Par Thomas Péan
Dans le cadre du Pôle Amériques de Nemrod ECDS, nous allons aborder au cours de plusieurs articles la place des guérillas dans les sociétés d’Amérique Latine. Entre les années 1960 et 1990, en Colombie, au Mexique, au Pérou, au Chili, en Argentine ou en Uruguay des mouvements contestataires et radicaux ont opté pour l’action armée et violente pour faire entendre leurs revendications et leur idéologie. Néanmoins, malgré l’apparente unité du phénomène, les situations nationales, régionales et locales contribuent à la diversité des cas exposés. C’est pourquoi nous présenterons successivement les rapports entre guérillas et sociétés en Colombie, au Pérou, au Mexique et dans le Cône Sud.
Alors que de nombreuses productions cinématographiques attirent les regards sur la figure de Pablo Escobar, les guérillas d’extrême-gauche, notamment les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia ou FARC, font sur les écrans quelques apparitions sporadiques, comme en toile de fond. A l’heure actuelle, ces forces révolutionnaires ainsi que l’EPL (Armée Populaire de Libération) et l’ELN (Armée de Libération Nationale), constituent encore un sujet de préoccupation malgré le récent accord trouvé entre les FARC et le gouvernement colombien de Juan Manuel Santos. D’où sont issues ces guérillas ? Quelle est leur idéologie ? Quels sont leurs rapports avec le gouvernement colombien ?
Un peu d’histoire…
Pour comprendre la nature de ces guérillas, il faut revenir à l’origine de ce phénomène au milieu du XXè siècle. Depuis l’indépendance de l’Amérique Latine, la région devenue la Colombie appartient à des entités territoriales plus étendues comprenant le Panama, l’Equateur et le Venezuela. Avec la Constitution de 1886[1], la République de Colombie comprend désormais son territoire actuel, ainsi que la région autour de l’isthme panaméen. La vie politique du pays est marquée par une alternance entre les partis libéral et conservateur fondés en 1848-1849 et regroupant l’oligarchie économique du pays. La guerre des Mille Jours (1899-1902) opposant libéraux et conservateurs aboutit à la séparation du département du Panama devenu indépendant. De 1886 à 1930, le pays est alors dominé par le parti conservateur puis par le camp libéral de 1930 à 1946.
Au cours de la République libérale (1930-1946), les espoirs déçus suscités par la deuxième “Révolution en Marche” du Président Alfonso Lopez Pumarejo se reportent sur la candidature de Jorge Eliécer Gaitan, libéral populiste. S’il échoue aux élections présidentielles de 1948, il contribue toutefois à la défaite du parti libéral en faveur du camp conservateur, représenté par le candidat Mariano Ospina Pérez. Jorge Eliécer Gaitán entame alors sa campagne Por la reconquista del poder (« Pour la reconquête du pouvoir ») qui doit lui permettre de remporter les élections présidentielles de 1950. Lors des législatives de mars 1947, le parti libéral confirme son avancée et met en avant Gaitan devenu Jefe Unico –Chef Unique– en juin de la même année. Il devient alors le candidat libéral pour les élections de 1950 et fait figure de favori pour les présidentielles. Le 3 avril 1948, il est assassiné par Juan Roa Sierra et une vague d’émeutes soulève Bogota, connue sous le nom de Bogotazo. La violence s’étend à d’autres villes du pays : Medellin, Ibagué, Barranquilla, sans que les forces de l’ordre parviennent à endiguer les émeutes.
Jorge Eliécer Gaitan en 1936
Durant près d’une décennie, entre 1948 et 1958, la Colombie sombre donc dans la Violencia, période de troubles et d’affrontements violents entre le parti conservateur et la droite catholique d’une part, et les libéraux, la gauche radicalisée et communiste d’autre part. En juin 1953, le général Gustavo Rojas Pinilla réalise un coup d’Etat afin de ramener l’ordre dans le pays en proie à la guerre civile. En réalité, sa tentative échoue puisque les affrontements reprennent. Finalement, il est renversé en 1957 et un Frente Nacional (« Front National ») est instauré entre les libéraux et les conservateurs. Il établit un compromis qui permet de réduire le désordre dans le pays, les partis libéral et conservateur se succéderont désormais au pouvoir l’un après l’autre.
C’est dans ce contexte qu’apparaissent les groupes armés d’extrême-gauche comme les FARC, l’EPL et l’ELN. Dès 1958, parmi les maquis organisés par les factions d’extrême-gauche, la « République de Marquetalia » se fonde sur un projet agraire et autogestionnaire qui rejette les autorités officielles colombiennes. Au début des années 1960, elle aurait bénéficié de l’assistance d’instructeurs cubains et chinois qui forment les membres de la République à la guérilla selon les théories du « foquisme »[2](Régis Debray). Mais, en 1964, le gouvernement colombien mène une opération de grande envergure pour supprimer la République de Marquetalia, ce qui aboutit à sa disparition dans les années 1960. Progressivement, différents groupes armés émergent de ces maquis, les FARC, l’ELN et l’EPL. Les Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (« Forces Armées Révolutionnaires de Colombie ») apparaissent alors que disparait la République de Marquetalia en 1964 et s’appuient sur les masses paysannes afin de défendre une réforme agraire ambitieuse. Un autre groupe nait la même année, l’Ejercito de Liberacion Nacional (« Armée de Libération Nationale), mais prend pour modèle la Révolution Cubaine de 1959 et souhaite renverser le gouvernement pour instaurer un régime communiste. Un troisième groupe apparu en 1967, l’Ejército Popular de Liberacion (« Armée Populaire de Libération »), s’inspire directement de la Révolution maoïste. Ces différents groupes d’extrême-gauche rejettent l’autorité du gouvernement colombien. Ces groupes armés recourent souvent à des prises d’otage ainsi qu’au trafic de drogue en s’associant avec les Cartels de Medellin puis de Cali. Les groupes d’autodéfense d’extrême-droite comme les AA ou les AUC luttent contre les FARC, l’ELN et l’EPL.
Perspectives actuelles
Au cours des années 1980 et 1990, le gouvernement colombien se mobilise pour lutter plus efficacement contre les guérillas et le climat de violence généralisé. Les autorités oscillent pourtant entre répressions et négociations ; entre 1999 et 2002, l’Etat colombien entame un dialogue avec les FARC sans toutefois parvenir à un accord. Le 1er mars 2008, l’Opération Fénix menée par les forces armées colombiennes frappe un camp militaire des FARC à la frontière équatorienne au sud-ouest de la Colombie. Raul Reyes, commandant en second du groupe armé est tué ainsi que 23 autres individus dont un citoyen équatorien. Cet incident provoque une crise diplomatique avec l’Equateur et le Vénézuela. Le 2 juillet 2008, l’Opération Jaque dans le département de Guaviare contribue à la libération de 15 otages des FARC en particulier l’ancienne candidate aux élections présidentielles nationales Ingrid Betancourt[3]. En février 2009, un massacre est perpétré par les FARC dans le département du Narino. Les Massacres de Narino font 27 victimes parmi la communauté indigène Awa[4]. Les 20 et 21 juillet 2013, des heurts ont lieu entre des soldats de l’armée nationale et des membres des FARC[5].
Parallèlement à ces affrontements, les négociations reprennent entre le gouvernement colombien et les FARC en septembre 2012 à la Havane (Cuba). Ces négociations bilatérales devaient aboutir à un accord final en 2016. Le 2 octobre 2016, le référendum pour l’accord de paix est un échec pour le gouvernement de Juan Manuel Santos ; la paix est finalement rejetée, avec 50,22 % contre et 49,78% pour[6]. Malgré ce rejet populaire, les FARC s’organisent pourtant en parti politique légal : Fuerza Alternativa Revolucionaria del Común (« Force Alternative Révolutionnaire Commune »), le 1er septembre 2017 en s’associant au Parti Communiste Colombien[7].
Juan Manuel Santos, Président de la Colombie depuis 2010
Le processus de pacification mené par le gouvernement colombien a conduit à des résultats mitigés. La politique gouvernementale se concentre sur les FARC qui sont considérés comme le groupe armé le plus important dans le pays, en ignorant l’implication des autres mouvements comme l’EPL et l’ELN. Cela reviendrait alors à traiter une partie du problème sans affronter l’ensemble du phénomène de guérilla en Colombie. Ensuite, on constate que la victoire du NON au référendum de 2016 montre que la politique colombienne de négociation ne reçoit pas un large soutien de la population.
A l’heure actuelle, ces différentes guérillas constituent toujours une menace pour l’ordre dans le pays. En marge du Sommet des Amériques –Cumbre de las Américas– des 13 et 14 mars 2018, l’Equateur et la Colombie ont échangé sur les enjeux de sécurité frontalière impliquant le crime organisé, le narcotrafic et les guérillas d’extrême-gauche[8]. Récemment, des journalistes équatoriens ont été séquestrés puis exécutés par les FARC, ce qui a suscité la réaction des autorités équatoriennes[9]. L’Equateur se mobilise de plus en plus en ce moment afin d’endiguer la menace des FARC à sa frontière. Menace traditionnelle pour la Colombie, ces guérillas tendent aujourd’hui à devenir un enjeu de sécurité régional entre la Colombie et ses voisins. Ajouté aux trafics de drogue, à la crise vénézuélienne et au crime organisé, il a suscité l’attention des Etats latino-américains lors du Sommet des Amériques en avril 2018.
8e Sommet des Amériques organisé à Lima (Pérou) les 13 et 14 avril 2018 (Source : Reunión de Cancilleres del Grupo de Revisión de implementación de Cumbres (GRIC), en el marco de la VIII Cumbre de las Américas, Galeria del Ministerio de Relaciones Exteriores del Perú)
Si les groupes armés radicaux sont apparus dans un contexte national de guerre civile –La Violencia– entre libéraux et conservateurs, ils demeurent à l’heure actuelle des menaces pour le gouvernement et la société en Colombie. Se revendiquant des principes marxistes, ils recourent à la violence, notamment à travers des prises d’otage et des attentats. Au-delà même des frontières colombiennes, ils suscitent l’attention actuelle des autorités équatoriennes et panaméennes qui favorisent la coopération avec l’Etat colombien pour endiguer cette menace. Quel est l’avenir de ces mouvements communistes ? Il faut souligner les tentatives d’accords réalisées par les autorités colombiennes avec les FARC et les autres groupes armés. La Fuerza Alternativa Revolucionaria del Común est une branche des FARC constituée en parti politique légal. Néanmoins, les récents événements survenus à la frontière entre la Colombie et l’Equateur engageant des membres des FARC montrent que tous les membres de la guérilla n’ont pas consenti à déposer les armes ; aussi la menace qu’ils représentent, si elle sort amoindrie du succès de la paix, reste entière.
Sources :
[1] Voir Constitution colombienne de 1886 sur www.cervantesvirtual.com/obra-visor/colombia-30/html.
[2] Régis Debray, né le 2 septembre 1940 à Paris, a accompagné la guérilla menée par le Che en Bolivie. Dans son ouvrage Révolution dans la révolution ? Lutte armée et lutte politique en Amérique latine (1966), il explicite la théorie du foquismo mis en pratique à travers son combat en Amérique Latine.
[3] Source : Daniel Pécaut, Les Farc, une guérilla sans fins ?, Paris, Lignes de repères, 2008.
[4] Voir l’article du Monde de Nathalie Guibert (1/07/2011) : www.lemonde.fr/ameriques/article/2011/07/01/le-recit-de-l-homme-qui-a-libere-ingrid-betancourt.
[5] Voir l’article du Parisien à ce sujet (12 février 2009) : www.leparisien.fr/flash-actualite-monde/les-farc-accusees-de-massacres-d-indiens-dans-le-sud-de-la-colombie-12-02-2009-408907.php.
[6] Voir l’article d’AFP : “Colombia : FARC kills 15 soldiers” (22 juillet 2013).
[7] Voir l’article du Monde du 3 octobre 2016 : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2016/10/03/colombie-victoire-du-non-a-l-accord-de-paix-avec-les-farc_5007006_3222.html.
[8] Voir l’article tiré du Huffington Post (1/09/2017) : www.huffingtonpost.fr/2017/08/31/en-colombie-les-farc-deviennent-le-parti-force-alternative-revolutionnaire-commune.
[9] Voir l’article (en espagnol) d’AmericaEconomia (18/04/2018) : www.americaeconomia.com/ecuador-anuncia-que-no-continuara-como-garante-de-dialogos-de-paz-entre-colombia-y-el-eln.