Now Reading:
La Sécurisation : opportunité politique pour les régimes autoritaires africains
Full Article 9 minutes read

La Sécurisation : opportunité politique pour les régimes autoritaires africains

Par Jean Galvé 

Après le 11 Septembre 2001, la « Global War On Terror » (GWOT) est devenue le fil conducteur de la politique étrangère américaine. La rhétorique et les représentations qu’elle véhicule se sont imposées dans l’agenda international avec pour conséquence la « sécurisation » d’un nombre important de politiques publiques à travers le monde. Le processus de « sécurisation » de l’Afrique a connu un succès certain porté par l’association entre le sous-développement dont souffre le continent et les discours qui prospèrent après le 11 Septembre sur les « Etats faillis », véritables bases arrière du terrorisme, dont la Somalie, le Soudan et la RDC seraient les plus éminents représentants.[1] Certains régimes africains autoritaires (Ouganda, Tchad, Ethiopie, Rwanda) en ont  particulièrement bénéficié : afin d’obtenir une aide technique et financière de leurs alliés occidentaux, ils ont fait valoir la position stratégique qu’occupait leur pays dans la lutte contre le terrorisme, quitte à exagérer les liens entre Al Qaïda et les groupes armés auxquels ils sont confrontés.

Dans le sillage de l’Ecole de Copenhague nous entendons ici la « sécurisation » comme un acte de langage performatif dont la fonction est d’identifier une « menace existentielle » et ainsi de légitimer une réponse « exceptionnelle » se distinguant du fonctionnement normal de la justice et de la vie politique tel qu’il est défini par les standards libéraux[2].

Dès lors le degré de sécurité comme l’identification d’une menace parmi d’autres dépend pour beaucoup d’un processus subjectif de construction sociale. Le spectre des thématiques couvertes par la « sécurisation » est ainsi potentiellement infini (lutte contre le SIDA, la lutte contre le terrorisme en passant par l’aide au développement) : « something is a security problem when the elites declare it to be so[3] Le sous-développement de l’Afrique, après le 11 Septembre 2001, a ainsi été considéré par Tony Blair comme un terreau fertile sur lequel prospère le terrorisme, justifiant l’accroissement de l’aide au développement de 528 millions de livres en 2001 à 1 milliard en 2006.[4] De la même manière le gouvernement éthiopien  considère à partir de 2001 que la survie et la souveraineté du pays sont menacées par la pauvreté. Il s’engage alors dans une politique de « sécurisation » du développement. Ce discours officiel laisse les mains libres au Front Démocratique Révolutionnaire des Peuples Ethiopiens pour censurer la presse et les opposants considérés comme des « rentiers » opposés au bien commun, et affermir l’Etat [5].

Le rôle proactif joué par ces régimes africains permet la réorientation de leurs relations avec les bailleurs occidentaux dans un domaine où ils apparaissent en pointe dans la réalisation des objectifs conjoints prioritaires – notamment la lutte contre le terrorisme – reléguant très largement au second plan d’autres thématiques comme la démocratisation, la lutte contre la corruption, et les atteintes aux droits fondamentaux. Particulièrement, les dirigeants qui ont été portés au pouvoir par des groupes armés et qui ont construit les institutions étatiques autour des forces de sécurité ont saisi l’opportunité de renforcer leur appareil sécuritaire et de raffermir leur contrôle sur leurs pays respectifs. Ils ont été aidés en cela par la sécurisation parallèle des politiques de développement prônées par les grandes organisations internationales, au premier rang desquelles la Banque Mondiale, qui favorisent depuis le milieu des années 90 l’appropriation et le rôle central des institutions étatiques nationales dans la gestion de projets.

Jonathan Fisher, et Davis M.Andersen identifient plus généralement quatre stratégies de « sécurisation » adoptées par les Etats africains dans le cadre de la GWOT qu’ils regroupent en deux types : d’une part les approches réactives de la part  d’Etats qui agissent comme des auxiliaires de l’Occident dans des conflits régionaux, d’autre part les approches proactives de la part de régimes qui essayent de convaincre les Etats occidentaux du bien-fondé de leurs interventions militaires unilatérales, et du fait que leurs opposants locaux et régionaux représentent des « menaces à leur sécurité nationale ».

Ces stratégies sont les suivantes :

« African solutions to African problems » [6]

Après le désastre de l’opération américaine en Somalie de 1993, les puissances occidentales deviennent réticentes à toute intervention directe. Certains Etats, portés par une rhétorique pan-africaniste et nationaliste, se portent alors volontaires pour engager leurs troupes dans des points chauds où les grandes puissances ont des intérêts géostratégiques : ainsi les Forces Armées Tchadiennes au Mali (FATIM) se sont positionnées comme un auxiliaire déterminant de la France avec près de 2400 soldats d’élite, qui s’ajoutent à la transformation de Ndjamena en base logistique et en centre de commandement des forces françaises.[7]

« Privatizing security, socializing development » [8]

Cette stratégie consiste à inclure les bailleurs occidentaux dans la prise de décision de tout un ensemble de politiques publiques, particulièrement dans le domaine économique et social, tout en recherchant la « sanctuarisation » d’autres domaines, particulièrement la défense et le maintien de l’ordre. Kigali a ainsi ouvert les portes du pays aux initiatives britanniques de développement et d’aide à la bonne gouvernance, à l’exemple de « L’African Governance Initiative »[9] de Tony Blair. Dans le même temps le Rwanda a systématiquement refusé de partager la réalité de ses dépenses militaires et rejeté les critiques de la communauté internationale sur son rôle trouble en République Démocratique du Congo, notamment de soutien du groupe rebelle tutsi M23.[10] Ce double jeu avec les bailleurs occidentaux a permis à Paul Kagamé de garantir les dépenses sécuritaires en s’assurant l’aide financière occidentale directement dans ce secteur – l’intervention Rwandaise au Darfour dans le cadre de l’Union Africaine et de l’ONU en constitue un exemple parlant – ou en détournant l’aide versée pour d’autres domaines.

« Making donors complicit : legitimizing de facto security arrangements »[11]

Washington était défavorable à une intervention éthiopienne en Somalie après la capture de Mogadiscio par l’Union des Tribunaux Islamiques ; une fois l’Ethiopie intervenue unilatéralement en 2006, les Etats-Unis la soutinrent au nom de la lutte contre le terrorisme[12] comme ils aidèrent par la suite l’AMISOM[13], (African Union Mission in Somalia), qui prit la relève des troupes éthiopiennes. Les relations entre l’Ethiopie et la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et l’Union Européenne se focalisent dès lors sur l’engagement et le soutien du pays à l’AMISOM avec des niveaux jamais atteints d’assistance et de coopération militaire.

« Constructing national security threats : our enemy is your enemy »

La gestion de la perception des bailleurs est un levier déterminant de l’action de ces Etats pour l’acquisition d’une assistance militaire, technique ou financière de la communauté internationale. Il s’agit de faire naitre un sentiment d’obligation morale de soutien vis-à-vis de l’Etat récipiendaire. L’Ouganda apparait comme un modèle de « management de son image » auprès des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne : après le 11 Septembre, le président Museveni a plusieurs fois réitéré publiquement son alignement sur la politique étrangère américaine, notamment lors de l’invasion de l’Irak. Jonathan Fischer souligne par ailleurs le recours systématique aux services de cabinets de lobbying actifs à Washington[14]. Le président Museveni est ainsi plusieurs fois intervenu lors de conférences organisées par des Think tanks américains, ou dans la presse pour défendre l’action de son gouvernement dans la lutte contre le terrorisme, décrivant l’action des forces ougandaises comme déterminantes pour la stabilité régionale. Au lieu de voir la difficulté du gouvernement ougandais à mettre un terme à un conflit démarré en 1988, et grâce à un « management de l’image » réussi, les officiels américains ont durant toutes les années 2000 largement salué l’engagement en première ligne du président Museveni dans la GWOT : concrétisé sur le terrain par l’établissement d’une Task Joint Force, l’intervention autorisée des services et forces spéciales des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, et l’adoption d’une législation anti-terroriste particulièrement.[15] Ce positionnement a valu à l’Ouganda de bénéficier largement de l’aide de Washington et de Londres, avec l’envoi de troupes en soutien à la traque de l’Armée de Résistance du Seigneur (en anglais LRA) et de son chef Joseph Kony (entre 600 et 800 millions de dollars pour la période 2011-2017)[16] ; l’aide au développement perçue par Kampala a triplé entre 2000 et 2007 selon la banque mondiale, de 600 millions à près d’1,8 milliards de dollars[17], et ce malgré les preuves de corruption généralisée.

La sécurisation du continent dans le sillage de la GWOT a donc des effets ambivalents sur la construction étatique des Etats africains : elle a permis d’une part le maintien et même l’accroissement de l’aide au développement ; d’autre part, la sécurisation de l’aide extérieure a eu pour conséquence le renforcement de l’appareil sécuritaire au détriment de l’amélioration des services publics et de l’essor d’une réelle vie démocratique. Consolidant des régimes souvent autoritaires, elle entretient la prédilection de ces derniers pour une solution militaire aux troubles locaux et régionaux et joue un rôle stratégique pour ces « illiberal state-builders »[18].

Sources :

[1] ABRAHAMSEN Rita, “Blair’s Africa : The Politics of Securitization and Fear”, Alternatives : Global, Local, Political, Vol 30, No.1 (2005), p. 66

[2] “By uttering « security » a state-representative moves a particular development into a specific area, and thereby claims a special right to use whatever means are necessary to block it.”  WAEVER Ole, “Securitization and Desecuritization,” in Ronnie Lip- schutz, ed., On Secunty (New York: Columbia University Press, 1995), p. 55

[3] WAEVER Ole, op cite, p. 57

[4] Baroness Amos, “British Policy Towards Africa: Championing a New Partnership from the North,” speech at Wilton Park, September 3, 2002.

[5] GEBRESENBET Fana, “Securitisation of development in Ethiopia: the discourse and politics of developmentalism”, Review of African Political Economy, 2014.

[6] FISCHER Jonathan, ANDERSON David M, “Authoritarianism and the securitization of development in Africa”, International Affaires 91. 1, 2015, p. 141

[7] http://abonnes.lemonde.fr/afrique/article/2013/03/04/l-armee-tchadienne-aux-avants-postes-de-la-guerre-au-mali_1842230_3212.html

[8] FISCHER Jonathan, ANDERSON David M, art. cité, p. 143

[9] http://www.africagovernance.org/what-we-do/rwanda

[10] http://www.rfi.fr/afrique/20120628-le-rapport-onu-accuse-le-rwanda-soutenir-le-m23-fait-bruit

[11] FISCHER Jonathan, ANDERSON David M, art. cité, p. 145

[12] https://www.theguardian.com/world/2007/jan/13/alqaida.usa

[13] https://www.usau.usmission.gov/fact_sheet.html

[14] FISCHER Jonathan, ‘Some more reliable than others’: Image management, donor perceptions and the Global War on Terror in East African diplomacy”, J. of Modern African Studies, p.17

[15] ibidem

[16] http://www.rfi.fr/afrique/20170325-ouganda-armee-americaine-operation-armee-resistance-seigneur-lra-joseph-kony-africom

[17] http://donnees.banquemondiale.org/indicateur/DT.ODA.ODAT.CD?locations=UG

[18] JONES Will, SOARES DE OLIVEIRA Ricardo et VERHOEVEN Harry, “Africa’s illiberal state-builders”, Working paper series no.89, January 2013, Refugee Studies Centre, Oxford Department of International Development

Input your search keywords and press Enter.