Par Clara Arnaud
Depuis le 4 octobre, le Nord Caucase est agité par un contentieux frontalier touchant la République d’Ingouchie et la République de Tchétchénie. Il fait suite à la signature de l’accord d’établissement de la nouvelle frontière administrative tchétchéno-ingouche, signé par Iounous-bek Evkourov et Ramzan Kadyrov le 26 septembre dernier, sans consultation populaire.
Le 4 octobre, l’accord a été ratifié par le Parlement, suscitant une vague de protestation sans précédent en Ingouchie. Le Parlement aurait alors déclaré que la majorité des députés s’était opposée à la ratification. Ainsi, des manifestations se sont tenues à Magas, afin de réclamer un référendum contre cette nouvelle frontière terrestre, jugée illégale et inéquitable, et qui lèse la république ingouche au bénéfice de la Tchétchénie voisine. En effet, l’Ingouchie aurait cédé environ 9% de son territoire à Grozny, soit 38 341 hectares de terrain. Cette dernière aurait quant à elle cédé une part bien en deçà de ce qui était initialement prévu, suscitant la colère en Ingouchie, la plus petite république de Russie, dont l’économie est demeurée très agraire.
Le grand mufti d’Ingouchie a lancé un appel à la prière dans les rues de Magas, auquel auraient répondu entre 4000 et 8000 personnes. Le gouvernement ingouche a tenté de recourir à la force pour endiguer les manifestations mais les forces de l’ordre locales se sont érigées en soutien à la cause. Elles ont organisé le blocus des forces fédérales, plongeant le gouvernement dans une crise de légitimité. Les frontières au Caucase ont été héritées des découpages et redécoupages administratifs staliniens, qui visaient une politique d’assimilation, réalisée sur une base ethnolinguistique. L’ethnie était un instrument au service des politiques nationales de russification du Caucase du Nord.
Durant l’empire soviétique, ces deux républiques formaient la République Socialiste Soviétique Autonome (RSSA) tchétchéno-ingouche, associées grâce à des similitudes culturelles et religieuses. La chute de l’URSS a naturellement entraîné la résurgence des particularismes identitaires au Caucase, le réveil des cultures nationales et donc la remise en question de ces frontières artificielles. En 1993, à la veille du premier conflit russo-tchétchène, une nouvelle frontière tchétchéno-ingouche a été dessinée de facto, imposée par la division des deux républiques. En effet l’Ingouchie est restée rattachée à la nouvelle fédération de Russie, alors que la Tchétchénie réactivait ses velléités d’indépendance. Pour autant, cette frontière n’a jamais eu de réalité légale et faisait donc l’objet de tensions récurrentes entre les deux républiques. Dès lors, les regains de tensions territoriales apparaissent encore aujourd’hui comme une conséquence des politiques menées en ex URSS et du chaos conséquent de l’effondrement d’un système ayant prévalu plus de 70 ans.
Cet événement témoigne d’une autre problématique au Caucase, celle du népotisme, des logiques clientélistes et d’un abandon de la région par le pouvoir. Les deux gouvernements ont fermement écarté la tenue d’un référendum, pourtant réclamé par la cour constitutionnelle d’Ingouchie. Les deux présidents, en poste depuis plus de 10 ans, ont mis en garde contre la prolongation des manifestations populaires, dissuadant les réfractaires par la loi pour Iounous-bek Evkourov ainsi que par la force pour Ramzan Kadyrov. Ce dernier a menacé d’entrer en guerre contre l’Ingouchie et cette déclaration, qui inquiète les observateurs, ne semble pas préoccuper le Kremlin. La verticale du pouvoir et le système de loyauté instaurés par Vladimir Poutine dans les années 2000 ont conféré à Ramzan Kadyrov les pleins pouvoirs en Tchétchénie. Son assise ne laisse guère de marge de manœuvre à l’Ingouchie voisine, qui vient de perdre une part conséquente de son territoire et qui demeure largement moins soutenue par le pouvoir centrale. Le Kremlin avait d’ailleurs soutenu l’Ossétie du Nord en 1992, lors d’un contentieux frontalier larvé avec l’Ingouchie.
La posture attentiste et de neutralité de Vladimir Poutine pourrait s’expliquer par la crainte de provoquer une escalade de violence entre les deux républiques, par le délicat et absolu soutien du pouvoir à une Tchétchénie aujourd’hui vindicative et coupable de ne pas avoir respectée les termes de l’accord, et finalement par la problématique même de la détermination des frontières au Caucase, quand les états parties semblent être dans leurs droits. Le pouvoir central a toujours été confronté à une difficile et inégale administration du Caucase du Nord, entraînant un abandon progressif de ces périphéries par le centre. La région continue d’observer des trajectoires étatiques violentes et une imbrication des enjeux sécuritaires et politiques menaçant la stabilité de la Fédération.