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Interview du Général Denis Mercier – l’innovation en matière de défense – Partie 2
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Interview du Général Denis Mercier – l’innovation en matière de défense – Partie 2

 

Le Général Denis Mercier a été Chef d’Etat-Major de l’Armée de l’Air entre 2012 et 2015, avant de devenir Commandant Allié transformation de l’OTAN. 

 

Propos recueillis par Margaux Martin-Péridier. Retrouvez sous ce lien la première partie de l’interview.

 

 

Margaux Martin-Péridier : Comment concilier autonomie stratégique nationale et renforcement de la base industrielle et technologique de défense européenne ?

 

DM : Cette base industrielle et technologique de défense européenne est un grand mot : personnellement, je n’ai pas bien compris pratiquement ce que c’était. Au sein de l’Union européenne, il existe déjà un fonds d’innovation aux mains de la Commission européenne, qui dispose d’un budget conséquent et travaille sur des sujets intéressant l’avenir. L’Union Européenne investit en réalité beaucoup. Par ailleurs, il existe aussi le Fonds Européen de Défense. Néanmoins, nous n’avons pas réellement de vision capacitaire dans l’Union européenne, car les pays ne se sont pas entendus sur une direction politique à donner à la stratégie de défense.  Le problème, dans l’UE, c’est que nous travaillons sur les moyens et non sur les objectifs. In fine, ces moyens sont très orientés par l’industrie. Il faut aussi se demander dans quels domaines nous voulons disposer d’une autonomie nationale en matière de défense. Moyennant cela, on pourrait réfléchir à ce que nous voulons faire ensemble, au sein de l’Union Européenne.

 

L’OTAN ne dispose pas en propre de moyens[1]. Lorsqu’on innove dans l’OTAN, c’est aux nations d’investir ; en revanche, l’Union européenne dispose d’un budget, ce qui est un avantage. Mais a contrario, l’OTAN a l’avantage d’avoir une vision politique des objectifs à atteindre en matière de défense, actualisée tous les quatre ans, donc facilement déclinable en une vision militaire, ce que n’a pas l’UE. Finalement, nous sommes très complémentaires. C’est d’ailleurs comme cela que nous avons commencé à travailler avec l’Agence Européenne de Défense en disant : « vous avez de l’argent, nous avons des idées ». Donc avec cela, on devrait arriver à avancer, dans les limites, souvent très contraignantes, des politiques acceptées par les nations.

 

MMP : Concernant le système de combat aérien du futur (SCAF), quelles peuvent-être les évolutions de la coopération franco-britannique dans le contexte actuel du Brexit ?

 

DM : Je ne suis pas sûr que le problème soit le Brexit. Il s’agit en réalité d’un problème de montage industriel et politique, vous avez bien vu ce qu’il s’est passé : la France a fait une grande annonce avec l’Allemagne, les Anglais ont répliqué avec le Tempest, en montrant une maquette. Celle-ci ressemble au F35, pour un avion qui doit entrer en service en 2040 ; sans vraiment aborder la question, centrale, du système dans lequel s’interfacera l’avion. La façon dont le SCAF est abordé est bien plus mature, car il se fonde vraiment sur une architecture opérationnelle qui intègre l’avion et de nombreuses autres composantes.

 

Et le SCAF intéresse aujourd’hui d’autres pays. Ce ne sera pas un long fleuve tranquille et nous savons qu’avec les Allemands il y aura des questions sensibles à régler, notamment celle concernant les exportations. Mais c’est le lot de tout projet international. La question du Brexit est malgré tout centrale : nous avons été loin dans l’application militaire des accords de Lancaster House qui sont toujours valides ; ne perdons pas ce qui a été fait car les armées françaises et anglaises ont démontré leur capacité à agir ensemble y compris sous très court préavis.

 

Revenant sur le SCAF, la vision du développement d’un système plutôt qu’un avion amène de nombreuses questions y compris celle des business models touchant aux vecteurs, mais aussi aux architectures numériques, à la maintenance, aux données, etc. Se pose aussi la question des compétences à associer pour s’inscrire dans une vision future et non pas répéter les modèles passés. Ce sont des sujets qui sont de mon point de vue insuffisamment étudiés aujourd’hui.

 

MMP : Vous pensez donc la même chose pour la question du futur char de combat (Main Ground Combat System) ?

 

DM : C’est la même chose, de même que pour le système naval futur.

 

MMP : Et comment expliquez-vous l’équilibre qu’il y a en matière de direction entre le système terrestre, dirigé par les Allemands,  et le système aérien du futur dirigé par les Français ? Comment cela s’est-il décidé ?

 

 

DM : C’est une sorte de compromis en relations internationales. Nous avons tout de même une industrie aéronautique, au sein de laquelle Dassault occupe une place importante, et une industrie terrestre, notamment avec NEXTER. L’aéronautique reste un domaine d’excellence en France qu’il faut conserver. Comme l’a dit un Président de la République : il ne peut y avoir d’industrie aéronautique civile performante sans une industrie militaire performante. C’est très vrai.

 

MMP : Le programme européen de drones MALE pourrait-il souffrir du Brexit ? La coopération entre pays européens fonctionne-t-elle ?

 

Je ne sais pas où cela en est. Si vous voulez mon avis personnel, je ne comprends pas. Nous avons des drones américains[2] qui remplissent les objectifs que nous nous sommes fixés. Certes, nous ne pouvons pas les déployer où nous voulons sans leur autorisation, mais ne réinventons pas des choses qui se font depuis 15 ans. Quitte à développer un drone, misons sur des domaines nouveaux.

 

Par exemple, je crois d’une part aux drones stratosphériques, pour lesquels il existe en France de réels projets. Je crois depuis longtemps en la plus-value opérationnelle de ces drones stratosphériques. La stratosphère se situe entre 20 et 50 km de la Terre, là où il n’y a presque pas de vent : y faire tenir un drone est plus aisé. Comme il y a peu de vent, l’énergie à déployer est minimale : cela permet de faire voler le drone une semaine, un mois, plusieurs mois, au lieu de 24h. En même temps, ces drones sont utiles pour l’observation de la planète. Aujourd’hui les satellites géostationnaires sont à 36 000 km d’altitude, là on est à 20 km : la résolution est exorbitante quand on y met la même optique. On peut aussi les utiliser pour créer des réseaux haut débit dans une zone donnée. Mettre deux drones stratosphériques au-dessus de la mer Méditerranée nous permettrait de couvrir cette surface et d’orienter les navires dans leur lutte contre l’immigration clandestine, par exemple.

 

Nous avons ouvert la base aérienne d’Istres à un pôle de compétitivité qui développe un tel prototype dans le sud de la France. Airbus a aussi développé le sien sur un modèle plus léger, qui vole longtemps grâce à des panneaux solaires.  Dans le sud de la France, le projet est plutôt orienté sur une base de dirigeable, qui permet selon moi d’offrir plus de capacités. Mais les problématiques techniques sont plus complexes. Ce sont de véritables game changers : ce type de drone pourrait permettre de couvrir toute la zone du Sahel. Nous pourrions avoir une véritable permanence et diriger des drones MALE, dont la mission serait centrée sur le ciblage. Cela constitue de nouvelles opportunités, il faut investir dans ces technologies adaptées à nos théâtres d’opérations et qui n’existent pas encore ailleurs.

 

MMP : Quel est l’impact de l’autonomisation de la France à l’égard des réglementations ITAR (International Trafic of Arms Regulation) ?

 

DM : C’est un sujet important, qui touche l’autonomie stratégique. La question des normes est essentielle dans tous les domaines. Elle doit amener la France et l’Europe à réfléchir ensemble aux composants stratégiques.

 

MMP : Innover et coopérer à l’échelle strictement européenne signifie-t-il tourner le dos à l’OTAN ?

 

DM : Je ne crois pas. Au contraire, l’OTAN est mieux armée, notamment avec l’ACT[3], pour définir les besoins opérationnels, les priorités ; l’UE est mieux armée pour les mettre en œuvre car elle dispose d’un budget conséquent. C’est donc réellement ensemble qu’il faut travailler : l’OTAN pour déterminer les besoins et les critères opérationnels d’interopérabilité et l’UE pour définir les normes touchant aux espaces physiques. Mais ce qu’il faut absolument éviter, et c’est là que l’Agence Européenne de Défense ou la commission doivent jouer leur rôle, c’est que l’OTAN et l’UE aient des priorités capacitaires différentes. J’insiste sur ce point car on peut voir cela arriver très vite, alors que nos deux organisations sont encore sur la même longueur d’onde.

 

MMP : Comment les récentes déclarations d’Emmanuel Macron au sujet d’une “armée européenne” ont-elles selon vous été perçues par le commandement américain de l’OTAN ?

 

Les Américains ont mieux perçu le discours d’Emmanuel Macron sur l’armée européenne que les Européens eux-mêmes. A Varsovie, l’OTAN et l’UE se sont mis d’accord sur une Joint Declaration, une déclaration conjointe qui fixe le cadre de leur coopération[4]. C’était une bonne chose car auparavant, nous pouvions coopérer sur le plan tactique, mais, dès que les sujets remontaient un peu, nous étions complètement coincés. Ainsi, l’OTAN – les 29 alliés – et l’UE – les 28 Etats membres – se mettent d’accord sur une coopération avec en filigrane trois postulats de base : (i) il n’y aura jamais de duplication des structures de commandement, (ii) la défense collective repose sur l’OTAN, (iii) il n’y aura pas d’armée européenne.

 

La déclaration du président de la République quand il réaffirme son idée d’armée européenne, peut être interprétée de différentes façons. On peut la comparer au Framework Nation concept initié par les Allemands. Ces derniers ont développé un concept de nation cadre où ils expliquent que l’Allemagne peut agréger les forces d’un certain nombre de pays pour mettre en place des structures impossibles à déployer pour un seul pays européen. Ces structures sont bénéfiques à l’UE comme à l’OTAN. En Allemagne, le politique et le militaire ont travaillé main dans la main pour développer ce projet initié au sein de l’OTAN, mais utilisable par l’Union européenne. En France il manque certainement ce dialogue associant le politique et le militaire pour donner du corps aux projets que notre pays souhaite promouvoir.

 

Pourtant, l’OTAN recentre ses exercices et ses capacités en matière de défense collective. Ce faisant, l’Alliance atlantique estime que l’on ne peut plus s’occuper de la gestion des crises extérieures aussi bien qu’auparavant et que les pays doivent prendre leurs responsabilités afin de disposer de forces déployables. Il existe un boulevard pour développer au sein de l’Union européenne ce que l’OTAN n’est pas capable de faire, en structurant les capacités déployables des nations dans le but de gérer des crises externes. Le problème, c’est qu’on oppose trop souvent OTAN et UE au lieu de trouver les complémentarités.

 

MMP : Comment percevez-vous les structures du commandement intégré de l’OTAN ?

 

DM : Cela faisait sens pour moi de revenir dans le commandement intégré de l’OTAN, parce que nous avons participé à toutes les opérations de l’Alliance atlantique depuis longtemps. Bien que nous fassions partie des principaux contributeurs, nous n’en avions pas les avantages car nous étions les seuls à n’avoir personne dans les structures de commandement. Cela avait donc du sens de revenir.

 

Néanmoins, certains voient l’OTAN comme une organisation américaine alors qu’à Washington, l’Alliance atlantique est perçue comme une organisation avant tout européenne, ce que d’ailleurs Donald Trump rappelle aujourd’hui. Nous sommes donc revenus avec de bonnes idées, sans jamais avoir su en tirer les dividendes. La France est le seul pays à avancer par lignes rouges sans réelle proposition au sein de l’OTAN. Nous ne serons jamais suivis en ne tenant pas compte de l’OTAN qui reste la référence de sécurité pour la grande majorité des pays européens. Nous ne pouvons dissocier les deux organisations. Et, sincèrement, si nous structurons la partie gestion des crises extérieures, qui n’est pas la priorité de l’Otan, l’IEI pourrait avoir un vrai sens.

 

MMP : L’innovation dans les armées est souvent limitée dans sa définition aux avancées matérielles et technologiques. A l’heure des combats asymétriques contre les groupes terroristes dans lesquels sont engagés tous nos alliés européens, une politique commune d’innovation dans la doctrine militaire ne serait-elle pas tout aussi pertinente qu’une coopération industrielle ? Existe-t-il un organe de coopération dans ce domaine ?

 

DM : On ne peut pas développer de l’innovation sur les équipements sans savoir ce qu’on cherche à faire, et donc savoir en quoi cela change le concept opérationnel. Dans le monde civil, une vraie transformation numérique dans une entreprise ne consiste pas seulement à digitaliser les processus existants mais à réorganiser véritablement l’entreprise. Pour les armées, c’est la même chose : on ne peut pas faire de l’innovation si l’on ne va pas dans ces champs-là. C’est le rôle de l’état-major des Armées, et cela requiert un leadership extrêmement fort.

 

MMP : Et à l’échelle européenne? Peut-on trouver une vision commune européenne ?

 

DM : Nous ne parviendrons pas à trouver facilement une vision commune européenne sur l’innovation dans le domaine de la défense ; il faut commencer par de petits groupes. C’est compliqué, même au sein de l’OTAN. Pour faire passer des visions innovantes dans l’Alliance atlantique, il nous a fallu faire des démonstrations. Nous nous sommes donc lancés sur une feuille de route basée sur des projets d’un an, un an et demi. A titre d’exemple, au bout d’un an, j’ai suggéré qu’un cloud soit créé pour le renseignement, ce qui a pu susciter quelques incompréhensions. Au bout d’un an et demi, on a procédé à un exercice mettant en œuvre un cloud et avons démontré que nous avions réussi à associer 16 pays et 19 centres grâce à celui-ci. Et là nous avons vraiment été pris au sérieux.

 

Il faut donc faire des démonstrations, tester les choses et sur cette base d’exemples concrets faire comprendre aux politiques quels sont les problèmes. Nous avons pendant 18 mois passé des accords politiques entre les pays afin de mettre en place ce cloud. Les pays ont in fine compris l’intérêt d’un tel dispositif. Nous y avions associé de nombreux capteurs (sous-marins, avions, hommes, chars, etc.) qui généraient des informations de toutes sortes, images, électromagnétique, etc. Toutes ces informations brutes nécessitaient des interprètes, qui sont une denrée rare.

 

Les informations arrivaient directement sur un fusion center, mis en place en amont, qui avait une vision sur tous les interprètes disponibles en temps réel au sein des pays de l’Otan et leur redistribuait les données. Les produits traités étaient ensuite remontés au Fusion Center, puis redistribués aux utilisateurs ou aux décideurs politiques selon les besoins. Nos capacités ont été multipliées par dix. Nous sommes parvenus aussi à associer deux pays partenaires (Suède et Finlande), qui n’ont pas accès au “Nato Secret” lorsque nous travaillions en réseau. Nous avons été capables de montrer que nous étions en mesure de gérer ces différents niveaux de sécurité et nous avons gagné en connaissances.

 

Nous avons par la suite rédigé une feuille de route sur l’innovation, à l’été 2018. Celle-ci prévoyait six démonstrateurs sur un an, le but étant de montrer ce que nous étions capables de faire avant d’utiliser des données réelles. Pour montrer le fonctionnement et l’utilisation des algorithmes et convaincre nos décideurs de la pertinence des concepts, l’idée était de construire des démonstrateurs, utilisant des données uniquement en source ouverte. Sans cela, il serait été impossible d’impulser les décisions politiques nécessaires pour l’utilisation et le partage des données. Et ce qui vaut pour l’OTAN vaut aussi pour la France.

 

 

SOURCES ET NOTES :

 

[1] L’OTAN ne dispose en effet que des moyens que les Etats membres lui consacrent.

[2] Il s’agit des drones Reaper, achetés par la France aux Etats-Unis sur étagère.

[3] Le commandement allié transformation de l’Alliance atlantique.

[4] Suite à l’accord conclu lors du sommet de l’Otan à Varsovie en 2016, l’Alliance atlantique et l’Union européenne ont signé le 10 juillet 2018 une déclaration conjointe en matière de coopération dans de nombreux domaines, tels que « la mobilité militaire, la lutte contre le terrorisme, la résilience face aux risques en matière chimique, biologique, radiologique et nucléaire, et la promotion de l’agenda « femmes, paix et sécurité » »

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