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Révolution dans les Affaires Militaires : fondements et causes d’un concept
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Par Simon Roche

 

 

Karl von Clausewitz (1780-1831), stratège prussien, a théorisé dans son œuvre De la Guerre (1832) un élément fondamental de la « guerre réelle » qu’il désignait comme intangible : la « friction », c’est-à-dire les innombrables obstacles qui « entravent l’action », qui empêchent la force militaire d’atteindre ses objectifs, que même une « volonté de fer » ne peut réellement surmonter[1]. L’histoire a toutefois mis à l’épreuve cette définition et beaucoup ont vu dans les nouvelles technologies de l’information un changement radical dans l’essence de la guerre qui permettrait de dépasser la friction. De telles modifications techniques ont même été théorisées dans les années 1990 dans le concept de la Révolution dans les Affaires Militaires (RAM) qui s’est concrétisé politiquement avec la doctrine Rumsfeld (du nom du secrétaire à la Défense américain dans les années 2000).

 

Il s’agit cependant d’interroger le rapport de ce concept avec les réalités historiques : l’essence de la guerre évolue-t-elle réellement à travers la technique ? Bon nombre d’études sur la RAM se sont arrêtées à un niveau factuel, alors que le concept doit avant tout être interrogé sur ses fondements idéologiques et théoriques, et donc, in fine, sur la place qu’il occupe dans la pensée stratégique[2]. Cette étude du concept et des conditions qui ont présidé à sa création permet de penser la Révolution dans les Affaires Militaires dans son évolution, à une période où l’information et les nouvelles technologies tendent à remplir le champ de bataille et à le transformer.

 

Un nouveau paradigme : l’évolution de la guerre par la technique

 

Pour comprendre le concept de Révolution dans les Affaires Militaires il faut revenir à sa genèse. Il a tout d’abord pour origine un débat historiographique[3] qui naît dans les années 1950 autour de la thèse de Michael Roberts[4]. Selon lui, l’histoire militaire connaît un tournant décisif au XVIème siècle avec la révolution tactique que Guillaume de Nassau fait opérer à l’armée suédoise et qui lui permet, durant ce siècle, de conquérir militairement une partie de l’Europe. Cette thèse n’a que peu d’écho lors de sa parution et il faut attendre les travaux d’un universitaire britannique, Geoffrey Parker, pour lui donner un second souffle dans une thèse opposée : « The «Military Revolution, 1560-1660 » – A Myth ? ».[5] Pour Geoffrey Parker, la réelle révolution militaire n’est pas située en Suède, mais plutôt en Italie avec le tracé et l’artillerie. C’est en effet durant la campagne d’Italie de Charles VIII (1494) que l’artillerie lourde est pour la première fois utilisée de manière massive et décisive, ce qui met fin au règne des forteresses. En réponse, le tracé à l’italienne se développe, nouvelle forme de fortification dont la géométrie et les fondations sont mieux adaptées aux armes nouvelles. La poliorcétique – art d’assiéger les villes – répondrait alors à la dialectique de l’obus et de la cuirasse, moteur de l’évolution technique du fait guerrier.

 

Au-delà du débat de fond, ces théories ont le mérite de faire émerger une réflexion sur l’évolution de l’acte de guerre qui serait fondée sur l’innovation militaire en matière technologique, doctrinaire ou pratique. Cette approche est reprise au-delà même du débat proprement historiographique, puisqu’elle correspond par exemple à la démarche de John Keegan pour son Histoire de la Guerre[6] : il y aurait ainsi des révolutions militaires qui structurent l’histoire de la stratégie et de la guerre. En réalité, ces approches innovent puisqu’elles substituent à une logique d’essence une logique technique : loin d’avoir une essence immuable, le fait guerrier évoluerait avec l’histoire des « moyens de destruction »[7].

 

C’est en tout cas comme cela qu’est repris le concept dans les années 1990. En parallèle de cette première théorisation de la révolution militaire, se développe dans les années 1970-1980 le concept de Révolution des Affaires Militaires à proprement parler qui correspond à l’américanisation du concept initial[8]. Le débat évolue pour trouver un nouveau terrain et de nouveaux acteurs. Il est alors repris par les politiques américains pour répondre à la question stratégique essentielle de l’après-Guerre Froide : comment donner aux Etats-Unis les outils d’une suprématie incontestée alors que l’ennemi n’est pas défini ?[9] Cette question rencontre alors une opportunité technique : les nouvelles technologies de l’information permettraient de changer de manière cruciale le visage de la guerre.

 

La RAM aux origines d’une nouvelle forme de guerre

 

Le changement profond que confère la RAM est une amélioration de trois tâches fondamentales à la guerre que sont la précision, la détection et la communication, puisqu’elles sont les composantes fondamentales de « la synergie entre frappes de précision et progrès en matière d’acquisition et de traitement de l’information » [10], telle que la guerre du Golfe de 1991 le laisse présager : la précision semble arriver à un niveau de perfectionnement élevé avec une réduction de l’écart circulaire probable (ECP) à quelques mètres ; les capacités de détection sont telles que désormais le « brouillard de guerre », caractéristique de la stratégie mise en avant par Clausewitz, se dissipe pour laisser place à une situation awarness – terme qui désigne le caractère identifiable et relativement prédictible d’un environnement physique ; enfin, les communications deviennent optimales avec une parfaite maîtrise du cycle OODA (« Orientation-Observation-Décision-Action »)[11]. Cet ensemble d’évolutions, apporté par les nouvelles technologies de l’information, permet une nouvelle forme de guerre : les guerres seraient alors des guerres d’information, connues en anglais sous le nom d’information warfare ou information dominance[12].

 

Il ne s’agit pas ici de revenir sur les fondements techniques ou technologiques qui permettent cette nouvelle forme de guerre, mais bien plutôt de comprendre la nouvelle nature de la guerre telle qu’elle se théorise au sein de la RAM. Lorsqu’elle se développe dans les années 1990, elle est clairement fondée sur un paradigme scientifico-rationnel qui adopte une vision déterministe de l’histoire[13] (qui était par ailleurs celle qui sous-tend la notion de « révolution militaire »). Autour du triptyque « précision, détection, communication », profondément amélioré par les nouvelles technologies, la RAM rendrait compte d’une lente évolution de l’histoire des pratiques de guerre qui, après les sanglantes guerres mondiales, mènerait inévitablement à une baisse des effectifs engagés et à la « guerre zéro mort »[14].

 

La métamorphose politique du concept de RAM se concrétise alors dans les années 2000 lorsque le secrétaire à la Défense américain de l’époque, Donald Rumsfeld, développe sa doctrine de la « transformation ». Cette doctrine et le concept qu’elle porte prennent toute leur importance en 2001 en réponse aux attentats du 11 septembre. Il s’agit alors pour le secrétaire à la Défense de repenser le modèle d’armée des Etats-Unis et, par ricochet, de ses alliés (le Commandement Allié Transformation, ACT, est fondé en 2002). S’ils se révèlent capables de réaliser un bond technologique suffisant, ceux-ci, au travers d’une meilleure maîtrise de l’information, acquerront un avantage définitif sur n’importe quel adversaire. Ces fondements sont depuis profondément ancrés puisque le nouveau paradigme d’alors, la frappe de précision à longue distance[15], est aujourd’hui encore l’un des fondements stratégiques et tactiques des armées modernes. Les frappes menées par la France en Syrie en avril 2018, conjointement avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne au moyen de ses missiles de croisière navals (MdCN), rendent compte de ce paradigme[16] : un missile hautement technologique permettrait de neutraliser à longue distance des forces ennemies sans implication de troupes au sol.

 

Une RAM politique

 

Nous avons jusqu’alors adopté une approche historique de la guerre qui mettait au premier plan l’évolution technique. Autrement dit, la RAM s’inscrivait dans la lente histoire de l’évolution des technologies et techniques militaires qui, au fil du temps, modifie l’art de la guerre et, par écho, la pensée stratégique en elle-même. Pourtant, à la suite de Christophe Wasinski, il est possible de considérer différemment le concept de RAM, en passant d’une approche historique à une approche socio-politique : la réflexion sur la RAM ne partirait pas d’un constat technologique, mais bien plutôt d’une construction politique ayant pour finalité de « construire un projet technique qui va donner sens et intégrer en un tout cohérent des outils militaires »[17]. La RAM ne serait alors pas tant une réalité technique qu’un instrument politique et un enjeu de pouvoir aux Etats-Unis[18].

 

Pour comprendre cela, il faut revenir aux fondements de sa conceptualisation avant qu’elle n’émerge comme politique publique de défense avec la doctrine Rumsfeld. Le père de la RAM politique est Andrew Marshall, une éminence grise de la stratégie américaine pendant et après la Guerre Froide[19]. Il est à la tête de l’Office of Net Assessment (ONA), « centre de réflexion interne au Pentagone [qui] a pour vocation de penser aux moyens de faire face aux futures menaces qui pourraient peser contre les Etats-Unis »[20]. Créé en 1973, il n’a jamais connu d’autre directeur que Marshall avant 2015. C’est en son sein que se crée le concept ; autrement dit, la RAM prend naissance dans les entrailles des agences américaines propres au système de défense des Etats-Unis. Elle est définie pour la première fois dans un document officiel de juillet 1993, Some Thought on Military Revolution, signé de la main d’Andrew Marshall et publié par l’ONA :

« Une Révolution dans les affaires militaires est un changement majeur dans la nature de la guerre [warfare] suite à l’application de nouvelles technologies innovantes qui, combinées à des changements radicaux dans les doctrines militaires et opérationnelles, ainsi que dans les concepts organisationnels, altère fondamentalement le caractère et la conduite des opérations militaires »[21].

Au fond, cette brève généalogie[22] montre que la conceptualisation de la RAM doit beaucoup au système de défense américain et prend place dans un environnement et une époque particuliers : il s’agit aux Etats-Unis de répondre à un certain nombre de questions stratégiques induites par la fin de la Guerre Froide et que précipitent les attentats du 11 septembre 2001. Comme le note Christophe Wasinski, la Révolution dans les Affaires Militaires et l’identité de son concepteur rendent compte d’un rapport de force dans la politique américaine de l’époque. Elle est l’œuvre des conservateurs et des néo-conservateurs qui, à l’aube du XXIème siècle et sur les ruines des attentats de 2001, détiennent le pouvoir militaire au Etats-Unis, notamment avec les figures de Donald Rumsfeld et de Paul Wolfowitz, son bras droit. Tous deux sont par ailleurs proches de Marshall, qu’ils ont côtoyé pendant la Guerre Froide, notamment au sein de la prestigieuse Rand Corporation. Les années 2000 vont donc donner pleine puissance à la RAM de Marshall comme outil politique.

 

***

 

La RAM n’est pas tant la cause que la conséquence de l’évolution de la nature et de l’art de la guerre. C’est ainsi que peut être lue la doctrine Rumsfeld, car elle répond avant tout à la nécessité d’un discours politique visant à repenser un modèle d’armée global. La RAM telle qu’elle se développe dans les années 2000 est une réponse des Etats-Unis à un problème stratégique, celui du vide laissé par la disparition de l’ennemi et de l’émergence du défi asymétrique. Elle est donc davantage une construction qu’une opportunité offerte aux armées par les nouvelles technologies à l’aube du nouveau siècle. L’incertitude des menaces oblige à penser un saut technologique tel qu’il permettrait de toutes les dépasser. La critique de la RAM retourne donc la construction du concept. Ce ne sont pas les nouvelles technologies de l’information qui constituent la RAM comme contingence, c’est la nécessité de trouver un nouveau fondement au hard power qui fonde une nouvelle conception stratégique. D’un point de vue de la pensée stratégique, il s’agit là d’un renversement. Nous étions partis du constat technologique comme cause d’un changement dans l’art et dans la nature de la guerre. La RAM, telle qu’elle s’est matérialisée au début du XXIème siècle, ne répond plus à une évolution technologique, mais à une vision de la politique extérieure américaine, et plus particulièrement de la place des Etats-Unis dans le monde, au sein de laquelle le saut technologique n’est plus la cause ; il en est la conséquence.

 

SOURCES ET REFERENCES :

 

[1] Carl Von Clausewitz, De la Guerre, 1832 [Édition Perrin, 2014, p.103].

 

[2] Ibid, p. 631.

 

[3] Sur ce débat, cf. Laurent Henninger, « La « révolution militaire ». Quelques éléments historiographiques », Mots. Les langages du politique [En ligne], 73 | 2003.

 

[4] Michael Roberts, «The Military Revolution, 1560-1660, », dans Clifford J. Rogers (sous la direction de), The Military Revolution Debate: Readings on the Military Transformation of Early Modern Europe, Westview Press, Boulder, Colorado, 1995, p. 13-35 ; et Jean Bérenger (sous la direction de), La Révolution militaire en Europe (X^-XVIIP siècles), Institut de stratégie comparée, Économica, Paris, 1998.

 

[5] 1976.

 

[6] John Keegan, Histoire de la Guerre : du néolithique à la guerre du Golfe, Paris, Dagorno, 1996.

 

[7] Expression dont la parenté revient à Alain Garrigou.

 

[8] Bruno Tertrais, «  Faut-il croire à la « révolution dans les affaires militaires » ? ». in.  Politique étrangère, n°3 – 1998 – 63ᵉannée. pp. 611-629, p. 615.

 

[9] Liliane Zossou, « Y a-t-il une « révolution dans les affaires militaires » (RAM) en Europe ?  », Relations internationales 2006/1 (n° 125), p. 31-44, p. 33.

 

[10] Étienne de Durand, op. cit., p. 57.

 

[11] Ibid., p. 60-61.

 

[12] Ibid, op. cit., p. 61.

 

[13] Philippe Braillard, Gianluca Maspol, op. cit., p. 634.

 

[14] Bruno Tertrais, op. cit., p. 622.

 

[15] Ibid., p. 617.

 

[16] François-Xavier Le Quintrec, Le Missile de Croisière Naval (MdCN) : ultima ratio regum ?, Nemrod-ECDS, 2018.

 

[17] Christophe Wasinski, « Créer une Révolution dans les affaires militaires : mode d’emploi », Cultures & Conflits [En ligne], 64 | hiver 2006, mis en ligne le 06 mars 2007, p. 1

 

[18] Bruno Tertrais, op. cit., p. 611.

 

[19] Ibid.

 

[20] Ibid, p. 2.

 

[21] Traduction produite par Christophe Wasinski, ibid, p. 4.

 

[22] Se référer de manière plus approfondie à l’article de Christophe Wasinski, ibid.

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