Par Paul Marion
Si l’Allemagne consent à augmenter son budget militaire national face à un changement d’environnement stratégique, sa stratégie de défense dénuée d’ambitions souveraines n’en devient que plus collective et otanienne.
« Pour nous, il est très important non seulement d’avoir un budget de la défense qui augmente, mais qui augmente de manière durable. (…) Nous devons être prêts à assumer nos responsabilités », insistait en juin dernier la ministre de la Défense allemande, Ursula Von der Leyen. Avant un sommet sous tension de l’OTAN, sa déclaration faisait écho aux engagements pris par Angela Merkel en 2014. A Newport au Pays de Galles, la chancelière s’était engagée vis-à-vis de ses partenaires otaniens à ce que l’Allemagne augmente ses dépenses militaires jusqu’à 2% du PIB, sans toutefois fixer d’échéance. L’objectif révisé de « 1,5% du PIB en 2025 », donné par la ministre Von der Leyen en juin parait quant à lui plus réaliste, eu égard au 1,12% actuels.
Sous-équipement et indisponibilités
La hausse effective des crédits militaires, de 4 milliards dès 2019, vient à point nommé pour une armée fédérale exsangue. La Bundeswehr se trouve en effet dans une situation de sous-disponibilité des forces armées et d’impréparation d’autant plus préoccupante que l’Allemagne doit prendre la tête de la force opérationnelle interarmées à haut niveau de préparation (VJTF en anglais) de l’OTAN en janvier 2019. A l’initiative de l’European Deterrence Initiative de la Maison Blanche, ce dispositif mis sur pied suite à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 doit pouvoir déployer 5 000 hommes en moins de 48h, à la frontière Est de l’Europe.
Dans un rapport publié le 20 février et abondamment relayé par la presse nationale, la commission parlementaire du Bundestag chargée des questions militaires levait le voile sur des déficiences en termes de moyens : à la fin de l’année 2017, 95 chars Leopard 2 A6 sur 244 étaient en état de marche, aucun des six sous-marins allemands ne se trouvait disponible, alors que les 14 avions de transport A400 M étaient cloués au sol. Les déficiences en termes de personnels n’étaient pas en reste : on comptait à la même date, 21 000 postes de sous-officiers vacants. Pire, le rapport de 115 pages parlait d’une « dégradation » (1) de la capacité d’action des forces armées.
Si dégradation il y a, c’est en comparaison avec la fin de la Guerre Froide. Au lendemain de la chute du mur de Berlin, la fin de la menace soviétique se traduit par une baisse significative des investissements militaires. Avant-poste de l’Ouest face à l’Est, au contact des démocraties populaires inféodées à Moscou (RDA, Tchécoslovaquie, Pologne, Hongrie), le budget militaire de l’Allemagne de l’Ouest équivalait alors à 2,3% du PIB, chiffre certes dopé par la contribution américaine mais sans commune mesure avec les 1,12 % d’aujourd’hui. Forte des dépenses de l’époque, s’est structurée une puissante et diverse industrie de défense allemande, troisième exportateur mondial d’armes en 2017.
Débarrassée des considérations de sécurité propres à la Guerre froide, l’Allemagne a réorienté ses finances publiques vers la réalisation d’un objectif politique extrêmement coûteux: la réunification – die Wiedervereiningung. En 25 ans, plus de 1 000 milliards d’euros seront transférés d’Ouest en Est dans une optique de convergence, d’abord économique, des deux Allemagne.
Plus récemment, la réforme de l’armée de 2011 a grevé les capacités de la Bundeswehr. Sous le ministre de la défense Thomas de Maizière, une réforme de professionnalisation de l’armée allemande visant à renoncer à la conscription et à passer à une armée de métier, comme en France en 1996, a entrainé une baisse significative des effectifs de 220 000 à 185 000 postes à l’époque, pour atteindre 170 000 aujourd’hui.
OTAN, Russie, Terrorisme : un changement d’environnement stratégique
De moins en moins justifiable pour un pays qui dégage 250 milliards d’euros annuels d’excédents commerciaux et qui a achevé sa réunification, cette situation de sous-investissement militaire devient surtout moins acceptable pour ses alliés, en particulier dans un monde où les dépenses militaires croissent, notamment en Chine et en Russie. Parfois outrancières et teintées d’une agressivité peu diplomatique, les déclarations du président Trump sur les contributions financières de l’Allemagne à l’OTAN reflètent d’abord un avis généralisé en son sein: les Allemands font trop peu. A défaut de remettre en cause le principe même de l’OTAN, les exigences nouvelles des Etats-Unis marquent un tournant dans son financement et donc son fonctionnement interne. Et ce n’est pas le seul bouleversement stratégique à l’œuvre pour une Allemagne qui fait de l’OTAN le socle de sa défense.
L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 s’est accompagnée d’un changement de posture de l’Allemagne vis-à-vis de la Russie. Le livre blanc sur la défense commandé en 2014 par Ursula Von der Leyen et publié en 2016 accuse Moscou de représenter « un défi pour la sécurité de notre continent » (5). Par la suite, l’Allemagne s’est résolument engagée en faveurs des sanctions économiques prononcées par l’Union Européenne contre la Russie. Certes, ce haussement de ton n’est pas salué par l’ensemble de la classe politique allemande, à l’image des sociaux-démocrates héritiers lointains de l’Ostpolitik de Willy Brandt. Le président de la république Frank-Walter Steinmeier, social-démocrate, a appelé à « rétablir de la confiance entre l’Allemagne et la Russie » en 2017, après avoir fustigé les opérations otaniennes de juin 2016 en Pologne lorsqu’il était ministre des affaires étrangères ; il avait alors parlé de « parades symboliques de chars », « de cris guerriers et de bruits de bottes » qui risqueraient « d’envenimer la situation et de menacer la « sécurité ». Pour autant, la position russe en Ukraine a raffermi l’engagement allemand dans l’OTAN avec la participation active aux exercices sur la bordure Est de l’OTAN, avec la prise de commandement du VJTF à venir dès janvier 2019.
Les inquiétudes relatives à la sécurité allemande trouvent aussi des motifs internes. La prégnance du danger terroriste venant de l’EI depuis 2015 et les tensions internes, résultant de l’arrivée d’un million de candidats à l’asile depuis 2015, montre à l’Allemagne combien les crises extra-européennes peuvent être des vecteurs de déstabilisation nationale et continentale. Pourraient-elles inciter l’Allemagne à délaisser, du moins partiellement, sa frilosité militaire et diplomatique depuis la fin de la Guerre Froide ?
Le consensus de Munich, un discours plus volontariste
En 1994, la Cour constitutionnelle allemande a rendu une décision selon laquelle l’Allemagne pourrait déployer des forces armées hors du seul territoire de l’OTAN dans le cadre de dispositifs de sécurité mutuelle, essentiellement l’OTAN, l’ONU et l’Union Européenne. Sous le chancelier Gerhard Schröder, le Kosovo en 1999 et l’Afghanistan en 2001 ont constitué les premières interventions extérieures de l’Allemagne depuis 1945, et donc déjà un premier frémissement. Dans un cadre respectivement onusien et otanien, elles marquaient une rupture symbolique pour un pays reconstruit sur la logique même de résilience et de culpabilité ; elles n’en signifiaient pas pour autant que l’intervention primerait désormais sur la traditionnelle politique de prudence, puisque l’Allemagne renoncerait successivement à intervenir en Irak en 2003, en Lybie en 2011 et en Syrie en 2013.
L’émergence du “consensus de Munich” laisse désormais penser que la classe politique allemande, plus volontaire que ses électeurs, entend assumer davantage ses responsabilités pour le maintien de la sécurité européenne et internationale. Le consensus de Munich tient son nom de la conférence annuelle sur la sécurité qui a lieu dans la capitale bavaroise, au cours de laquelle Berlin, par la voix de ses dirigeants tels que l’ancien président J. Gauck, Ursula Von der Leyen ou Frank Walter Steinmeier, a depuis 2014 affiché la volonté de s’investir davantage sur la scène internationale. Tout en maintenant une approche multilatérale, toujours en retenue bien que plus décomplexée. Multilatéralisme et retenue, deux principes cardinaux de l’Allemagne depuis 1949, qui tiennent à son opinion publique et au cadre légal de la Bundeswehr.
Au-delà des dépenses, une frilosité historique et populaire
« De l’argent oui, mais pas de troupes ». C’est par cette formule populaire que la politique allemande en matière de défense depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale a longtemps été résumée. Cette réticence nationale à l’intervention prend racine dans les fondements juridiques de l’Allemagne de l’Ouest, reflet des contraintes imposées par les vainqueurs de la Seconde Guerre Mondiale à une Allemagne vaincue. L’article 26 de la Loi Fondamentale, das Grundgesetz, interdit la préparation de toute guerre d’agression par l’Allemagne (2), rappelle la nécessité de maintenir « la coexistence pacifique des peuples » et impose l’accord du Bundestag pour l’envoi de troupes (3). Ce qui n’interviendra pour la première fois que 50 ans plus tard au Kosovo en 1999 dans le cadre d’une mission de l’ONU.
Sur le plan du droit international, la création par les accords de Paris (1955) de la Bundeswehr fait suite à l’échec de la Communauté Européenne de Défense en 1954. Elle s’inscrit immédiatement dans le cadre de l’OTAN, cette création résultant de l’approbation des Etats-Unis et de ses alliés, conscients de l’utilité stratégique et géographique de la RDA face au bloc de l’Est. Ce lien consubstantiel avec l’OTAN explique le tropisme atlantiste historique de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Allemagne actuelle, déjà réaffirmé aux dépens des velléités souverainistes de la France dans le préambule du traité de l’Elysée du 22 janvier 1963.
L’accord de Paris fixe des prérogatives restreintes à la Bundeswehr, intégrées ensuite à la Loi Fondamentale. La Bundeswehr ne peut œuvrer qu’à la protection de ses citoyens et des alliés, et rend inconstitutionnels « les actes susceptibles de troubler la coexistence pacifique des peuples» (2). Si ce champ d’action restreint n’est pas contesté depuis plus de 60 ans, c’est qu’il est en phase avec une opinion publique assez antimilitariste. Malgré les chocs internationaux et nationaux évoqués plus haut, 73 % des citoyens allemands estiment que les dépenses militaires ne doivent pas être augmentées.
Plus de responsabilité collective, sans volonté de puissance militaire souveraine
L’article 5 du traité de l’OTAN demeure ainsi le cadre privilégié de la prise de participation allemande à la sécurité internationale, illustré par l’empressement de Berlin à rassurer les partenaires otaniens les plus virulents, notamment américains et polonais, quant au budget allemand. A ce titre, le livre blanc sur la défense de 2016 fait de la consolidation du partenariat atlantique une des sept priorités évoquées.
Au-delà de l’aspect financier, l’action de l’Allemagne dans l’OTAN est appelée à évoluer avec l’application actuelle du livre blanc. La conception même du rôle de la Bundeswehr en tant qu’armée nationale se trouve redéfinie, puisqu’elle n’est plus que l’«un des éléments essentiels » (5) de la sécurité allemande. Adopté au sommet de l’OTAN de Newport en 2014, le principe de nation cadre, plus connu sous son nom anglais de Framework Nation Concept (FNC), emporte une large adhésion Outre-Rhin. Dans un contexte de crise budgétaire européenne depuis le début des années 2010, l’idée est d’intégrer les capacités, troupes et équipements, d’armées de taille réduite dans une structure organique sous l’égide d’un pays-cadre, disposant lui d’un niveau critique de capacités (vraisemblablement la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne).
Le concept de nation-cadre séduit Outre-Rhin. Les Allemands y voient l’opportunité d’augmenter leurs capacités militaires sans mobiliser plus de troupes tout en restant dans un contexte légitime de coopération multilatérale. Plus de leadership et de moyens, à moindre « frais » humain et matériel. Sur le mode d’une mutualisation partielle des armées, des brigades tchèques et néerlandaises ont intégré dès 2017 les divisions blindées allemandes alors que des brigades roumaines et néerlandaises font partie de la force de réaction rapide allemande.
L’enjeu de l’augmentation des dépenses militaires allemandes est donc moins de disposer de capacités propres, puisque la tendance est à la mutualisation grâce à la FNC, que d’ancrer un peu plus l’Allemagne dans l’OTAN. Dans une telle perspective, la Bundeswehr devient l’élément national d’une stratégie de défense collective, dénuée d’une quelconque volonté de puissance militaire souveraine, car proscrite par le cadre légal de l’OTAN et de la Loi fondamentale.
Sources :
(1) https://www.welt.de/politik/deutschland/video173794509/Wenig-Panzer-kaum-Soldaten-Die-Welt-steht-in-Flammen-und-der-Bundeswehr-fehlt-es-an-allem.html
(2) Loi Fondamentale, article 26
(3) Loi Fondamentale, article 115 a
(4)https://www.swpberlin.org/fileadmin/contents/products/fachpublikationen/Major_Moelling_Le_concept_allemand_de_nation-cadre_pour_une_cooperation_de_defense_en_Europe.pdf
(5) https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/ndc134_kunz_livre_blanc_allemand.pdf