes essaient d’inclure dans les dynamiques européennes. Plus précisément, la Lituanie et ses voisins baltes ont à cœur de promouvoir des valeurs démocratiques et libérales, les libertés de la société civile et aussi les standards européens auprès de leur voisin biélorusse.
Après cette crise des élections du mois d’août, la première réaction de la Lituanie fut de soutenir le peuple biélorusse. Ces événements ont pu faire écho à la chaîne humaine historique formée par plus d’un million de personnes en 1989 à travers les trois pays baltes. Au mois d’août, ils ont en quelque sorte voulu reproduire cette action de solidarité envers le peuple biélorusse et il y a eu d’importantes actions de soutien au sein de la population, pour cette quête de liberté mais aussi comme critique de la répression mise en œuvre par le gouvernement.
Les décideurs politiques lituaniens ont également suivi ce mouvement de soutien au peuple biélorusse. Aussi, le fait que Svetlana Thikhanovskaia ait trouvé refuge à Vilnius rappelle symboliquement l’implication de la Lituanie dans le règlement de la crise politique biélorusse.
Quel rôle entend jouer la Lituanie dans cette sortie de crise ?
Promoteur de valeurs démocratiques, mais aussi de l’intégration à l’Union européenne, la Lituanie peut être un acteur clé dans la sortie de crise de la Biélorussie. D’une part en raison des faits précédemment évoqués, mais aussi grâce au travail sur le long terme avec la société civile biélorusse, les Lituaniens se sentent directement concernés. Ils pourraient devenir des acteurs clés dans le règlement de cette crise, notamment en ce qui concerne la mise en œuvre de sanctions par l’Union européenne contre le régime de Loukachenko[1]. En effet, les pays baltes se font les défenseurs véritables des intérêts et des valeurs de l’Union dans la région. À cet égard, en soutenant l’opposition démocratique, la Lituanie entend faire porter sa voix dans le règlement de la crise biélorusse.
D’un point de vue géopolitique, l’implication de la Russie inquiète. Minsk entretient des relations ambivalentes avec l’Europe, et essaye de maintenir un équilibre difficile entre Bruxelles et Moscou. Loukachenko a ainsi tenté un rapprochement avec l’Union européenne, mis à mal par sa réélection contestée en 2010 puisque cela a poussé l’UE à imposer un embargo sur les armes et des sanctions. La Biélorussie s’est ensuite tournée vers la Russie et a intégré l’Union économique eurasiatique[2] créée en 2015, ce qui permet entre autres à la Russie de maintenir une certaine influence, notamment à travers la dépendance énergétique et sécuritaire de la Biélorussie.
Maintenant, si les choses dégénèrent et que la Russie intervient en Biélorussie, la situation deviendrait alors problématique d’un point de vue sécuritaire pour les Lituaniens. Cependant la Russie a été jusqu’ici assez restreinte dans ses capacités d’actions sur la crise biélorusse.
Quelles sont les grandes dynamiques de défense pour la Lituanie ? L’OTAN reste-t-elle le seul horizon sécuritaire ou est-ce que l’Union européenne est perçue comme un acteur sécuritaire fiable ?
L’OTAN et les États-Unis sont perçus par la Lituanie, par les États baltes et la Pologne comme les acteurs les plus à même d’assurer la sécurité régionale. Ces États considèrent l’OTAN comme l’organisation militaire contemporaine la plus efficace, et ce, pour plusieurs raisons. D’une part, l’application de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord est perçue comme la base de la défense collective dont bénéficient les États baltes. D’autre part, l’OTAN a su s’adapter aux nouveaux enjeux de sécurité internationale et a su formuler, depuis la crise ukrainienne, des réponses concrètes aux inquiétudes des acteurs régionaux face à la résurgence de la menace russe. Ainsi, à l’issue du sommet du pays de Galles de 2014, l’OTAN a adopté le Plan d’action « réactivité », soit un ensemble de mesures en Europe centrale et orientale dans le but de renforcer la défense collective.
Si les déclarations du Président Donald Trump, brandissant régulièrement la menace de la sortie des États-Unis de l’OTAN, ont pu susciter des inquiétudes chez les États baltes, dans les faits, l’engagement américain dans les enjeux sécuritaires de la région n’a pas décru. Ainsi, ni les financements américains, ni le niveau de déploiement de troupes américaines dans la région n’ont diminué.
Traditionnellement très actifs au sein de l’OTAN, les États baltes restent ouverts aux projets européens. Aussi, depuis 2014, avec le retrait de l’OTAN de l’Afghanistan, ces États se sont davantage engagés dans les programmes de coopération structurée de l’Union européenne. La Lituanie préside un de ces projets qui portent sur la réaction rapide aux questions de cyber sécurité[3].
La Russie reste la menace principale des États baltes qui sont les plus exposés aux actions disruptives de leur voisin russe. Les États baltes sont de fait très exposés aux actions de désinformation, aux campagnes d’influence et aux attaques cyber. Les événements de 2007 en Estonie constituent un tournant dans la prise de conscience sur l’enjeu sécuritaire du cyber. Face à la Russie, perçue comme une menace existentielle, les États baltes, au sein des différentes organisations internationales, ont cherché à avoir une part active dans les enjeux sécuritaires, devenant des producteurs de sécurité et non seulement des consommateurs. Ainsi, l’Estonie est un des leaders de la réflexion sur les enjeux de cyber sécurité et le centre d’excellence de l’OTAN sur la cyber sécurité se trouve à Tallin. De même, la Lituanie a rejoint ce programme et investit dans la cyber sécurité.
En 2020, l’agence de presse russe Sputnik a été interdite par les autorités estoniennes accusant le média russe d’activités de désinformation. La Lituanie pourrait-elle être la cible d’opération d’influence orchestrée par la Russie ?
Depuis 2014 on observe une instrumentalisation agressive des outils informationnels par la Russie. Il est légitime de se demander si l’interdiction de Sputnik ne met pas en cause la liberté de presse. Par ailleurs, un des dirigeants de Sputnik Estonie était visé par des sanctions européennes. Dans l’objectif de dépasser cette dualité entre respect des libertés d’expression et lutte contre la désinformation, les États baltes élaborent des stratégies afin de rendre les audiences résilientes face aux campagnes de désinformation. On peut ainsi citer la plateforme debunk.eu, fruit d’une coopération entre le public et le privé, les médias, les agences gouvernementales et la société civile. Le rôle de cette plateforme est de signaliser les faits de désinformation aux médias notamment par le travail des « elfes », soit l’opposé des trolls, qui travaillent pour identifier les actions de désinformation et les signalent aux chaînes d’informations.
Quelle est la réaction de la Lituanie et des États baltes à l’égard du projet gazier Nord Stream 2 ?
Le projet Nord Stream 2 a été fortement critiqué par les Baltes, ce d’autant plus que la Lituanie avait proposé avant celui-ci un projet de gazoduc qui traverserait la Lituanie et la Pologne. Ce gazoduc aurait permis à ces États de percevoir des frais de transit et surtout de rester des interlocuteurs pour faire face à la Russie dans les questions énergétiques. De plus, la Lituanie voit d’un très mauvais œil le contournement de l’Ukraine, car la Lituanie et les États baltes en général restent très attachés à la sécurité énergétique ukrainienne. De plus, les États baltes ne voient pas l’intérêt de Nord Stream 2 alors que Nord Stream 1 pourvoit aux besoins énergétiques de l’Union.
Quelle est la perception en Lituanie quant à la centrale nucléaire biélorusse d’Astravets depuis sa mise en route en novembre 2020 ?
La construction de la centrale biélorusse fut une surprise pour les États baltes et porte l’empreinte de la Russie qui cherche à rester l’acteur dominant dans les questions énergétiques régionales. La Lituanie possédait une centrale nucléaire de type Tchernobyl qui a été fermée à la demande de l’Union européenne. Aussi, ayant une expertise nucléaire, les Lituaniens voulaient en construire une nouvelle dans l’optique de devenir un fournisseur et pivot énergétique tant au niveau régional qu’européen tout en profitant de la synchronisation des réseaux électriques baltes aux réseaux continentaux européens. Toutefois l’enclave russe de Kaliningrad entrave le projet de synchronisation des réseaux électriques et par la même occasion remet en question la construction de la centrale lituanienne. De fait, la Russie refuse que Kaliningrad soit intégrée aux réseaux de l’Union européenne afin de maintenir les États baltes et la Pologne dans le réseau postsoviétique où elle demeure un centre de gravité.
En outre, la Russie a lancé le projet de construction de la centrale nucléaire de Baltiskaïa à Kaliningrad en 2010, pour concurrencer le projet lituanien, en faisant de l’enclave une plateforme d’approvisionnement d’électricité dans la région. Bien que le projet kaliningradois n’ait pas abouti, la construction de la centrale d’Astravets en Biélorussie, portée par l’entreprise russe Rosatom,remplit le même rôle. En somme, la mise en route de la centrale s’inscrit dans la volonté russe de maintenir sa prééminence énergétique régionale.