Par Naël Madi
Propos rapporté d’Epaminondas à Mantinée en 362 avant JC.
Le piège de Thucydide vers lequel nous allons s’est affirmé comme le paradigme indépassable de la prospective internationale. Décrit dans sa modernité par Graham Allison, il prophétise le processus inéluctable de rattrapage de la première puissance par la deuxième dans un dénouement belliqueux voire catastrophiste.
L’actualité plaide en ce sens et le champ lexical diplomatique sino-américain semble déjà avoir fait sien ce conflit qui nous vient. Les syntagmes de « Guerre commerciale », ou de « pire ennemi »… émaillent de plus en plus les déclarations officielles.
Si l’œuvre de Thucydide détaille avec rigueur l’engrenage infernal ayant mené la phalange spartiate à la guerre contre la trière athénienne, la Guerre du Péloponnèse occulte les conséquences longues du conflit. Mort en 397, Thucydide n’a pu voir, dans l’ombre, grandir la cité de Thèbes qui mettrait un terme à la double hégémonie hellénique près de 40 ans plus tard.
La cité de Thèbes, sauvée de dépenses abyssales dévolues à trente années de guerre et forte de sa démographie, réussit à s’affirmer comme la grande puissance du monde grec. Thèbes, forte de son « bataillon sacré » écrasa l’hoplite spartiate à Leuctres en 371 grâce au génie de son béotarque, Epaminondas, grâce à une innovation majeure, la phalange oblique. Cette victoire signa la fin de la suprématie spartiate et permit à Thèbes de dominer à moindres frais une Athènes très affaiblie. Si l’hégémonie thébaine fut brève et son dénouement macédonien mortel – destruction totale de la cité, massacre et asservissement de sa population – elle démontre qu’une troisième voie est possible malgré le règne sans partage d’une double hégémonie.
Quittons un instant Thèbes, pour revenir en Chine : le régime de Xi Jinping jouit d’une économie très performante et démontre sa capacité à répondre aux défis de l’innovation. Alors que l’improbabilité, selon l’équation aronienne, d’un conflit militaire est forte, une longue confrontation pour l’hégémonie économique entre les deux puissances a déjà débuté. Elle s’annonce longue et forcément épuisante.
De cette « usure au combat » doit profiter un troisième acteur ; l’Europe en tant que « problème géopolitique déterminant » du siècle selon la formule d’Alexandre Adler, doit repenser sa puissance pour affronter les défis de demain. Les vicissitudes de l’Alliance atlantique, les errances de l’Europe de la défense justifient le renouveau complet de la pensée stratégique du Vieux continent. Elle doit être portée de concert par Paris et Berlin, soutenue par leurs partenaires de l’Union européenne, au risque de sombrer dans la solitude stratégique.
Par-delà les mots, Emmanuel Macron semble vouloir batailler vers cette voie thébaine grâce à une politique d’influence appuyée sur une armée performante. Au-delà des initiatives françaises, trop souvent unilatérales, le renouveau de la stratégie française commence à prendre forme. Le traité d’Aix-la-Chapelle signé en janvier dernier, renforçant la coopération militaire franco-allemande, est un plan ambitieux pour une armature de défense commune. Celle-ci devra répondre aux défis de la volonté politique, nécessaire à l’instauration d’une culture militaire commune de part et d’autre du Rhin. Les projets industriels, en premier lieu desquels le SCAF, sont à saluer.
Forts de leur entente militaire, Paris et Berlin pourraient alors se tourner vers Moscou d’égal à égal et permettre la reprise du dialogue sur des bases de confiance ouvrant la voie à une entente stratégique pérenne. Moscou est l’unique puissance à pouvoir concurrencer la France et l’Allemagne pour ce « troisième siège ». Il est donc indispensable de lier nos destins, réminiscences de 2003, sur une voie paneuropéenne « de l’Atlantique à l’Oural ».
Les négociations en format dit « Normandie » se tenant lundi à Paris pour la résolution du conflit dans le Donbass seront à suivre de près. Elles pourraient révéler davantage les jeux de chacun.
En attendant, le siège d’Epaminondas reste vacant, mais à taille européenne.