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Les enjeux du soldat augmenté, avec le colonel Hervé Pierre
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Diplômé de l’école spéciale militaire de Saint-Cyr le colonel Hervé Pierre a servi sur de nombreux théâtres d’opération extérieure, dont l’Afghanistan et le Mali. De 2013 à 2015, il commande le 3ème régiment d’infanterie de marine qui tient garnison à Vannes. Titulaire d’un DEA d’Histoire, d’un master de l’Institut d’études politique de Paris et d’un master de Military studies du Command and Staff College des US marines à Quantico, le colonel Hervé Pierre est également docteur en sciences politiques. Sa thèse soutenue au centre Thucydide porte sur la pensée d’André Beaufre. Enseignant au sein du master de Relations Internationales conjointement proposé par les universités Paris Panthéon Assas et Sorbonne université, il est également directeur adjoint de la revue Inflexions. Depuis le 1er juillet 2018, le Colonel Hervé Pierre est conseiller militaire du Premier ministre.

L’équipe de Nemrod tient à remercier chaleureusement le colonel Hervé Pierre pour cet entretien et la qualité de nos échanges.

Entretien réalisé par Karan VASSIL le 29 Janvier 2021

 

  • Mon colonel, l’augmentation est-elle un phénomène nouveau alors que l’homme s’est toujours équipé pour augmenter ses capacités dans les rapports de force ?

Dans un article intitulé « Du bon dosage du soldat augmenté » Michel Goya tient ce propos : « Le soldat ne combat pas nu. Il étend ses capacités en s’associant avec des animaux, le cheval en particulier, et surtout en utilisant toutes sortes d’objets pour sa protection, depuis les premiers vêtements de cuir jusqu’au gilet pare-balles moderne, en passant par les armures de toutes sortes ou les casques. » (1) Par conséquent, dans sa définition la plus stricte, l’augmentation consiste à ajouter quelque chose au soldat qui n’appartient pas à l’être humain pour lui permettre de combattre.

Selon moi, il n’y a pas de nouveauté dans l’augmentation. L’augmentation du soldat est propre aux lois de la guerre. Simplement, dans la dialectique du combat, c’est celui qui a l’augmentation qui crée le différentiel le plus important, qui peut l’emporter sur l’autre. Dans un conflit symétrique, ce qui va permettre de l’emporter est soit l’intelligence tactique soit le facteur matériel, en étant mieux équipé, en nombre ou en qualité.

 

  • La réflexion sur le soldat augmenté a été relancée ces dernières années notamment, avec le Colloque de 2015, le rapport du Comité d’éthique de la défense remis au ministère des Armées en septembre 2020, et une série d’articles dans des revues stratégiques. Dès lors, comment comprendre l’importance accordée à l’augmentation dans les débats stratégiques, alors que ce n’est pas un phénomène nouveau ?

L’augmentation peut prendre plusieurs aspects. Elle peut ainsi consister à mieux équiper le soldat. Toutefois, aujourd’hui, cette trajectoire crée des soubresauts dans la mesure où l’augmentation peut se faire par la transformation de l’humain. La modification de l’être humain par la chirurgie ou par la pharmacopée constitue une véritable rupture. À cela s’ajoute la question de la réversibilité des transformations. Là encore il y a une différence entre les modifications réversibles – par exemple quand des combattants djihadistes prennent des drogues – et les modifications irréversibles. Dès lors, l’irréversibilité des augmentations, s’inscrit dans le débat transhumaniste. D’où plusieurs questions : Jusqu’où peut aller l’augmentation ? Peut-on franchir la limite de la réversibilité ?

 

  • Comment inscrire la question du soldat augmenté dans la dimension politique de l’engagement militaire ?

L’augmentation pose le problème du sens politique de l’engagement quand elle provoque une dissymétrie trop forte entre deux adversaires. Un des risques est qu’on peut perdre en sens ce qu’on gagne en puissance. Les sociétés qui espèrent avoir « zéro mort », en envoyant des robots ou en rendant le soldat invincible, écrasent l’adversaire car elles ne sont pas prêtes à payer le prix du sang. Dès lors, elles créent un rapport de force tellement déséquilibré qu’elles poussent l’adversaire à trouver des moyens détournés. Christian Malis dans Guerres et Stratégies au XXI ème siècle, montre comment un rapport de force déséquilibré pousse l’adversaire à des solutions extrêmes telles que le terrorisme. Clausewitz nous rappelle qu’on ne peut pas penser la guerre indépendamment du politique (2). Dans un rapport de force qui écrase l’adversaire, il n’y a pas de solution politique. Par conséquent, une trop grande puissance génère des effets pervers. De ce point de vue, je pense qu’il faut faire très attention à l’augmentation qui, en présentant un aspect de séduction chimérique, peut nous faire perdre de vue l’importance de trouver une solution politique à un conflit.

Bien évidemment il y a des augmentations dont on aurait tort de se priver. Ainsi, les robots mulets ou encore des vestes très résistantes aux balles sont des atouts majeurs pour le soldat. Cependant, l’augmentation doit avoir un sens et ne doit pas conduire à une montée aux extrêmes.

 

  • Pouvez-vous revenir sur les enjeux éthiques de l’augmentation ?

Il faut un guide éthique pour que l’engagement militaire soit en phase avec l’engagement politique. L’éthique renvoie aux valeurs d’un environnement, d’une communauté ou encore d’un État. L’Armée française incarne les valeurs de notre société, des valeurs démocratiques. Chaque fois qu’un soldat a un comportement contraire à ces valeurs, il remet en cause, à lui tout seul, l’esprit même de notre engagement. Je pense qu’il faut avoir une boussole politico-éthique de sorte que, sans se priver d’augmentations qui facilitent l’action de nos soldats, il faut se garder d’adopter une logique uniquement performative qui pourrait nous amener à renier nos propres valeurs.

Dans un éditorial que j’ai rédigé dans la revue Inflexions, j’ai avancé l’idée que l’augmentation peut aussi concerner le degré d’humanité. Dans ce cas, l’augmentation ne renverrait pas à une technologie mais à une éducation, qui augmenterait l’humanité de nos soldats. Développer les valeurs du soldat est une arme puissante dans la mesure où cela permet d’éviter des comportements qui remettent en cause le sens fondamental de nos engagements militaires. C’est un travail qui est déjà fait, mais qu’il faut poursuivre.

 

  • Lors de son audition par la Commission défense de l’Assemblée nationale du 20 juin 2020, le général Thierry Burkhard constatait que « le cycle de conflictualité qui a duré 20 ans où l’effort de nos armées s’est concentré sur le combat contre le terrorisme militarisé » (3) prenait fin. Il soulignait que les forces armées allaient connaître un durcissement des conflits avec un retour de la guerre de haute intensité et le retour des rapports de force entre États. Aussi, le rapport du Comité éthique de la défense rappelait que dans ce « contexte de durcissement des conflits et d’imprévisibilité », le besoin d’augmenter la capacité opérationnelle était d’autant plus importante. Se posent alors deux questions :
    • Est-ce que le projet du soldat augmenté s’inscrit dans le contexte d’un retour de la conflictualité interétatique ?

Le général Burkhard a bien souligné la nécessité de remonter en capacité de puissance, là où on s’est allégé d’équipements qui nous semblaient ne plus être indispensables aux types d’engagements que nous pratiquions. On a ainsi réduit nos capacités en artillerie sol-sol, sol-air, ainsi qu’en moyen de génie notamment de franchissement. Aujourd’hui, il y a un constat partagé, qu’il y a un retour de la conflictualité de haute intensité que cela soit sous la forme de guerres interétatiques – comme dans le Haut Karabakh – ou non. À Baghouz, contre l’État islamique, les artilleurs français ont été amenés à tirer avec les canons César un nombre important d’obus, une situation jugée peu probable sinon inconcevable il y a encore dix ans. 

 

    • Dès lors la nécessité de développer les capacités du soldat doit se comprendre dans une logique mimétique, dans la mesure où d’autres États se lancent dans des programmes de soldats augmentés. Finalement, ne peut-on pas comprendre la volonté de développer des programmes de soldats augmentés comme une nouvelle forme de course aux armements que se livreraient les États ?

Il ne faut pas se laisser abuser par la course technologique et ne pas oublier l’objectif politique. Aussi, c’est parce que nous voulons pouvoir maintenir le dialogue sur la scène internationale qu’il faut faire un effort pour maintenir la symétrie des capacités. Par exemple, les raids aériens menés en Libye doivent nous inciter à (re)développer nos capacités en interception sol-air. Ainsi, l’armement est un levier important de l’effet dissuasif d’un État, effet dissuasif qui lui permet d’avoir une voix sur la scène internationale. Toutefois, il ne faut pas rentrer dans une course à l’armement qui nous enfermerait dans une sorte de dilemme de sécurité. Dans une course du soldat augmenté, il y aura un seuil que la France ne dépassera pas, car l’approche militaire ne doit pas éclipser le rôle du politique dans le règlement des problèmes de sécurité internationale.

 

  • Quel pourrait être l’avantage du soldat augmenté dans le cadre de guerres asymétriques ?  Le fantassin occidental bénéficiant déjà d’un avantage incomparable par rapport au combattant dit «  assymétrique », les conflits asymétriques ne montrent-t-ils pas la limite de la technologie dans ces guerres qui sont marquées par le retour de ce que le général Beaufre appelait la « guerre primitive » ?

Il faut sortir de la dichotomie de la guerre primitive-guerre technologique. L’irrégulier est entré dans ce que Christian Malis appelle la « techno-guérilla » car il  est capable de combiner ce qu’il y a de plus primitif dans la guerre à ce qu’il y a de plus technologique. Chose impensable il y a 30 ou 40 ans, l’accès à la haute technologie – tels que des drones ou encore des téléphones satellitaire – à bas coût permet aux combattants irréguliers de s’équiper comme le soldat moderne. C’est une évidence pour le plus faible de faire un effort pour acquérir de la technologie. En revanche, étant dans une situation d’abondance, c’est pour nous moins évident car moins pressant. Dans le combat qui nous oppose à ces « techno-guérilleros » nous devons nous forcer à rester rustiques de sorte à appréhender le terrain comme l’ennemi, sans pour autant négliger nos atouts matériels. Autrement dit, alors que l’irrégulier cherche à réaliser le différentiel qui va permettre de l’emporter en augmentant la technologie, nous devons le faire non pas en diminuant la technologie mais en ayant une technologie intelligente et en étant capable d’avoir des savoir-faire très rustiques.

 

  • Est-ce que le coût des programmes du soldat augmenté n’accentuerait pas la tendance à la réduction des effectifs de combattants ? N’y a-t-il pas un risque qu’émerge une trop grande dépendance du fantassin vis-à-vis de la technologie, dépendance qui pourrait engendrer une diminution des moyens de la formation de l’homme-soldat au profit de la course à l’innovation technologique ?

Participant à l’effet dissuasif, l’entrainement est un pilier de l’engagement militaire et doit donc être le plus réaliste possible. En ce qui concerne l’idée d’une dépendance vis-à-vis de la technologie qui causerait une diminution de la formation, j’observe plutôt l’inverse. Aujourd’hui, on nous livre des équipements capables de fonctionner dans des modes « simulations » qui nous permettent de nous entraîner beaucoup plus facilement qu’auparavant même si cela ne remplace pas le terrain. L’inclusion de la simulation dans les technologies permet de garder cet équilibre entre apport technologique et maintien de l’entraînement nécessaire.

La crédibilité de l’outil militaire est une question autant de performance que de nombre. Je pense que nous ne sommes pas au stade où un nombre très réduit de soldats pourrait faire  le travail d’une armée, c’est une vision chimérique. De plus, la puissance est à la fois technologie et masse critique. Plus un matériel coûte cher, moins on en a en nombre, or il y a des effets de seuils, où il faut réfléchir à ce que la technologie peut nous apporter, mais aussi aux risques qu’elle fait prendre si on réduit trop le volume. Il y a ce qu’on appelle les masses critiques au-dessous desquelles on ne peut pas descendre au risque de voir la technologie devenir contreproductive.

 

 

(1) Goya, Michel. « Du bon dosage du soldat augmenté », Inflexions, vol. 32, no. 2, 2016, pp. 93-106.

(2) « La guerre n’est que le prolongement de la politique par d’autre moyens », Carl Von Clausewitz,  De la Guerre, 1832

(3) Audition du général Burkhard du 17 Juin 2020 par la commission de la Défense nationale de l’Assemblée nationale

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