Par Xavier Marié
Dans une perspective de défense internationale, que retenir du sommet historique entre les dirigeants américain et nord-coréen le 12 juin à Sentosa sur l’île de Singapour ?
Nombre de commentateurs soulignent combien cette rencontre revêt un caractère essentiellement symbolique, notant les vagues garanties donnés par les Etats-Unis pour la sécurité du régime de Pyongyang et l’absence d’engagements précisément déterminés, en particulier quant à la nature, au calendrier et aux modalités de la dénucléarisation ainsi qu’en ce qui a trait à son régime de vérification. Washington et Pyongyang ont au reste des définitions bien distinctes de la dénucléarisation, les États-Unis la voulant irréversible, totale et vérifiable tandis que la Corée du Nord tente de minimiser les garanties qu’elle donne à son sujet. Il s’agit néanmoins d’une avancée fortement positive : point de départ à l’établissement de nouvelles relations bilatérales et au lancement du processus de dénucléarisation, le sommet fait diminuer le niveau de tension entre les deux Etats, ouvrant potentiellement la voie à des réalisations concrètes, comme la signature par les gouvernements des deux Corée d’un accord de paix mettant un terme à l’état de guerre de jure qui persiste depuis l’armistice signé à Panmunjom le 27 juillet 1953.
Au-delà des images inédites et inenvisageables encore récemment, la rencontre s’est avant tout soldée par une déclaration conjointe officielle signée par Donald Trump et Kim Jong-Un qui s’articule autour de quatre points saillants : 1) un engagement mutuel à établir de nouvelles relations bilatérales ; 2) l’élaboration conjointe d’un régime de paix stable et durable dans la péninsule coréenne ; 3) le renouvellement de l’engagement de la Corée du Nord pour une dénucléarisation complète ; 4) un engagement mutuel à procéder à la recherche des restes des prisonniers de guerre et disparus américains de la guerre de Corée, et à rapatrier ceux qui ont déjà été retrouvés.
Si cette rencontre, fortement théâtralisée, tient donc avant tout du symbole, sur le plan militaire la rencontre s’avère très significative puisqu’elle a abouti à l’annonce par Donald Trump de l’arrêt des exercices militaires conjoints conduits annuellement avec les forces sud-coréennes depuis une dizaine d’années.
Le Président américain a ainsi qualifié ces exercices de « très provocateurs » et « inadéquats », et a également souligné leur coût financier, facteur auquel il accorde une importance majeure. Ce développement nouveau est largement lu par les analystes comme une importante concession des États-Unis, se traduisant par un bénéfice politique conséquent pour Kim Jong-Un, tandis que le président Trump se défend d’avoir concédé un levier d’influence dans la dynamique géopolitique régionale.
Surtout, cette annonce a suscité l’inquiétude des alliés régionaux, Corée du Sud et Japon en tête, qu’elle a pris de court. Il faut noter que le commandement des forces américaines en Corée du Sud n’avait pas été informé non plus de cette décision. Certains experts s’interrogent de surcroît sur la possibilité que le sommet de Sentosa conduise à une restriction de la présence navale américaine dans les eaux coréennes, en particulier en ce qui concerne les navires à propulsion nucléaire et/ou embarquant des armes nucléaires.
Les exercices en question ont vocation à entretenir et renforcer la préparation opérationnelle et l’interopérabilité entre les forces américaines et sud-coréennes dans la perspective d’une potentielle offensive nord-coréenne. Plus largement, du fait de leur régularité et leur ampleur, ils constituent un gage manifeste de réassurance des Etats-Unis à l’égard de leurs alliés dans la région Asie-Pacifique.
Il s’agit en particulier des exercices Ulchi Freedom Guardian en août (exercice interarmées de grande ampleur initié en 1976), Foal Eagle (exercice interarmées majeur initié en 2001) et Key Resolve (exercice de niveau commandement initié sous d’autres dénominations depuis 1976 et sous ce nom depuis 2008) prenant place au printemps, Max Thunder (exercice aérien initié en 2009) ou Vigilant Ace (exercice aérien majeur initié en 2009).
Corroborant les propos présidentiels, le Pentagone, par la voix de sa porte-parole Dana White, a annoncé l’annulation, en concertation avec l’allié sud-coréen, de l’édition 2018 de l’exercice bilatéral Ulchi Freedom Guardian qui devait se tenir à compter de la fin août. En outre, selon le communiqué officiel, le Secrétaire à la Défense James Mattis devrait rencontrer dans le courant de la semaine le Secrétaire d’État Mike Pompeo ainsi que le Conseiller à la Sécurité Nationale John Bolton afin d’évoquer l’avenir de la coopération de défense avec la Corée du Sud dans le cadre de l’alliance bilatérale. À titre d’illustration, l’édition 2017 de l’exercice Ulchi Freedom Guardian a impliqué 50 000 personnels des forces sud-coréennes et 17 500 personnels des forces américaines, dans le cadre de simulations numériques de grande ampleur.
Nonobstant son caractère spectaculaire, cette décision de suspendre les exercices américano-coréens constitue en fait l’aboutissement logique d’une dynamique initiée dès le début du rapprochement entre l’administration Trump et le régime nord-coréen. Ainsi, à la demande du président sud-coréen Moon Jae-in et en prévision des Jeux Olympiques et Paralympiques d’hiver se déroulant courant février 2018 à Pyeongchang en Corée du Sud, le SECDEF Mattis avait accepté de différer la tenue de l’exercice majeur Foal Eagle qui comprenait un volet aérien, un volet terrestre et un volet naval. De surcroît, lorsque l’exercice a pris place, sa durée a été réduite de deux à un mois et il a été marqué par l’absence d’engagement de porte-avions ou de sous-marins à propulsion nucléaire américains. De la même manière, aucun bombardier stratégique B-52 n’a pris part à l’édition 2018 de l’exercice aérien Max Thunder qui s’est tenu courant mai, même si des F-22 Raptor, chasseurs furtifs de cinquième génération, ont bien été engagés, au grand dam de Pyongyang.
De fait, la Corée du Nord se montre particulièrement sensible à l’implication dans ces exercices de vecteurs potentiels de l’arme nucléaire, depuis les sous-marins et porte-avions américains jusqu’aux bombardiers stratégiques B-2 et B-52. S’y ajoutent les avions de combat furtifs type F-22 et F-35 ainsi que les bombardiers B1-B, qui, bien qu’officiellement dénués de leur ancienne fonction stratégique éveillent toujours craintes et suspicions du côté nord-coréen.
Quant à la question du retrait des forces américaines de Corée du Sud (28 500 hommes), elle n’a pas été évoquée durant la rencontre même si le président Trump a réaffirmé, à l’issue du sommet, sa volonté de les retirer à terme. Cette orientation n’est pas partagée par l’opposition démocrate dont plusieurs membres ont déposé au Sénat un amendement, intégré aux négociations sur le projet de budget de la Défense pour l’année fiscale 2019. Ce texte vise à prévenir un tel retrait qui émanerait unilatéralement du Président en requérant un contreseing du Secrétaire à la Défense certifiant que cette décision serait conforme aux intérêts américains en matière de sécurité nationale et ne se traduirait pas par un affaiblissement de la sécurité des alliés de la région. À ce titre, le SECDEF Mattis a précisé que cette question relevait d’une discussion bilatérale entre Séoul et Washington, et n’était pas à l’ordre du jour.
Par ailleurs, demeurent toujours pendantes la menace biologique et chimique que fait peser le régime nord-coréen, ainsi que la question des droits de l’homme en Corée du Nord.
Pour finir, il convient de prendre acte, en toile de fond du sommet, de la nomination par le président Trump de l’ambassadeur américain en Corée du Sud. Ce choix est lourd de sens puisqu’il s’agit de l’amiral Harris, actuel commandant de l’Indo–Pacific Command et fervent partisan des exercices bilatéraux avec Séoul. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce poste clé dans le cadre des négociations sur le dossier coréen n’était toujours pas pourvu suite à l’abandon par le président Trump en janvier de la nomination de Victor Cha qui s’était opposé la possibilité évoquée par la Maison-Blanche d’une frappe préemptive à l’encontre du régime.
En tant que commandant des forces du théâtre indo-pacifique, l’amiral Harris s’est jusqu’ici montré un tenant d’une ligne très ferme à l’égard de Pyongyang et face à la montée en puissance des moyens et de la présence militaire de la Chine Sa nomination, si elle est confirmée par le Sénat, pourrait traduire la volonté du président Trump de rassurer son allié sud-coréen tout en rappelant à Pyongyang sa détermination.