Les alliances s’étaient formées au cours de l’histoire pour accroître la force de chaque nation en cas de guerre ; alors que la Première Guerre Mondiale se rapprochait, le renforcement des alliances devint la principale raison de faire la guerre.
Henry Kissinger, Diplomatie, chap. 7 “Une machine de destruction politique”
Par François Gaüzère-Mazauric et Jean Galvé
Un rapport publié le 27 mars 2018 sous la férule du conservateur britannique Lord Jopling suggérait que l’article 5 du traité de Washington, qui prévoit l’assistance mutuelle entre les Etats de l’OTAN en cas d’agression contre l’un d’eux, soit enrichi d’une clause visant spécifiquement les menaces hybrides.
Si l’application d’une telle proposition est incertaine, sa formulation est éclairante à deux titres : elle fait sourdre les limites stratégiques d’une alliance mal préparée à réagir à une stratégie de guerre hybride, en même temps qu’elle révèle la volonté qu’ont les éléments les plus conservateurs de l’OTAN de mobiliser largement contre tout acte qui porterait le masque de Moscou, au risque d’une irréversible montée des tensions.
Valery Guérassimov, le chef d’Etat-Major russe, a résumé dans un article publié le 27 février 2013 dans le Voenno-promyshlennyi kur’er (courrier militaro-industriel) les principaux linéaments de la guerre hybride : l’effacement des frontières entre la guerre et la paix, l’importance croissante des moyens non-militaires pour atteindre les objectifs stratégiques, et le rôle incontournable de l’information. S’il ne proposait pas à proprement parler de nouveauté théorique, l’article de Valery Guérassimov révélait la conversion des stratèges du Kremlin à une doctrine proche du concept de guerre “hors limite”, promu au début des années 2000 par Qiao Liang et Wang Xiangsui.
Parmi les menées russes qui pourraient se rapporter à des stratégies de guerre hybride, le rapport Jopling recense des actions de subversion cybernétique : l’Agence d’Investigation de l’Internet, sise à Saint-Pétersbourg et dirigée par Evgueni Prigojine, a par exemple été inculpée en février 2018 par le Département Américain de la Justice pour son implication dans l’élection présidentielle américaine. Ces agissements constituent certes des agressions contre des Etats ; ils est cependant difficile de les lier par des preuves formelles à la Russie, tout autant qu’il est délicat de leur apporter une réponse proportionnée. Des “actions cinétiques” – engageant des forces – sont aussi relevées par le rapport Jopling, qu’il s’agisse des “petits hommes verts” du Donbass, probablement membres des forces spéciales russes, ou du groupe Wagner – lui aussi lié à Evgueni Prigojine – dont les mystérieux mercenaires se sont illustrés en Ukraine et en Syrie.
A la différence des tactiques conventionnelles, ces actions ne sont pas marquées du sceau d’un Etat ; c’est que la guerre hybride porte en elle une “clause de déni” ; il est donc malaisé de rattacher à un gouvernement les menées sporadiques de mercenaires sans nom, sans uniforme et sans drapeau.
L’Alliance atlantique se trouve ici prise entre le marteau et l’enclume : ou bien elle demeure passive face aux tactiques hybrides, ou bien elle court le risque d’un embrasement en élargissant son article 5 à des actes qui, s’ils peuvent être considérés comme des agressions, ne font pas toujours usage de la force armée.
L’article 5 du traité de Washington est la pierre angulaire de la réassurance promue par l’OTAN : en prévoyant implicitement l’intervention de l’alliance en cas d’agression contre l’un de ses membres, il vise à garantir l’indépendance des Etats signataires de la charte. La réassurance n’est donc à l’origine pas autre chose que le visage conventionnel de la dissuasion : si l’adversaire emploie la force armée contre l’un des Etats membres, tous se mobiliseront pour répondre à la force par la force.
Ce cadre s’est toutefois trouvé ébranlé par la chute de l’empire soviétique : l’OTAN n’avait plus d’adversaire désigné, et les théoriciens néo-réalistes des relations internationales allaient jusqu’à prédire sa disparition. L’article 5 avait constitué pour les Etats-membres un efficace bouclier contre les menaces extérieures ; la dégradation des relations entre la Russie et les Etats balkaniques, la guerre géorgienne, et l’annexion de la Crimée ont redonné tout son lustre à la réassurance : l’OTAN faisait de nouveau face à la menace russe. Mais la fin de la guerre froide avait fragmenté les menaces et morcelé les camps, et l’alliance offrait à la Russie un front plus divisé – la Turquie a, par exemple, récemment fait le choix d’acquérir des missiles S-400 russes.
Au reste, des voix s’élevaient contre la présence de 3500 militaires à la frontière russe, dans le cadre de l’opération Atlantic Resolve. Pour la première fois depuis la chute de l’URSS, la réassurance était susceptible de porter les fruits empoisonnés de la guerre.
Il est difficile d’imaginer en quoi pourrait consister une réponse de l’OTAN aux agissements russes : d’abord, la guerre hybride ne tient que par son caractère inavouable. L’idée d’une “réponse proportionnée”, qui demande une concertation politique, serait donc nulle et non avenue face à de telles techniques.
L’OTAN peut, en l’état, répondre aux menaces russes de deux manières : par sa force de réaction rapide, et par des mobilisations conventionnelles massives ; face au coup de force russe en Crimée, le sommet de Newport d’avril 2014 a porté la Force de réaction rapide de l’OTAN de 13 000 à 40 000 hommes. Au reste, la Very High Readiness Joint Force, déployable en deux à cinq jours et constituée de 5000 hommes, y a été créée.
Mais il faut craindre que le temps de la décision n’excède le temps du déploiement : ces unités de réaction rapide ne peuvent être mobilisées qu’après une décision collégiale du conseil de l’Atlantique Nord. Symétriquement, la Russie a créé en 2014 le Centre de commandement de la défense nationale (NTSuO) pour fédérer les agences de sécurité nationale, mais aussi certaines agences civiles ; cette réorganisation a permis à Moscou de raccourcir les délais de prise de décision et de favoriser l’association des moyens militaires et civils, clé de voûte de la guerre hybride. De fait, la force de réaction rapide, pour répondre dans un contexte hybride, devrait bénéficier d’un circuit de décision fluidifié, chose difficilement pensable puisque dans l’alliance comme dans les démocraties, cedant arma togae – les armées sont soumises au pouvoir politique.
Un deuxième volet des gages de réassurance donnés par l’Alliance tient dans les exercices militaires, gages d’une capacité de mobilisation. Là encore, l’OTAN doit trouver un équilibre stratégique : alors qu’Ian J. Brzezinski et Nicholas Varangis dénonçaient dans un article du 23 février 2015 un “exercice gap“, et appelaient au renforcement des capacités mobilisées par l’Alliance, de telles mobilisations, en ressuscitant les spectres d’un affrontement conventionnel, font immanquablement croître les tensions. Du reste, nulle mobilisation conventionnelle, fut-elle massive, ne saurait durablement dissuader des actions hybrides, et l’OTAN ne pourrait pas raisonnablement répondre au harcèlement russe par un déluge de feu.
L’adoption d’un “article 5 contre la guerre hybride”, en assimilant de manière indifférenciée toute volonté politique de projection de puissance à une agression, susciterait donc sans doute une montée des tensions. C’est d’ailleurs là le véritable prix de la réassurance : lorsque les tissus d’alliance prévoient, en riposte aux agressions, des cascades d’interventions systématiques, l’équilibre international, pour avoir trop voulu codifier la paix, en vient à porter des ferments de guerre. En définitive, la volonté d’étendre la réassurance témoigne d’un sentiment de malaise : elle évite difficilement l’escalade militaire, et il faut craindre, si la proposition du rapport Jopling était adoptée, que l’extension de l’article 5 à toute déstabilisation hybride, fût-elle mineure, ne devienne un pistolet braqué sur la tempe des peuples.