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Baghouz : Vers une fin des guerres en Syrie ?
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Par Adrien Sémon,

 

Le 23 mars 2019, la reprise du dernier demi-kilomètre carré de Baghouz aux jihadistes, signe la fin officielle de la présence territoriale de l’Etat Islamique en Syrie. Cette date constitue l’aboutissement de l’opération Roundup, dont la phase III fut initiée le 10 septembre dernier, par la coalition internationale alliée aux Forces Démocratiques Syriennes (F. D. S). Cette ultime phase, qui avait pour objectif la reprise de la poche de Hajin (à une vingtaine de kilomètres au Nord de Baghouz) acculée sur l’Euphrate proche de la frontière irakienne, fut une entreprise de longue haleine entrecoupée de plusieurs interruptions. La reprise de Hajin fut actée au mois de décembre tandis que l’offensive sur Baghouz ne débuta que le 9 février. Il a fallu plus d’un mois aux forces coalisées pour reprendre ce dernier réduit aux quelques 2000 jihadistes[1] qui s’y terraient et qui opposèrent une résistance acharnée entre usages de Suicide Vehicules Borne Improvised Explosive Devices, de tireurs d’élites, de mortiers et de tunnels pour se protéger des frappes d’artillerie et aériennes.

 

 

Néanmoins, et comme le rappelle si justement la ministre des Armées : « Nous ne devons pas nous bercer d’illusions. S’il faut célébrer la victoire, la situation n’en reste pas moins précaire sur le terrain »[2]. Cette victoire, qui demeure surtout une victoire militaire tactique et fortement symbolique, n’implique en rien la défaite totale de Daech si souvent annoncée par le président des Etats-Unis. Nous sommes forcés de constater que la chaine de commandement de Daech demeure intacte et que l’organisation se maintient en-dehors de l’Irak et de la Syrie en disposant par exemple d’une wilayat au Sinaï et en étant présente sur le théâtre libyen. L’organisation terroriste disposerait encore de réserves financières comprises entre 50 et 300 millions de dollars, réserves qui sont jugées suffisantes pour subvenir à ses besoins désormais réduits[3]. L’Etat Islamique a, de fait, depuis 2017 et les premiers grands revers à Raqqa et à Mossoul, adopté une stratégie de retour au désert et œuvre dans la clandestinité, gardant intacte sa capacité à mener des attentats. L’Office Syrien aux Droits de l’Homme (OSDH) estime qu’il resterait dans les villages et villes du Nord de la Syrie (zone majoritairement contrôlée par les F.D.S) entre 4000 et 5000 combattants liés à Daech. Dans les provinces d’Alep, de Raqqa et de Deir Ezzor, entre le 19 août 2018 et le 24 février 2019, ce même OSDH recense 183 soldats des F.D.S et 75 civils tués lors d’actions de représailles et d’attentats commis par les jihadistes[4].

 

Ce retour à un mode insurrectionnel correspond à une stratégie de capitalisation sur le chaos et les déséquilibres provoqués par les attentats et autres pressions mises sur les populations locales. Daech multiplie les actes terroristes, certes moins spectaculaires, mais plus ciblés, afin d’éviter toute normalisation politique dans les régions où ses combattants sont implantés.

 

Ainsi l’instrument militaire, largement privilégié jusqu’à maintenant, n’est pas en capacité, seul, à traiter les causes profondes de la prolifération du jihadisme en Irak et en Syrie. Les aspects économiques, financiers, politiques, sociaux ont été laissé de côté. Geir Pedersen, le nouvel envoyé spécial des Nations Unies pour la Syrie, a notamment rappelé fin février devant le conseil de sécurité que la moitié de la population syrienne fut déplacée lors du conflit et que près de 80% des Syriens vivent en-dessous du seuil de pauvreté[5]. A cela s’ajoute l’ensemble des destructions, le tout formant un terreau extrêmement fertile pour le déploiement des idéaux islamistes radicaux.

 

La volonté du président Trump, déclarée en décembre 2018, de retirer les quelques 2000 forces spéciales présentes en Syrie n’aide en rien à la stabilisation du théâtre syrien. Preuve s’il en manquait, que le président Trump cherche à faire coller le calendrier stratégique sur son calendrier électoral. La ministre des Armées, Florence Parly, a rendu visite à son homologue américain, Patrick Shanahan, le 18 mars dernier afin de discuter des modalités et du calendrier du retrait des troupes américaines. A part des assurances sur la volonté des Etats-Unis à continuer la lutte contre Daech et le maintien de ces derniers comme chefs de la coalition internationale, rien de concret n’a pu être dégagé[6]. Le président Américain, sans doute rattrapé par les nécessités stratégiques, a tout de même évoqué la possibilité de maintenir 200 forces spéciales aux côtés des F.D.S. 200 autres forces spéciales seraient, quant à elles, maintenues dans le secteur d’Al-Tanf, proche de la frontière Irako-Jordanienne, afin de surveiller l’axe Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth[7].

 

Cela est toutefois bien peu, alors que maintenir la pression sur les cellules dormantes de Daech est une nécessité, pour adapter les forces françaises engagées au sein de l’opération Chammal et qui jusque-là luttaient surtout contre la présence territoriale de l’Etat Islamique. Aujourd’hui, à côté des 200 forces spéciales engagées en Syrie, l’opération Chammal déploie environ 1100 militaires en Irak, 10 Rafale sur les bases de Jordanie et des Emirats Arabes Unis[8], et depuis le 13 mars dernier, le groupe aéronaval, baptisé TF473, et centré autour du porte-avion Charles-de-Gaulle et ses 20 Rafale[9]. Les forces françaises pourraient toutefois être amoindries dans les mois qui viennent avec le possible retrait de la Task Force Wagram, unité d’appui tactique au sol composée de 150 soldats et de quatre camions équipés d’un système d’artillerie (CAESAR). Cette unité fut très sollicitée lors de la reprise de Mossoul en 2017 puis lors des derniers mois autour de la poche de Hajin, mais la lutte territoriale contre Daech étant terminée, sa présence n’est plus nécessaire. Pour autant la France maintient sa volonté de ne pas abandonner les Kurdes suite à cette victoire et n’envisage pas de retrait de ses forces spéciales, qui fournissent de précieux renseignements pour cibler les frappes tactiques aériennes. Le dispositif constitué des forces spéciales et des Rafale permet, à court terme du moins, à la France de rester présente sur le théâtre d’opérations et de maintenir une pression sur les cellules terroristes clandestines.

 

Cependant, les Etats-Unis, malgré le flou stratégique que provoque l’annonce de leur retrait, aimeraient que les Européens, au premier rang desquels la France, remplacent les soldats américains qui s’apprêtent à se retirer. De manière plus générale ils aimeraient déléguer la gestion des conflits de cette région à d’autres acteurs. C’est dans cette optique que le secrétaire d’Etat américain, Mike Pompeo, s’est rendu début janvier à Amman en Jordanie, au Caire en Egypte puis au sein des six pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG)[10] [11]. Les Américains aimeraient en effet créer une alliance stratégique au Moyen Orient (MESA de son acronyme en anglais) centrée autour des monarchies du Golfe et qui pourrait prendre le relais militaire et financier dans la région. Avant même d’envisager sa création, les limites d’une telle organisation se font toutefois déjà sentir avec l’enlisement des forces militaires de ces monarchies dans la guerre civile au Yémen. Il apparaît dès lors peu vraisemblable que ces Etats acceptent d’engager d’importantes forces dans la gestion des conflits en Syrie.

 

En réalité la victoire de Baghouz, parallèlement à l’annonce du retrait américain, est surtout le signal d’un accroissement des tensions entre les trois acteurs régionaux que sont les Turcs, les Kurdes et le régime de Damas. A présent que la lutte territoriale contre l’Etat Islamique est achevée, la Turquie entend bien en finir avec les Kurdes de Syrie qu’elle considère comme organiquement liés au PKK. De l’autre côté, le ministre de la défense syrien, le général Ali Abdullah Ayoub, a affirmé le 18 mars que « la question kurde sera réglée au travers des deux méthodes employées par l’Etat Syrien : la réconciliation nationale ou bien la libération par la force des territoires sous leur contrôle »[12]. Cela a le mérite d’être clair : le régime de Damas veut récupérer le Nord de la Syrie et n’entend pas accorder d’autonomie politique aux Kurdes. Prise en étau, la position des Kurdes est précaire et les quelques 5000 jihadistes[13] qu’ils retiennent dans leurs prisons constituent le seul moyen de pression dont ils disposent sur leurs alliés si ces derniers venaient à les abandonner.

 

Les Américains, qui jusque-là tenaient un rôle de modérateur dans la région, mettent aujourd’hui les Kurdes dans une position difficilement tenable et privent, par leur retrait, la coalition d’un levier politique. Au fond, ce qui se joue en ce moment est la question de la crédibilité des puissances occidentales à soutenir leurs alliés et leur capacité à proposer et défendre des solutions politiques et diplomatiques aux conflits au Moyen Orient. Appuyer tactiquement des alliés sans être en mesure par la suite de capitaliser sur les victoires pour proposer des solutions politiques ne sert en définitive à rien.

 

 

NOTES :

[1] Dont plusieurs centaines étaient des combattants étrangers.

[2] « Communiqué de presse de Florence Parly, ministre des Armées » 23/03/19

[3] http://www.opex360.com/2019/03/23/meme-apres-avoir-perdu-son-dernier-bastion-syrien-letat-islamique-reste-une-menace/

[4] http://www.syriahr.com/en/?p=122090

[5] https://news.un.org/fr/story/2019/02/1037502

[6] https://dod.defense.gov/News/News-Releases/News-Release-View/Article/1788365/readout-of-acting-secretary-of-defense-patrick-m-shanahans-meeting-with-french/

[7] http://www.opex360.com/2019/03/21/paris-attend-toujours-des-precisions-sur-les-intentions-americaines-pour-maintenir-une-presence-militaire-en-syrie/

[8] Voir Dossier de Presse – Opération Chammal – Décembre 2018

[9] https://www.defense.gouv.fr/operations/points-de-situation/point-de-situation-des-operations-du-9-au-14-mars

https://www.defense.gouv.fr/operations/maritime/mission-clemenceau/mission-clemenceau-le-groupe-aeronaval-appareille

[10] https://www.liberation.fr/planete/2019/01/10/contre-l-iran-mike-pompeo-pousse-pour-un-otan-arabe_1702182

[11] Arabie Saoudite, Bahreïn, Qatar, Koweït, Emirats Arabes Unis, Oman

[12] https://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-syria-usa-idUSKCN1QZ1KQ

[13] https://www.la-croix.com/Monde/Kurdes-veulent-tribunal-international-special-juger-crimes-EI-2019-03-25-1301011256

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