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Sur l’île française d’Europa, une garnison de Robinsons
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Par Aurélien DEBIÈVRE (aurelien.debievre@essec.edu)

 

L’Airbus CN-235 « Transalito » de l’Escadron de Transport 50 « Réunion » foule la piste de terre qui jouxte le camp bâti, comme tous les mois et demi. L’avion vient d’atterrir sur l’île française d’Europa, vingt-deux kilomètres carrés, et cette forme si particulière, comme en position fœtale, avec cette lagune qui la cisaille et la vrille comme est vrillée une conche. Quatre heures de vol depuis Saint-Denis de la Réunion. Alors que les hélices cessent leur rotation, de la rampe de la soute descendent des soldats. Il s’agit de la relève de la garnison d’Europa, quatorze hommes appartenant au 2e Régiment Parachutiste d’Infanterie de Marine de La Réunion (2eRPIMA). Ces hommes débarquent pour représenter la France dans l’une de ses extrémités, au sein des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF) auxquelles l’île est rattachée. Leur chef de section sera « chef du détachement de souveraineté sur l’Île d’Europa ». Chef de l’île, en somme, et de cette micro-garnison coupée du monde, sous les tropiques. Soixante-dix ans après que les naufragés du Raydbury, un navire de ravitaillement allié torpillé par un U-Boot allemand en 1944, y eurent construit un camp de fortune où ils survécurent trois mois durant, ce sont donc deux groupes de combat de l’Armée de Terre qui prennent position sur l’île tropicale. Leur mission est simple : protéger la réserve naturelle que constitue l’île, son biotope, et prévenir toute intrusion malveillante.

La première représentation connue d’Europa (1883), © Charles Michel

 

Histoires et Géographie

 

Tandis que l’Armée de Terre veille sur la faune et la flore de l’île, la Marine Nationale veille sur la Zone Economique Exclusive (Z.E.E) qu’Europa offre – les moyens des deux armées sont combinés pour la zone au sein des Forces Armées de la Zone Sud de l’Océan Indien (FAZSOI). Située à trois-cents kilomètres de Madagascar, cinq-cents kilomètres des côtes mozambicaines, l’île offre une Z.E.E de cent vingt-sept mille kilomètres carrés comprenant des ressources halieutiques et un fort potentiel de champ gazier. Coté terre, géologiquement formée par une couronne corallienne, elle rassemble des écosystèmes variés : dunes littorales, mangrove à palétuviers, forêt d’euphorbes, et une large steppe centrale.

 

Europa appartient à l’ensemble des Îles Eparses de l’Océan Indien, restées françaises au moment de l’indépendance de Madagascar, en 1960, statu quo dont on ne sait si ce fut par opportunisme des négociateurs français ou bien en contrepartie de la concession aux malgaches de l’île corsaire de Sainte-Marie, elle habitée, et dont les habitants voulaient rester français. Les Saint-Mariens, bénéficiant jusqu’en 1972 d’un statut de citoyen français spécial, s’en montrèrent redevables en s’engageant nombreux dans la Marine française. Dans le giron colonial de la République depuis le 7 août 1896 et la « loi déclarant Madagascar et les îles qui en dépendent colonie française », l’île d’Europa n’est pourtant pas exploitée. Dans les premiers temps de la souveraineté française elle est surveillée de loin, et des puissances alors en guerre contre la France s’en approchent. En témoigne cette lettre de 1917 du Gouverneur Général de Madagascar au ministre des colonies : « L’isolement d’Europa, certaines facilités d’approvisionnement, en eau fraîche et en poisson, offertes par cette île, paraissent avoir frappé les allemands, depuis longtemps. Aussi, leurs vapeurs de commerce, de gros tonnage, y touchaient-ils, mensuellement, sans but apparent. Par ailleurs, M. Jaussaud, ex-directeur de la société d’armement colonial, commerçant à Tuléar, affirme avoir personnellement constaté en 1908, la présence, dans les parages d’Europa, de navires de guerre allemands qui procédaient à la reconnaissance de cette île ». Sans doute les allemands avaient-ils remarqué le potentiel stratégique de l’île.

 

Stratégies et Menace

 

Les négociateurs français de 1960 avaient-ils conscience de ce potentiel stratégique ? Apparaissent à l’époque deux opportunités aujourd’hui encore envisageables pour Europa et ses voisines Éparses : une opportunité militaire de situation et une opportunité militaire de développement.

 

L’opportunité militaire de situation aurait eu trait aux flux du commerce maritime international. A la suite des événements de 1956, l’hypothèse d’une fermeture par volonté politique du Canal de Suez devient tangible. La guerre des Six Jours puis la Guerre de Kippour conduiront à la fermeture du canal pendant huit années. L’ensemble des navires reliant Europe et Orient doivent donc contourner le continent africain. Au sortir du Cap de Bonne Espérance, la route se divise en deux branches : vers l’Extrême-Orient par l’Est de Madagascar, vers le Moyen-Orient par le canal du Mozambique. Contrôler le canal du Mozambique – ce qu’Europa peut alors permettre si elle est valorisée en que poste avancé – signifierait contrôler le commerce maritime et notamment les flux pétroliers entre Europe et Moyen-Orient.  Depuis Europa, l’on voit aujourd’hui encore naviguer les supertankers qui rechignent à emprunter le canal de Suez pour raisons tarifaires, ce malgré son élargissement achevé en 2015.

 

L’opportunité militaire de développement aurait consisté à faire d’Europa une base avancée fonctionnelle pour l’Océan Indien et l’Afrique de l’Est, comme un fantasme d’une Diego Garcia à la française, ou plus modestement un point de ravitaillement fortifié pour la Marine Nationale. Europa en base avancée servirait la force dans les scénarios de guerre navale dite « de course » telle qu’envisagée par allemands et anglais au début du XXe siècle et menée dans la seconde guerre mondiale par les U-Boot jusqu’aux rivages de Manhattan (Opération Paukenschlag), impliquant la coupure des lignes de ravitaillement ainsi que des batailles navales décentrées.

 

Dans le contexte actuel, ces deux opportunités, même si non à l’ordre du jour, continuent à faire d’Europa un atout territorial stratégique pour la France. Or cet atout est contesté par la République Malgache. Les revendications débutèrent en 1972, alors que Didier Ratsiraka est Ministre des Affaires Etrangères et que le pays se rapproche de l’URSS – Ratsiraka président sera surnommé « l’Amiral Rouge ». Elles sont ensuite portées devant l’Organisation des Nations Unies qui, par la résolution 34/91 du 12 décembre 1979, « invite le Gouvernement français à entamer sans plus tarder des négociations avec le Gouvernement malgache en vue de la réintégration des îles précitées, qui ont été séparées arbitrairement de Madagascar ». La France ne réagira pas à cette résolution, pratiquant depuis lors ce qu’un ambassadeur qualifiait de « politique du cimetière », c’est-à-dire une indifférence silencieuse visant l’oubli de la question dans le temps long.

 

Vie de la garnison et défense de l’île

 

Face à la rupture malgache, la France réagit rapidement en instaurant la garnison permanente d’Europa en 1973. Armée par le 2e RPIMA ou bien par le détachement d’un régiment de métropole, elle voit ses quatorze hommes occuper chacun deux fonctions : une fonction « quotidienne » et une fonction opérationnelle (ops). La fonction ops donne la structure hiérarchique et son agencement en cas de manœuvre militaire. La fonction quotidienne donne à chacun un « métier » dans la micro-société de l’île. On compte ainsi deux boulangers, deux cuisiniers, un responsable des déchets, un chef de poste radio, un responsable osmoseur pour la gestion de l’eau. Pour chacun de ces métiers, le soldat reçoit une formation spécialisée avant son arrivée sur l’île. Rien n’est laissé au hasard pour que la vie de la garnison soit réglée comme une horloge, car il s’agit de quarante-cinq jours en autarcie et en petit comité, ceci avec un délai d’intervention incompressible de plusieurs heures par air, de plusieurs jours par mer, réservé aux scénarios de crise ou aux évacuations d’urgence. Rigueur et cohésion sont donc requises dans cette île déserte repaire de pirates afin de parer aux maux connus par le naufragé de Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du pacifique – Europa fut d’ailleurs le lieu d’un drame autour de 1910, alors que deux couples de colons et leurs employés s’y installèrent : c’est vraisemblablement en quelques jours que furent érigées les cinq tombes qui forment le micro-cimetière de l’île. Ainsi le détachement doit-il se maintenir dans l’activité, faire face à l’ennui, et demeurer capable de répondre aux menaces.

 

Ces menaces contre Europa sont variées. Il peut s’agir de pêche illégale ou bien de la prise de facto de l’île par des forces de revendication ennemies, en passant par des attaques de pirates somaliens descendus vers le Sud. Un ancien préfet des TAAF déclarait en 2009 : « Désertes, ces îles seraient soumises au pillage, à la contrebande, et, à terme, à la destruction. La France, elle, a les moyens d’assurer la préservation écologique des lieux ». Ces propos recoupent le principe de défense maritime de l’Amiral Prazuck, actuel Chef d’État-major de la Marine : « Ce qui n’est pas protégé est pillé, ce qui est pillé est contesté ». Le scenario le plus consistant pour lequel est conçu le plan de défense de l’île est une prise de possession malgache, dans une succession d’évènements similaires à ceux des prémices de la guerre des Malouines (1982). Lors de son briefing, le chef de détachement, chef de la garnison d’Europa, reçoit un livret de présentation de l’île, un document de consignes, ainsi qu’un plan de défense bien établi. Ce plan de défense détaille une idée de manœuvre, les probables zones de débarquement amphibies ennemies, et même un système de caches.

©François Lepage

Alors, en attendant qu’un jour vienne la menace, les quatorze robinsons comptent les tortues pour le compte des scientifiques de l’IFREMER. Ainsi va la vie sur l’île d’Europa, nommée d’après le premier vaisseau qui déclara sa découverte en 1774, nom symbole des paradoxes laissés par la décolonisation. Séjourner dans sa garnison unique, exil monacal et pourtant opérationnel, apparaît comme une expérience humaine savoureuse. Heureux le jeune lieutenant prenant le commandement du détachement !

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