Now Reading:
Entre la France et la Russie, le défi de la lutte d’influence cyber en Afrique
Full Article 7 minutes read

Entre la France et la Russie, le défi de la lutte d’influence cyber en Afrique

Par Karan Vassil,

Dans une conférence Zoom du 15 décembre, Facebook annonçait avoir fermé trois réseaux d’influence opérant en République Centrafricaine, depuis la Russie et la France. Nathaniel Gleicher, le responsable de la sécurité du réseau social, expliquait que « c’est la première fois que [les] équipes ont trouvé deux campagnes, l’une de France, l’autre de Russie, activement engagées l’une vis-à-vis de l’autre ».  Il affirmait également que les comptes français étaient opérés par « des individus associés à l’armée de terre française. » Aussi, une étude réalisée par le groupe de chercheurs américains Graphika et de l’observatoire d’internet de l’université Stanford, faisait état de la bataille d’influence que la France et la Russie se livrent en Centrafrique et au Mali. Cette lutte d’influence a lieu dans des régions où la France apporte un soutien important à des Etats en proie à de graves problèmes politiques et sécuritaires. Depuis le sommet Russie-Afrique d’octobre 2019, la Russie cherche à étendre son influence en Afrique. L’action russe en Afrique est en continuité avec les pratiques subversives de la Russie dans d’autres régions du monde. Aussi, les révélations de Facebook montrent que l’Afrique est devenue le terrain d’une lutte d’influence entre la Russie et la France.

Les luttes d’influence ne sont pas un phénomène propre au XXIème siècle. En revanche, leur déploiement dans l’espace cyber est inédit. Les phénomènes de manipulation de l’information et de propagande atteignent dans ce nouvel espace stratégique des niveaux inégalés. Durant la décennie 2010-2020, la multiplication des cyberattaques montre qu’internet ne peut plus être considéré « comme un progrès de la liberté et une promesse de perfectionnement pour la démocratie. » [1]. Le cyber est devenu un espace conflictuel. Plus précisément, comme le souligne Amy Zegart, les réseaux sociaux, facilitent les actions d’influence et d’ingérence[2]. C’est dans ce nouveau contexte stratégique que la France a intégré la dimension cyber dans lutte informationnelle menée par l’Armée sur les théâtres d’opération.

Le cyber est un nouvel espace stratégique qui offre des opportunités de subversion pour des acteurs étatiques ou non. Ainsi, l’implication russe dans les nombreuses cyberattaques qui ont eu lieu ces dernières décennies – de l’attaque de 2007 en Estonie à la dernière qui frappe les Etats-Unis depuis octobre 2020 – et dans des opérations d’ingérence et d’influence, comme celle dans la campagne électorale de 2016, est indiscutable. Le cyberespace est une zone grise où le déni plausible peut être exercé car il est difficile d’engager la responsabilité des commanditaires d’actions subversives. La désinformation cyber russe s’articule autour du concept soviétique de la maskirovka qui désigne l’art de la dissimulation et de la désinformation. L’usage de la désinformation a une place importante dans la doctrine de « la guerre de nouvelle génération », élaborée par les milieux stratégiques russes contemporains[3]. Selon la pensée militaire russe, la guerre de l’information « consiste à sécuriser les objectifs de la politique nationale en temps de guerre comme de paix par des moyens et des techniques permettant d’influencer les ressources informationnelles du camp adverse, [dont] la désinformation, la manipulation, la propagande, le lobbying, le contrôle des crises et le chantage[4]. »

L’Afrique est devenue ces dernières années un terrain propice aux campagnes de désinformation russes pour plusieurs raisons. D’une part, les opinions publiques sont plus sensibles aux discours anti-occidentaux de la Russie qui bénéficie encore du prestige soviétique de la lutte anticoloniale[5]. Les médias russes tels que Russia Today ou encore Sputnik News ont connu une augmentation croissante de leurs audiences africaines[6]. D’autre part, le développement fulgurant des nouvelles technologies et leur démocratisation auprès des populations africaines, a permis à la Russie de mettre en œuvre des campagnes de désinformation agressives dans le cadre d’opérations clandestines via les réseaux sociaux. Ces opérations organisées par des cyberpirates engagés par les services de sécurité russes visent régulièrement la présence française dans différents Etats africains. Ainsi, en janvier 2018, une campagne numérique #BoycottFrance est lancée en République Démocratique du Congo. Plus récemment, des actions similaires ont été menées au Mali et en République Centrafricaine, où 63 faux comptes Facebook ont été fermés par le réseau social[7]. Ces comptes sont liés à l’homme d’affaires russe, Evgueni Prigozhin qui est à la tête de la société militaire privée Wagner.  Il est un acteur clé dans les différentes actions clandestines mises en œuvre ces dix dernières années par le Kremlin. Les diverses actions russes, de l’influence à la désinformation, visent à saper les actions de stabilisation politique et sécuritaire que la France mène dans ces régions.

Or, la stratégie française de la cyberguerre s’est longtemps cantonnée à l’aspect technico-militaire, c’est-à-dire à la protection et à la résilience des systèmes d’information et de communication. Même si le ministère des Armées avait une doctrine des opérations d’influence, celle-ci n’était pas adaptée à l’espace cyber. En juin 2020, dans un entretien donné au journal Le Monde[8], le chef d’État-Major des Armées, le Général Lecointre, a annoncé qu’une nouvelle doctrine de lutte informationnelle allait voir le jour. Elaborée notamment par la Direction du renseignement militaire, le centre des actions sur l’environnement de Lyon et le Commandement cyber, cette nouvelle doctrine aura pour « objectif de lutter contre les tentatives de déstabilisation de l’information sur notre espace.[9] » Aussi, la fermeture de comptes Facebook que le réseau social associe à l’Armée de Terre, montre que la France semble avoir relevé le défi de la guerre informationnelle. Cette nouvelle approche s’inscrit dans les restructurations institutionnelles que l’Etat a engagé dans le monde de la défense pour mieux faire face aux défis de l’espace cyber. La création d’un Commandement de cyberdéfense (2017), la publication de la Revue stratégique de cyberdéfense (2018) ainsi que la loi de programmation militaire 2019-2025 sont autant de signes encourageants de cette nouvelle dynamique.

Le Ministère des Armées n’a pas commenté les révélations de Facebook quant à l’existence de comptes associés à l’armée de Terre pratiquant une campagne d’influence hostile à la Russie en Centrafrique.  En matière d’actions clandestines les Etats démocratiques ont les mains bien plus liées que des acteurs subversifs. En l’espèce, les profils Facebook français visaient uniquement la Russie et ne traitaient pas de l’actualité électorale de la République Centrafricaine, de sorte qu’il n’est pas question de soupçon d’ingérence française. Enfin, cet obstacle ne doit pas entraver la guerre informationnelle que la France livre en Afrique car, elle ne concerne pas seulement la Russie mais aussi les l’activité de propagande des réseaux djihadistes.


[1] LEV-ON Azi, MANIN Bernard, “ Internet : la main invisible de la délibération », Esprit, N°5, mai 2006, p195-212.
[2] ZEGART Amy, MORELL Michael, « Spies, Lies and Algorithms. Why U.S Intelligences Must Adapt or fail”, Foreign Affairs, mai/juin 2019
[3] Valery Guérassimov, « La valeur de la science de la prédiction », Voenno-promyshlennyj kur’er (Le Courrier militaro-industriel), 27 février-5 mars 2013.
[4] 8. CHEKINOV Sergei, BOGDANOV Sergei, « Asymmetrical Actions to Maintain Russia’s Military Security », Military Thought, vol. 1, 2010, p. 17-22
[5]JEANGENE-VILMER, Jean-Baptiste, ESCORCIA Alexandre, GUILLAUME Marine, HERRERA Janaina, Les Manipulations de l’information : un défi pour nous démocraties, rapport du CAPS et de l’IRSEM, aout 2018.
[6]  LIMONIER Kevin, Diffusion de l’information russe en Afrique. Essai de cartographie générale, Note de recherche n°66 de l’IRSEM, 13 novembre 2018.
[7] BAROTTENicolas, « Guerre de l’intox franco-russe en RCA » Le Figaro, 17 décembre 2020
[8] GUIBERT Nathalie, « Le général François Lecointre : « Une armée n’est pas faite que pour la gestion de crise », Le Monde, 14 Juillet 2020
[9] Ibid.

Input your search keywords and press Enter.