Dans la soirée du vendredi 16 octobre 2020, le professeur d’histoire-géographie Samuel Paty est mort, «décapité», selon une forme ritualisée, et désormais mondialisée, de la violence. Ce professeur a été assassiné pour avoir exercé sa tâche; il est mort pour avoir défendu la conception républicaine de la citoyenneté. Avec ce meurtre, la liberté d’expression n’est plus seulement attaquée dans un lieu où elle se produit au quotidien, mais là où elle s’apprend et se met en forme. Un même effroi qu’à l’occasion des précédents attentats nous saisit, auquel se joint le sentiment d’un profond malaise. Derrière les hommages désormais habituels, les mêmes indignations, les mêmes promesses, les mêmes mots. Les mêmes discours répondent à de nouvelles minutes de silence, les mêmes solennités embarrassées, les mêmes slogans. Comme un disque rayé, qui tournerait inlassablement en boucle. Comme si, au fond, la collectivité nationale percevait, sous la répétition des mêmes cérémonials et des mêmes formules imposées, la même défaillance de l’État.
Comme si, en d’autres termes, nous ne pouvions nous résoudre à ce que la puissance publique trahisse enfin sa faiblesse, ses doutes et son impuissance face aux terroristes. Comme si, pour la première fois, leur menace semblait sans solution. Comme si, en fin de compte, la République paraissait condamnée à intervenir, là où elle ne pouvait plus prévenir, anticiper ou guérir, parce qu’en somme, il n’y avait plus rien d’autre à faire.
Le soir même, le Président de la République qualifiait l’évènement «d’attentat terroriste islamiste». Et, de fait, les éléments de preuve sont là. La nature politique et religieuse de l’acte caractérisée. Il nous appartient d’en tirer toutes les conséquences. Politiquement et juridiquement bien sûr, mais aussi sur le terrain de la pensée. En un sens, les notions de «terrorisme», d ‘«obscurantisme» et même d’ «islamisme» sont justes. Malheureusement, elles ne vont pas assez loin . Un pas intellectuel essentiel reste à faire. Si la dimension exogène de la menace a été bien identifiée, si nous savons à présent qu’elle profite de réseaux de prosélytisme et de propagande établis, financés et soutenus depuis l’étranger, un certain nombre d’assassins étaient soit de nationalité française, soit en passe d’acquérir, soit accueillis sur le territoire national.
Il ne s’agit pas ici de réveiller le vieux fantasme d’une «5ème colonne» tentaculaire et occulte, mais bien d’affronter de face la véritable nature de la menace, résolument et avec lucidité. Sur ce point, le problème est tout autant extérieur qu’intérieur. Cette fois-ci, les commanditaires n’ont pas inspiré le meurtre depuis un territoire lointain, de quelques déserts ou montagnes escarpées. Non, le meurtrier, comme les inspirateurs, étaient déjà là, sur le sol de France. Les seconds pour armer idéologiquement le bras du crime, à travers une campagne de harcèlement public, le premier pour donner à cette haine diffuse qui gangrène une partie du corps civique, son prolongement physique, symbolique et théologico-politique. Le problème est donc bel et bien ici, parmi nous, et non dans un ailleurs exotique. N’oublions jamais que les frères Kouachi, avant d’être des terroristes islamistes, étaient citoyens français, nés en France, et que leur instruction s’était faite sur les bancs de l’école républicaine.
Ne réduisons donc pas l’assassinat de Samuel Paty à un acte isolé. En fin de compte, la figure du terroriste se construit au même titre que celle du fou ou du monstre, comme un procédé psychologique de défense, qu’il soit individuel ou collectif. A ce titre, il nous permet de nous protéger contre une vérité inacceptable et inaudible, celle qui impliquerait de voir dans le regard du meurtrier une image familière et commune, vivant parmi nous, avec nous. Tirant de la Première Guerre mondiale des réflexions sur la nature humaine et le destin de l’Europe, Sigmund Freud mettait en garde ses lecteurs sur la responsabilité des collectivités nationales face aux pulsions meurtrières et destructrices des individus: s ‘«il faut compter avec le fait que, chez tous les hommes, sont présents des tendances destructives, donc antisociales et anticulturelles », il faut donc que la culture soit« défendue contre l’individu, et ses dispositifs, institutions et commandements se mettent au service de cette tâche. » (1)
Sans quoi, c’est la guerre civile qui s’annonce. Plus que jamais depuis la fin de la guerre froide, la République française est placée devant ses responsabilités: se soumettre progressivement, à petit feu, en lâchant chaque jour un pouce de terrain, ou vaincre totalement, absolument, définitivement. Comme l’écrivait Charles Péguy, chaque monde sera jugé sur ce qu’il a considéré comme négociable ou non négociable. Nous ne faisons pas exception à cette règle.