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Des investissements agricoles chinois
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Pour moi, les terres agricoles en France, c’est un investissement stratégique dont dépend notre souveraineté, donc on ne peut pas laisser des centaines d’hectares rachetés par des puissances étrangères sans qu’on sache la finalité de ces rachats »

Emmanuel Macron à des agriculteurs reçus à l’Elysée le 22 février 2018

Par Maëlle Bongrand

 

Rachats de vignobles, d’usines agroalimentaires ou encore construction de centres de démonstration agricole en Afrique, les investissements agricoles chinois se manifestent sous des formes variées. Accueilli à bras ouverts par certains agriculteurs qui y voient la promesse de nouveaux débouchés commerciaux ou vécu par d’autres comme un accaparement des ressources, l’intérêt de la Chine pour les secteurs agricoles et agroalimentaires – particulièrement vivace depuis 2009[1] –, prouve bien leur caractère hautement stratégique. Face à l’ampleur de ce phénomène et aux réactions contrastées qu’il suscite, cet article s’attache à comprendre les logiques auxquelles répondent ces investissements hétéroclites et géographiquement éclatés.

 

L’objectif premier de ces investissements agricoles serait d’assurer la sécurité alimentaire chinoise aujourd’hui menacée. Disposant seulement des 9% des terres arables mondiales, la Chine doit pourtant alimenter plus de 20% de la population mondiale dont une part encore conséquente souffre de sous-alimentation[2]. Si elle investit massivement dans des espaces agricoles ou dans des infrastructures agroalimentaires à l’étranger – les investissements sur la période 2009-2019 sont estimés à plus de 43 milliards de dollars[3] –, c’est pour pallier son incapacité à produire suffisamment de denrées alimentaires pour répondre aux besoins de sa population qui ne cesse de croître. La stagnation voire la régression des surfaces arables sous la pression de l’urbanisation et de l’industrialisation, la pollution des sols qui rendent leur exploitation impossible ou encore le plafonnement de l’augmentation des rendements agricoles sont autant de raisons qui expliquent l’intense accaparement des terres (land grabbing) auquel s’adonne la Chine. Par exemple, bien qu’étant l’un des principaux pays producteurs de riz, sa consommation est telle que son marché domestique ne suffit plus à la combler et qu’elle se voit obligée de multiplier les investissements dans la filière rizicole ouest-africaine. La Chine produit et importe donc depuis l’extérieur de ses frontières pour subvenir à ses besoins alimentaires. Du reste, ces derniers ne se contentent pas d’augmenter, ils se diversifient également. L’augmentation du pouvoir d’achat chinois, due à l’essor économique et social que la Chine a connu ces dernières années, a en effet généré de nouvelles habitudes alimentaires. Le rachat de terres en Mongolie destinées au pâturage s’explique alors par une consommation de produits carnés toujours plus importante ; le rachat de champs de blé destiné à la production de farine est quant à lui motivé par la nouvelle lubie chinoise pour les produits panifiés et les boulangeries. Consommer plus, mieux[4] et diversifié, voilà donc les trois principales injonctions auxquelles la Chine tente de répondre en investissant dans les filières agricoles étrangères. Pour autant, si la raison de la sécurité alimentaire est convaincante, elle n’est pas pour autant suffisante. En effet, que doit-on penser des investissements agricoles en Afrique qui ne visent pas à alimenter le marché chinois mais les marchés locaux ou régionaux[5] ?

 

Pour mieux comprendre les objectifs poursuivis par les investissements agricoles chinois, il nous faut les replacer dans un contexte plus large et les analyser pour ce qu’ils sont avant tout dans leur grande majorité : des investissements directs à l’étranger (IDE). Il est alors intéressant de remarquer que les investissements agricoles suivent un mode opératoire ainsi que des objectifs communs aux autres formes d’investissements chinois. De la même façon que l’entreprise chinoise Cosco est devenue l’actionnaire majoritaire du port du Pirée lorsque la Grèce était encore vacillante, la société Ressources Investment rachète à des exploitants français leurs terres agricoles à des prix parfois jusqu’à 20% supérieurs à ce que propose le marché français[6], alors même que les agriculteurs sont particulièrement touchés par la paupérisation. Trouver un secteur stratégique, solliciter des acteurs en difficulté économique et leur proposer une offre difficilement refusable, c’est le procédé qu’adoptent les IDE chinois.

 

Au-delà du mode opératoire qui, il convient de le préciser, relève avant tout d’un pragmatisme économique et d’un sens des affaires qui n’est pas propre à la Chine, les objectifs poursuivis par les investissements directs à l’étranger et les investissements agricoles chinois convergent en bien d’autres points.

 

Premièrement, les investissements agricoles à l’étranger visent, comme les autres formes d’IDE, à réguler la balance commerciale interne de la Chine et à éviter les poussées inflationnistes. Toutefois, il est évident que le choix des infrastructures, sociétés, usines ou espaces agricoles dans lesquels sont injectés ces financements n’a rien d’anodin. La Chine investit dans des secteurs stratégiques et économiquement porteurs mais aussi dans des filières où il lui reste des actifs stratégiques à acquérir (connaissances, savoir-faire, technologies)[7], par exemple dans l’agrochimie ou dans la robotique. La filière agricole n’est pas en reste puisque le secteur primaire, même s’il est bien souvent délaissé au profit des secteurs secondaire et tertiaire, représente un important levier de développement et d’importantes sources de revenus potentiels. C’est notamment le cas de la filière vinicole française, particulièrement fructueuse – l’exportation de ses vins a rapporté à la France plus de 9 milliards d’euros en 2018 –, et qui suscite donc toute l’attention des investisseurs chinois.

 

Si sur le plan économique, la stratégie chinoise semble relativement lisible, qu’en est-il de son versant politique, et quel rôle les investissements agricoles y jouent-ils ? Dans bien des cas et particulièrement lorsqu’ils s’orientent vers le continent africain, ces derniers revêtent une dimension philanthropique particulièrement ostentatoire. La Chine y finance la construction de fermes d’Etat, élabore des semences adaptées à l’agriculture africaine et construit des centres de démonstration agricole dont la production est destinée à alimenter les marchés locaux[8]. Depuis 2006, ce modèle de coopération qui est particulièrement encouragé par la FOCAC (Forum sur la coopération sino-africaine). En 2018, l’Afrique comptait plus de 12 centres de démonstration agricole opérationnels et 17 à l’état de projet ou en cours de construction[9]. L’objectif poursuivi est d’aider les Etats africains concernés à assurer leur sécurité alimentaire bien souvent plus que compromise et qui, après les famines connues en 2008, représentent l’un des principaux défis du continent. La reconnaissance des populations comme des autorités publiques est réelle[10] et participe à favoriser les relations diplomatiques entre certains Etats africains et la Chine. Elle bénéficie alors du soutien quasi-indéfectible de ces pays et peut compter sur leur appui lorsque le besoin s’en fait sentir[11] : en 2018, 53 des 54 pays africains reconnaissaient la République populaire de Chine.

 

Pion économique et diplomatique que la Chine n’hésite pas à avancer, les investissements agricoles participent indéniablement à une stratégie chinoise qui se déploie à l’échelle internationale. Son ampleur demeure toutefois difficile à déterminer. On attribue à cette forme d’investissement des objectifs expansionnistes qui, en créant une dépendance dans un domaine aussi stratégique et décisif que le secteur alimentaire, pourraient mettre à mal la souveraineté des pays concernés et notamment celle de la France. En l’état actuel des choses, il est pour l’instant impossible de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse. Toutefois, cette crainte pose la question de la temporalité dans laquelle s’inscrit la stratégie chinoise. Premièrement, toute politique d’exploitation de terres agricoles s’inscrit indéniablement dans le long voire le très long terme, ne serait-ce que pour des raisons de rentabilité. Cependant, si les chances de reprendre possession des terres acquises semblent compromises, c’est davantage le risque de voir proliférer les rachats dans le temps, pouvant mener à terme à une monopolisation des terres agricoles, qui pourrait susciter l’inquiétude. Enfin, s’il est vrai que ces dernières années les investissements agricoles chinois à destination de l’Europe semblent s’intensifier, leur importance reste à nuancer puisqu’en 2014, l’Europe accueillait 15% des investissements agricoles chinois contre 51% pour l’Asie (14% pour l’Océanie, 12% pour l’Afrique, 6% pour l’Amérique latine et 2% pour l’Amérique du Nord)[12].

 

Quoiqu’il en soit, la pression croissante qu’exerce la Chine au travers de ses investissements semble générer une méfiance toujours plus importante de la part des autorités publiques françaises et européennes. En 2019, l’Union européenne a adopté un Règlement visant à filtrer les investissements directs à l’étranger[13]. Bien que régulant les IDE toutes provenances confondues, ce Règlement semble avant tout vouloir prévenir les filières stratégiques européennes des rachats chinois[14] qui sont quant à eux encouragés par la « Go out policy » (ou « Go global policy »).

 

 

 

[1] Elizabeth Gooch and Fred Gale, « China’s Foreign Agriculture Investments », U.S. Department of Agriculture, Economic Research Service, 2018.

[2] Programme alimentaire mondial. « Plan stratégique de pays – Chine (2017–2021) », Première session ordinaire du Conseil d’administration Rome, 20–23 février 2017. (Plan stratégique de pays – Chine (2017–2021) (wfp.org).

[3] GRAIN, « L’initiative ‘‘la Ceinture et la Route’’ : l’agrobusiness chinois se mondialise », mars 2019.

[4] Jean-Marc Chaumet, « Le secteur laitier chinois. Entre pression des importations et reprise en main interne », Économie rurale, n°364, avril-juin 2018.

[5] Jean-Raphaël Chaponnière, Jean-Jacques Gabas, Qi Zheng, « Les investissements agricoles de la Chine. Une source d’inquiétudes ? », Afrique contemporaine, n°237, janvier 2011.

[6] Nathalie Picard, « Des Chinois achètent en France des centaines d’hectares de terres agricoles », Reporterre.net, juin 2016.

[7] Résumé du rapport de Laëtitia Guilhot, Catherine Mercier-Suissa, Jean Ruffier. Face aux nouvelles stratégies déployées par les investisseurs chinois en Europe et en France : quelle(s) réponse(s) adopter ?. DGCIS. Université Jean Moulin Lyon 3, septembre 2013.

[8] Jean-Jacques Gabas, Xiaoyang Tang. « Coopération agricole chinoise en Afrique subsaharienne. Dépasser les idées reçues ». Perspective, CIRAD, n° 26, 2014.

[9] Xavier Aurégan, « Les centres de démonstration agricoles chinois en Afrique : étude de cas en Côte d’Ivoire », Les Cahiers d’Outre-Mer, n°275, 2017.

[10] French.China.org.cn, « La Chine aide l’Afrique à relever ses défis alimentaires », french.china.org.cn, septembre 2019.

[11] Valérie Niquet-Cabestan, « La stratégie africaine de la Chine », Politique étrangère, vol., n° 2, 2006.

[12] Entretien entre Fred Gale et l’agence Ecofin, « La Chine reste un agriculteur discret dans l’agriculture africaine malgré les nombreuses polémiques », Agence Ecofin, avril 2020.

[13] Règlement (UE) 2019/452 du Parlement européen et du Conseil du 19 mars 2019 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers dans l’Union.

[14] Diane Cousson, « Règlement (UE) 2019/452 sur le filtrage des investissements directs étrangers en UE : Objectif sécuritaire, ou sécurisation d’un objectif ? », La Revue des Juristes de Sciences Po, janvier 2020.

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