Par Adrien Sémon
L’offensive terrestre menée par l’armée arabe syrienne sur la poche d’Idlib a connu, cette semaine, un premier revers stratégique. Le 23 février, après avoir reconquis et dégagé l’autoroute M5 reliant Hama à Alep en s’étant assuré du contrôle des villes alentours telles que Maarat al-Numan et Saraqib, les forces loyalistes ont débuté la seconde phase de leur reconquête dirigée sur la partie sud de la poche afin de préparer la reconquête de l’autoroute M4 reliant Lattaquié à Alep. Au départ couronnée d’un succès rapide – la presque totalité du saillant sud est tombée au mains des forces pro-régime le 26 février – l’opération a été contrée par une offensive rebelle de grande ampleur.
Profitant que l’armée arabe syrienne (AAS) soit en opération ailleurs, les forces rebelles dirigées par Hayat Tahrir al-Sham (HTS) et appuyées par 7 000 militaires turcs ont reconquis le 27 février la ville de Saraqib, située au carrefour entre les autoroutes M4 et M5. De même, une contre-offensive fut déclenchée le 29 février en direction du sud faisant reculer de 10 kilomètres les forces loyalistes.
Ces derniers jours furent l’occasion pour HTS d’une démonstration de force : déploiement de chars T-90 lors de la prise de Saraqib, capture de plusieurs chars T-72 et de stocks d’armes laissés par l’AAS en retraite. Les rebelles ont également fait usage à différentes reprises de missiles sol-air de type MANPADS face aux raids aériens menés par les aviations syriennes et russes. Les forces pro-régime enregistrent des pertes matérielles et humaines sévères. Pour la seule journée du 29 février, l’OSDH dénombre le décès d’au moins 55 combattants loyalistes dont 14 membres du Hezbollah, de même que la mise hors de combat de 13 véhicules militaires. Selon Ankara, les destructions matérielles seraient supérieures : huit chars, quatre véhicules blindés, cinq obusiers, deux lance-roquettes et une batterie de défense antiaérienne. L’Iran, de son côté, a reconnu la perte de 21 combattants des Gardiens de la révolution sur le front sud. Damas a réagi en urgence à ce revers en rassemblant à Lattaquié le 29 février des troupes de l’AAS jusqu’ici dévolues à la sécurité de la région côtière. Ces troupes doivent être envoyées incessamment vers le front sud.
Cependant, la Turquie enregistre aussi des pertes. Le 27 février, une frappe aérienne proche de la ville de Balyun fit, d’après les déclarations du gouverneur du Hatay, 33 victimes parmi les soldats turcs alors présents. La Russie, en la personne de son ministre des Affaires étrangères, a affirmé ne pas être l’auteur de ces attaques et a indiqué que la partie turque n’avait pas informé de la présence de ses soldats dans cette zone. Ces pertes, les plus importantes subies par les forces turques en une seule journée depuis 2016, ont provoqué de vives réactions de la part d’Ankara. Rejetant, le 28 février, les explications de Moscou, le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a affirmé que la Turquie « ciblera et bombardera les sites de l’armée syrienne dans la région d’Idlib ». Le même jour, le président Erdogan intimait à la Russie de « s’écarter de son chemin à Idlib » et assurait que Damas paierait le prix pour ces attaques.
Sur le plan militaire, cette réaction s’est traduite par un accroissement de l’aide aux rebelles. Les forces armées turques présentes sur le terrain emploient désormais leur artillerie et leurs drones pour cibler les convois militaires syriens aux environs de l’autoroute M5, ralentissant les renforts et les communications de l’AAS. Par ailleurs, les Turcs ont réalisé plusieurs frappes de missiles sur les bases aériennes de Neirab et Kuweires à l’est de Damas le 29 février, et bombardé l’aéroport militaire de Hama le 1ermars, tandis qu’une usine d’armement à 13km au sud d’Alep fut ciblée à plusieurs reprises ces deux derniers jours. D’autres missiles furent lancés depuis la frontière entre la province du Hatay et la Syrie. Ce dimanche 1ermars, une batterie de défense aérienne syrienne a abattu un drone turc avant d’être elle-même détruite par une frappe de drone. Peu après la défense aérienne turque abattait deux SU-24 syriens au-dessus de Saraqib et du Jabal al-Zawiya, événement sans précédent depuis 2014. Un autre appareil fut ciblé en vol par un MANPADS au-dessus de Kafranbel en fin de journée.
À défaut d’obtenir une zone d’exclusion aérienne dans le nord-ouest syrien, la Turquie cherche, par le déploiement de ses batteries antiaériennes, à interdire au moins partiellement l’espace aérien au-dessus d’Idlib. La présidence turque a annoncé avoir mis en état d’alerte son aviation militaire, des vols de surveillance au-dessus de la frontière entre le Hatay et la Syrie ont été effectués alors même que l’armée de l’air syrienne a déclaré abattre tout appareil qui entrerait illégalement dans son espace aérien.
Enfin, après avoir concentré plusieurs centaines de troupes à Reyhanli, dans la province du Hatay, le ministre turc de la Défense a annoncé le déclenchement de l’opération « Bouclier du Printemps », première opération officielle contre le régime syrien. Le ministre a légitimé cette opération en affirmant qu’il s’agissait de « mettre fin aux massacres du régime et d’empêcher une vague migratoire ». Le président Erdogan a par ailleurs déclaré le 29 février vouloir établir une zone de sécurité de 30 kilomètres de profondeur tout le long de la frontière syro-turque pour y réinstaller plus d’un million de réfugiés et éviter une crise migratoire. Le message envoyé à la Russie a le mérite d’être clair : soit Damas cesse son offensive, soit les Turcs étendent leur zone d’occupation.
Dans une situation diplomatique inconfortable – le processus d’Astana menace de se rompre et l’accord de Sotchi est moribond – la Turquie cherche à faire pression sur son partenaire russe en faisant appel aux Etats-Unis. Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, a rencontré son homologue américain Mike Pompeo à Doha le 29 février. Il a réitéré la demande d’envoi de batteries de défense aérienne Patriot pour lutter contre le régime de Damas. Si cette demande a peu de chances d’aboutir – les Turcs ayant acheté le système russe S-400 – la Turquie a au moins obtenu le soutien diplomatique de l’OTAN. Réunis à Bruxelles vendredi en urgence, la Turquie ayant invoqué l’article 4 du Traité de l’Atlantique Nord[1], les ambassadeurs des pays membres ont condamné « la poursuite des frappes aériennes aveugles du régime syrien avec le soutien de la Russie dans la province d’Idlib ». L’OTAN se range aux côtés de la Turquie et demande « un retour au cessez-le-feu de 2018 ». Le secrétaire général de l’Alliance, Jens Stoltenberg, a réaffirmé le soutien à la Turquie « pour sa défense aérienne ». Des avions AWACS de l’OTAN vont ainsi patrouiller dans l’espace aérien turc.
Dans le même moment, le président Erdogan a reconnu officiellement – en violation de l’accord migratoire de mai 2016 – avoir « ouvert les portes » à plus de 18 000 personnes migrant illégalement vers l’Europe. La Turquie espère ainsi faire pression sur les Européens pour que ceux-ci lui viennent en aide et ne condamnent pas son projet de zone d’occupation. De fait, ce 1ermars, l’Union Européenne a demandé une réunion urgente des ministres des Affaires étrangères des pays membres pour discuter des récents développements à Idlib.
Les possibilités d’issue diplomatique dans l’immédiat demeurent minces. Le 27 février, peu avant les frappes qui firent 33 morts dans les rangs turcs, le président russe avait déjà refusé la proposition turque de rencontre quadripartite Turquie – Russie – France – Allemagne au sujet d’Idlib. Depuis, la marine Russe a déployé les frégates Admiral Makarov et Admiral Grigorovicthpour renforcer sa base de Tartous, tandis que les forces turques ont bombardé le centre de commandes russe à Arima à l’ouest de Manbij selon l’OSDH. S’il paraît invraisemblable que ces événements débouchent sur un affrontement entre les forces turques et russes, des affrontements plus prononcés que ceux de ces derniers jours entre l’armée arabe syrienne et l’armée turque ne sont pas à exclure.
SOURCES ET REFERENCES :
[1]« Les parties se consulteront chaque fois que, de l’avis de l’une d’elles, l’intégrité territoriale, l’indépendance politique ou la sécurité de l’une des parties sera menacée. » Traité de l’Atlantique Nord, article 4.