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L’Europe de la défense, otage de ses dogmes ?
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« La condition sine qua non fondamentale de notre participation à la construction européenne, c’est ainsi le rétablissement explicite et solennel de la préférence communautaire, c’est-à-dire d’une protection raisonnable et appropriée de la Communauté européenne vis-à-vis de l’extérieur. »

Maurice Allais, prix Nobel d’économie 1988, Interview à l’Humanité, 26 mai 2005

 Par Paul Marion

 

Création d’un fonds européen de défense initiée en 2017 par la Commission européenne qui sera effectif dès 2021 ; nécessité d’une « culture stratégique commune » évoquée par Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne en septembre 2017 ; formation d’un « conseil de sécurité européen » appelée de ses vœux en juin par Angela Merkel. Sur les lèvres des dirigeants européens, les déclarations d’intention autour de l’Europe de la défense ne manquent pas depuis plusieurs mois.

 

Las, le jeudi 25 octobre, la Belgique  a adressé un camouflet sévère mais annoncé à ses partenaires continentaux. Outre-Quiévrain, l’armée de l’air a commandé 34 avions de chasse F-35 à l’industriel américain Lockheed Martin, en vue du renouvellement de sa flotte vieillissante de F-16 du même constructeur. Le « contrat du siècle » belge à 4 milliards d’euros était alors signé aux dépens de trois offres européennes, le JAS-39 de Saab, le Rafale de Dassault et le Typhoon du consortium Eurofighter (BAE, Airbus, Leonardo). Et les regrets publics d’abonder. « Coup de poignard » selon un diplomate européen, décision contraire aux « intérêts stratégiques européens » pour le président français, « occasion manquée de renforcer la coopération industrielle européenne » d’après le communiqué d’Eurofighter.

 

Le concert des impuissances n’élude pas l’évidence : pouvait-il en être autrement ? L’Europe de la défense a-t-elle les moyens de son ambition industrielle, constitutive de l’autonomie stratégique désormais revendiquée ? La décision belge et ses précédents polonais, britannique, néerlandais ou danois lèvent le voile sur une défense européenne paralysée par deux dogmes : l’exclusivité otanienne et la libre concurrence sur les marchés publics d’armement.

 

La définition même d’une « Europe de la défense » pose la question du rôle de l’OTAN, cadre très privilégié voire exclusif de la sécurité militaire du Vieux Continent depuis 1949. Sans interroger ouvertement la finalité de l’action otanienne, le principe d’autonomie stratégique pose la nécessité d’une indépendance industrielle et technologique de l’Europe, que l’attachement inconditionnel à l’OTAN ne permet pas pleinement.

 

L’attitude interne des Etats-Unis et la configuration de l’Alliance, qui en découlent, protègent prioritairement les intérêts industriels américains sur le vieux continent. Le concept de « nation cadre » lancé en 2014, qui consiste en une mutualisation des armements de « petites » armées autour d’une armée mieux dotée, vise surtout à uniformiser les moyens militaires européens, en les faisant converger vers les critères d’équipement de l’armée américaine. Et donc ses fournisseurs nationaux.

 

Concernant ses futurs avions de chasse, le ministre Belge des Affaires Etrangères a reconnu que le critère « otanien » de portage d’une charge nucléaire sur les avions était discriminant, afin que le pays puisse remplir sa mission nucléaire au sein de l’Alliance. Critère que seul Lockheed Martin pouvait remplir. Tout en martelant la prééminence des critères économiques « d’efficience » dans le choix du F-35, face aux accusations qui dénonçaient un appel d’offres « fléché », sur mesure pour Lockheed Martin.

 

Sur un plan purement juridique, le processus d’appel d’offres belge est effectivement conforme aux directives de la Commission Européenne, garantes de la libre concurrence sur les marchés publics d’armement. Depuis les deux directives du « paquet défense » lancé en 2007, la Commission entend faire prévaloir le critère de l’efficience économique, c’est-à-dire du rapport qualité-prix pour tout Etat qui effectue une commande militaire, devant toute considération politique. Cette approche économique unidimensionnelle d’enjeux stratégiques, prétend aboutir à la construction d’un marché européen de l’armement « ouvert et compétitif ».

 

C’est s’opposer à la lettre des traités européens. L’article 396 du TFUE, héritier d’une disposition identique du traité de Rome, exempte le marché de l’armement des règles concurrentielles du marché commun.  Dans une logique extensive et interprétative, dénoncée par la fondation Schuman, la Commission a depuis 2007 soumis les marchés publics de défense au dogme libéral de la concurrence ouverte. L’institution bruxelloise tente de sanctionner les réminiscences de préférences nationales et promeut un processus commercial transparent fondé sur des critères prioritairement économiques entre l’administration et l’industriel. Aux antipodes de la diplomatie interétatique habituelle.

 

Cette doctrine libérale nie ainsi la nature du marché militaire mondial, fondé sur le financement public… et la préférence nationale. Prompt à féliciter la Belgique par la voix de sa porte-parole Heather Nauert, le département d’Etat et le Pentagone ne se cachent pas d’avoir été les VRP et les créanciers du programme F-35 à l’export, quand le Buy American Act fait loi pour équiper l’US Army. Alors que le fonds de défense européen va allouer 13 milliards de 2021 à 2027 au financement d’un complexe militaro-industriel européen, la question de la préférence communautaire ne plus être ignorée. Les institutions européennes peuvent-elle durablement refuser la préférence communautaire aux industriels européens qu’elles prétendent soutenir par d’importants crédits, lorsque les parangons du libre-échangisme sanctuarisent la préférence nationale sur leur marché domestique de défense ? Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, s’est déjà déclaré défavorable à une telle préférence continentale.

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