Par Matthieu de Ramecourt
« Les satellites deviennent des proies, des cibles, alors même que les capacités antisatellites de certaines puissances se renforcent. »
Florence Parly, ministre des Armées, 13 Septembre 2018.
Dans un contexte international mouvementé, l’espace extra-atmosphérique (EEA) fait figure de milieu peu réglementé en terme de désarmement et de maîtrise des armements. Alors que les Etats-Unis affichent ostensiblement leur unilatéralisme militaire avec la création d’une space force indépendante des autres corps d’armées[1], la faiblesse des mécanismes de régulation apparaît plus que jamais préoccupante.
Les technologies qui pourraient être utilisées dans le cadre d’une stratégie spatiale militaire sont relativement accessibles. En effet, « toute nation disposant de missiles moyenne portée, de lasers de moyenne puissance et de moyens de poursuite, voire de compétences de brouillage ou de cyberattaque, a des capacités de perturber ou d’endommager des systèmes satellitaires »[2]. De nombreux types d’agression peuvent être envisagés : elles peuvent viser les infrastructures spatiales terrestres, physiques ou bien numériques. Les moyens utilisables, les armes anti-satellitaires (ASAT), peuvent être utilisées depuis le sol ou depuis l’espace. Ces cyberattaques, brouillages des télécommunications ou attaques cinétiques – depuis des satellites ou des infrastructures au sol – peuvent à eux seuls conférer à une puissance la maîtrise de la dimension spatiale.
Dès la Guerre Froide, ses deux principaux acteurs, les Etats-Unis et l’URSS, convinrent de limiter une potentielle guerre des étoiles, tant une telle issue semblait dangereuse. Le consensus dégagé se retrouve au sein du corpus juridique international, composé de cinq traités élaborés entre 1967 et 1984[3]. Bien que le traité de 1967 prohibe le stockage et l’utilisation d’armes de destruction massive dans l’espace[4], le principe d’« usage pacifique » qu’il promeut porte à confusion[5]. Après cinquante ans d’existence, le constat est sans appel : les innombrables difficultés posées par son interprétation – ne serait-ce que sur la définition de l’arme spatiale – atténuent sa portée[6] et ne limitent nullement une potentielle course aux armements. Les initiatives diplomatiques tentant de répondre à cette problématique ont fait face à de nombreux blocages, de telle sorte qu’aucune avancée légale et contraignante n’a été enregistrée depuis plusieurs décennies.
Alors que l’« arsenalisation » de l’espace devient une réalité, que le domaine est régulièrement décrit comme un nouveau milieu de confrontation[7], la diplomatie actuelle semble impuissante à limiter les tensions entre les différents acteurs.
Des camps diplomatiques bien définis
Les débats entourant la maîtrise des armements spatiaux prennent place dans plusieurs arènes distinctes. A côté de l’Assemblée Générale des Nations Unies (AGNU), sont officiellement concernés le Comité des Nations Unies pour l’Utilisation Pacifique de l’Espace extra-atmosphérique (ou COPUOS[8]) de Vienne, la Conférence de Désarmement (CD) de Genève, ainsi que les premier[9] et troisième[10] comités des Nations Unies.
Au-delà de cette complexité institutionnelle classique, la diplomatie spatiale est caractérisée par l’existence de camps diplomatiques particulièrement stables. Le site de l’Organisation des Nations Unies[11] distingue ainsi deux camps lorsqu’il introduit le sujet. Au sein de la Première Commission de l’ONU, « l’Union européenne (UE) et certains de ses membres, d’un côté, et la Fédération de Russie et la Chine, de l’autre, ont ainsi plaidé en faveur de mesures différentes pour réduire le risque d’une course aux armements dans l’espace, cela dans un contexte sécuritaire international dégradé ». Dans le même esprit, alors qu’en décembre 2006 l’Assemblée Générale de l’ONU, sur proposition de son premier comité, avait réaffirmé que « la prévention d’une course aux armements dans l’espace extra-atmosphérique éviterait un grave danger pour la paix et la sécurité internationale »[12], seuls les Etats-Unis et Israël ont voté à l’encontre de la résolution.
L’étude ces positions diplomatiques nous amène à distinguer trois camps, tous trois dominés par une ou plusieurs puissances spatiales. Le premier camp est traditionnellement la première puissance mondiale en la matière, les Etats-Unis. Face à eux, nous retrouvons la République Populaire de Chine et la Fédération de Russie, leaders de l’opposition. Enfin, avec une position médiane, l’UE et ses membres apparaissent comme le troisième bloc diplomatique.
Cette analyse peut être enrichie par les théories réalistes de Dario Battistella[13]. Selon lui, « c’est grâce à [l’] hégémonie que l’ordre international est assuré ». Il estime également que « la nation dominante a créé un système au sein duquel des règles et des normes fournissent des bénéfices dans les domaines économique et de sécurité. Elle est soutenue par un ensemble de nations satisfaites ». L’auteur distingue ainsi la puissance dominante, hégémonique, des challengers révisionnistes, et des puissances satisfaites de l’hégémonie du dominant. Ces dernières profitent de la protection et de l’ordre international créé et entretenu par l’hégémonie pour défendre leurs intérêts. Cet échange protection/soutien entre le dominant et les satisfaits empêche de facto les challengers de contester militairement la domination, tant le rapport de force est à leur désavantage.
Appliquée à notre cas d’étude, cette grille de lecture a l’intérêt d’expliquer l’existence de ces trois camps. L’hégémon américain se refuse à subir un texte contraignant, tant sa supériorité est flagrante. Les challengers, menés par les gouvernements russe et chinois, dénoncent cette suprématie en promouvant un traité d’interdiction des Armes anti-satellitaires (ASAT). L’UE et ses membres, satisfaits de la prépondérance des Etats-Unis avec lesquels ils ont tissés d’étroites relations sécuritaires[14], cherchent alors le consensus, refusant de s’opposer frontalement à la diplomatie de la première puissance spatiale. La philosophie de ces deux derniers camps se retrouve dans deux initiatives diplomatiques : le traité d’interdiction sino-russe (PPWT) et le code de conduite européen (ICoC).
Le Traité d’interdiction sino-russe (PPWT)
Dès 2002, la Russie et la Chine proposent, avec le soutien de l’Indonésie, de la Biélorussie, du Vietnam, du Zimbabwe et de la Syrie, les « éléments possibles d’un futur accord juridique international relatif à la prévention du déploiement d’armes dans l’espace et de la menace ou de l’emploi de la force contre des objets spatiaux »[15]. Ces éléments sont concrétisés en 2008 par la proposition officielle de la Chine et de la Russie d’un traité de désarmement de l’espace. Intitulée Treaty on Prevention of the Placement of Weapons in Outer Space, The Threat of the Use of force against Outer Space Objects (PPWT), la seconde version (2014) est proposée devant la Conférence de Désarmement.
Tout en réaffirmant le droit de légitime défense consacré par l’article 51 de la Charte des Nations Unies[16], la proposition de traité vise à prohiber le déploiement de systèmes d’armes dans l’espace extra-atmosphérique. La proposition innove en interdisant, pour une durée indéterminée, l’usage de la force ou la menace d’usage de la force[17]. Le projet PPWT est également soutenu par les autres membres des BRICS. Le Brésil, l’Inde et l’Afrique du Sud ont en effet officiellement soutenu l’initiative sino-russe lors du sommet tenu à Xiamen en 2017[18]. En réaffirmant le souhait d’une « utilisation pacifique des systèmes déployés dans l’espace(…) en accord avec le droit international »[19], ils soutiennent « l’effort initié (…) par la Chine et la Fédération de Russie »[20].
La principale opposition à l’initiative sino-russe vient des Etats-Unis. Dès 2008, une lettre adressée au Secrétaire général de la Conférence du Désarmement[21] critique acerbement les lacunes du projet. La seconde version du PPWT de 2014 ne fait pas évoluer la ligne diplomatique américaine. Estimant que le traité ne « satisfait pas aux critères arrêtés par le Président dans la politique spatiale nationale de 2010 pour aborder les notions et propositions de limitation des armements, à savoir qu’elles doivent être équitables, effectivement vérifiables et propres à améliorer la sécurité nationale des États-Unis et de leurs alliés »[22], la diplomatie américaine s’y oppose frontalement.
L’opposition au PPWT, au-delà même de l’argumentation de l’administration américaine, rend inapplicable un tel projet. Un traité de limitation ou d’interdiction d’armes sans la première puissance spatiale et militaire est difficilement envisageable.
Le code de conduite de l’UE (ICoC)
Face aux blocages des négociations, l’UE présente en 2008 un code de conduite (ou International Code of Conduct – ICoC) visant d’une part la stabilité internationale à travers des mesures de transparence, et d’autre part la sécurisation des infrastructures spatiales via l’adoption de comportements responsables. Cette position médiane, qui tente de concilier augmentation des menaces et veto américain, relève du droit non contraignant. L’initiative est menée par le Service Européen d’Action Extérieure, institution créée en 2011 chargée de la gestion des relations diplomatiques de l’UE avec les Etats non-membres[23].
Sur la forme, l’ICoC européen s’oppose en tout point au PPWT. Pour répondre aux blocages diplomatiques, l’UE cherche à extraire les négociations de l’enceinte onusienne. Elle a ainsi fait le choix de consultations multilatérales informelles. Actuellement, quatre cycles de négociations ont été menés : le premier à Kiev en mai 2013, le second à Bangkok en novembre 2013, le troisième au Luxembourg en mai 2014, et le dernier à New York en 2015. Ce mode de négociation suit le modèle de la Convention d’Ottawa sur les mines antipersonnel : l’idée est de dégager des principes unanimement reconnus, avant de les rendre progressivement contraignants. L’initiative de l’UE est donc un texte d’application volontaire, engageant les Etats sur la base de leur bonne foi sans procédure de contrôle. Une telle approche fait explicitement référence au code de conduite de La Haye sur les missiles balistiques de 2002 (HCOC) ; ce code prouve qu’un ensemble de soft law peut être respecté – du moins, en l’espèce, par ses 139 Etats signataires[24].
Sur le fond, le code de l’UE cherche à soutenir des bonnes pratiques visant notamment au renforcement de la transparence. Les douze articles initiaux de la proposition européenne sont divisés en quatre sections : principes et objectifs, mesures générales, mécanismes de coopération, et aspects institutionnels. Les mesures proposées promeuvent de meilleures pratiques internationales. L’ICoC s’intéresse ainsi à la réduction des débris spatiaux en encourageant des pratiques économes (art 4.3). Il met également l’accent sur les impératifs de transparence entre acteurs du domaine. En ce sens, des notifications, consultations multilatérales régulières et partage d’informations sont encouragées (respectivement art 5, 6 et 7). Les mesures prônées, tout en respectant la liberté des Etats – y compris en terme de légitime défense (art 2) – appellent ainsi à la responsabilité collective, dans un contexte dégradé.
L’initiative permet à l’UE de se placer comme garante du droit international et de la sécurité spatiale. Cependant, malgré l’optimisme initial, les négociations de l’ICoC sont au point mort depuis 2015. Critiqué tant sur la forme que sur le fond, le projet européen peine à convaincre. Les critiques concernent principalement trois éléments : les modalités de négociations (jugées opaques et illégitimes car en dehors de l’enceinte onusienne), le caractère non contraignant de l’initiative, et la reconnaissance du droit de légitime défense (prévu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies) dans l’espace[25].
Conclusion
La diplomatie spatiale, en termes de maîtrise et de contrôle des armements, est aujourd’hui au point mort. Les initiatives successives échouent à concilier les positions des différentes puissances spatiales. Le cœur du blocage vient principalement des Etats-Unis. L’ « allié » américain, peu enclin à se lier les mains dans un domaine qu’il domine, précipite le développement capacitaire de ses challengers, la Russie et la Chine.
SOURCES ET REFERENCES :
[1] PENENT Guilhem, Space Force, une mise en contexte, DSI n°138, décembre 2018, p.88.
[2] CSFRS, Sécuriser l’espace extra-atmosphérique : Éléments pour une diplomatie spatiale, p.66.
[3] Le droit de l’espace est principalement composé cinq Traités : le Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes (1967), l’Accord sur le sauvetage des astronautes, le retour des astronautes et la restitution des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique (1968), la Convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par des objets spatiaux (1972), la Convention sur l’immatriculation des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique (1976) et l’Accord régissant les activités des États sur la Lune et les autres corps célestes (1984).
[4] Article 4 alinéa 1 du traité de 1967 : « Les États parties au Traité s’engagent à ne mettre sur orbite autour de la Terre aucun objet porteur d’armes nucléaires ou de tout autre type d’armes de destruction massive ».
[5] Ibid., alinéa 2 : « tous les États parties au Traité utiliseront la Lune et les autres corps célestes exclusivement à des fins pacifiques ».
[6] COUSTON, Mireille, Droit spatial, Ellipses, Paris, 2014, p.94
[7] Voir en ce sens les déclarations du président Trump (President Trump Delivers Remarks to Members of the Military,13 Mars 2018), ou encore de la ministre française des Armées (Florence Parly, ministre des Armées, CNES, 13 Septembre 2018)
[8] En anglais, pour United Nations Committee on Peaceful Uses of Outer Space, comité ad hoc créé par la résolution 1472 de l’Assemblée Générale des Nations Unies.
[9] Consacré au désarmement et à la sécurité internationale.
[10] Consacré aux politiques spéciales et décolonisations.
[11] https://www.un.org/press/fr/2017/agdsi3583.doc.htm
[12] « The prevention of an arms race in outer space would avert a grave danger to international peace and security », Resolution adopted by the General Assembly [on the report of the First Committee (A/61/394)] 61/75. Transparency and confidence-building measures in outer space activities, 18 décembre 2006.
[13] Dario Battistella, « L’ordre international. Portée théorique et conséquences pratiques d’une notion réaliste », Revue internationale et stratégique 2004/2 (n° 54), p. 89-98.
[14] Comme l’illustre l’exercice « Schriever Wargame » en Octobre 2018. L’exercice, portant sur la « coordination politico-militaire et la manœuvres de capacités spatiales et cyber » met en jeu les Etats-Unis et, entre autre, les Etats français, allemand, et britannique. Cit. in. FRIEDLING Michel, propos recueillis par HENROTIN Joseph, Le CIE à la croisée des chemins, DSI n°138, décembre 2018, p.82
[15] UN, Communiqué de Presse, 27 juin 2002 https://www.un.org/press/fr/2002/CDG534.doc.htm
[16] Treaty on the Prevention of the Placement of Weapons in Outer Space, the Threat or Use of Force against Outer Space Objects, draft, 2014, art 4
[17] Op. cit., art 4.
[18] BRICS Leaders Xiamen Declaration Xiamen, China, 4 September 2017
[19] Op. cit., point 58 : « We reiterate that outer space shall be free for peaceful exploration and used by all States on the basis of equality in accordance with international law »
[20] Ibid. : « support the efforts to start substantive work, inter alia, based on the updated draft treaty on the prevention of the placement of weapons in outer space and of the threat or use of force against outer space objects submitted by China and the Russian Federation »
[21] Doc. CD/1847, 26 août 2008.
[22] Doc. CD/1998, 3 septembre 2014.
[23] https://europa.eu/european-union/about-eu/institutions-bodies/eeas_fr
[24] RATHGEBER, Wolfgang, REMUSS Nina-Louisa, SCHROGL Kai-Uwe, Space security and the European Code of Conduct for Outer Space Activities, Forum du désarmement, 2009.
[25] MARTA, Lucia, Code of conduct on space activities : unsolved critiques and the question of its identity, Note de la FRS n°26/2015, 17 Décembre 2015