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Tension Serbie-Kosovo : risque d’embrasement ou pièce de théâtre bien huilée ?
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Tension Serbie-Kosovo : risque d’embrasement ou pièce de théâtre bien huilée ?

 

Lundi 29 mai dernier, à l’issue de sa victoire au premier tour de Roland Garros, le tennisman serbe Novak Djokovic a une nouvelle fois fait parler de lui en inscrivant sur la caméra le message suivant : « Le Kosovo est le cœur de la Serbie. Stop à la violence ». Si le message du sportif a fait scandale, c’est parce qu’il s’inscrit dans la lignée du discours nationaliste de la Serbie qui n’a jamais reconnu l’indépendance de son ancienne région méridionale. Ce faisant il a permis de faire la lumière sur un regain des tensions au cœur de la « Poudrière des Balkans ».

 

On a en effet pu assister depuis un mois à une reprise de l’antagonisme entre la Serbie et le Kosovo dans cette région anciennement serbe ayant obtenu son indépendance en 2008. Cette indépendance n’a jamais été reconnue par Belgrade, mais également par un certain nombre d’acteurs géopolitique tels que la Russie qui s’est traditionnellement toujours considérée comme protectrice des peuples slaves et orthodoxes des Balkans. Doit-on pour autant voir dans les récents évènements une nouvelle marque de l’ingérence russe ? Il s’agit plutôt de recontextualiser tant sur le plan historique que politique et diplomatique ces évènements dont l’acteur principal est bel et bien la Serbie.

 

Le conflit ressurgit sporadiquement depuis plusieurs décennies au Kosovo est à la fois le résultat de profondes divergences culturelle et religieuse propres aux Balkans et de l’explosion sanglante de la Yougoslavie après la chute de l’URSS. Cet espace frontalier qui sépare la Serbie majoritairement orthodoxe de l’Albanie à dominante musulmane, a été au cœur d’important mouvements de populations au cours des siècles, ce qui en a fait un territoire multireligieux et multiethnique. La domination ottomane entre le XVIème et le début du XXème s. a conduit au départ de nombreuses communautés serbes. Celles-ci considèrent néanmoins que la région reste le berceau de leur culture. C’est au cours de l’intégration de la région à l’Empire Ottoman que cette dernière se peuple de populations albanaises professant un islam sunnite. En 1918, la région rejoint le tout jeune Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, puis en 1948 la Yougoslavie soviétique de Tito.

 

La fin de la Yougoslavie a également contribué à accroitre les tensions dans la région. En effet pendant la Guerre Froide, le Kosovo constitue un territoire semi-autonome de la République socialiste de Serbie, elle-même partie intégrante de la République Fédérative Socialiste de Yougoslavie. Quand le château de carte yougoslave se délite progressivement, la majorité albanaise du Kosovo demande son indépendance et entame une lutte armée contre la Serbie. Cette guerre (1998-1999) est l’occasion de nombreuses exactions menées par les troupes Serbes du dictateurs Slobodan Milošević, ce qui pousse l’OTAN à intervenir. Les opérations de nettoyage ethnique menée par les forces serbes et les bombardements de l’OTAN ont eu pour double conséquences d’appauvrir considérablement la région, mais également de faire grandir un profond et tenace ressentiment entre les différentes communautés du pays. Après plusieurs années d’indéterminations, le pays proclame son indépendance en 2008, indépendance qui n’est pas reconnue par une partie de la communauté internationale comme la Chine, la Russie et la Serbie[1]. La tumultueuse histoire récente du Kosovo en fait donc un pays où périodes de tensions et d’apaisements se succèdent depuis plusieurs décennies.

 

C’est en effet cette alternance qui caractérise la situation géopolitique dans cette région des Balkans. On peut s’étonner de la longévité de ces tensions au regard de l’implication de certain acteur tels que l’OTAN et les Etats Unis mais surtout l’Union Européenne qui s’est imposée comme un intermédiaire depuis 2008 dans le règlement de la situation[2]. Tout d’abord une grande partie des Etats de l’UE a dès 2008 reconnu l’indépendance du Kosovo, puis Bruxelles s’est beaucoup impliquée dans les discussions entre Belgrade et Pristina dans l’espoir d’apaiser la situation, comme cela a été le cas après les tensions survenues en janvier 2017, lorsqu’un train au couleur de la Serbie et arborant des icônes orthodoxes devait traverser la frontière et pénétrer au Kosovo[3].

 

Néanmoins, la position européenne manque trop souvent de cohérence et de fermeté pour constituer un intermédiaire efficace dans ce conflit larvé. Dans un premier temps rappelons que cinq Etats européens refusent encore de reconnaître l’indépendance du Kosovo, et ce pour différentes raisons. Pour Chypre ou l’Espagne, confrontées à de fortes revendications sécessionnistes au sein de leur territoire, acter l’indépendance du Kosovo ouvrirai leur flanc à des dynamiques similaires dans leur pays. Pour la Slovaquie ou la Roumanie, la question des minorités ethniques sur leur territoire reste une question trop épineuse pour risquer de s’impliquer chez leurs voisins[4].

 

Ajoutons que la Serbie jouit depuis 2012 du statut de candidat à l’entrée dans l’UE, et cela malgré un certain recul de la démocratie dans le pays. On pourrait croire que ce processus d’adhésion pousserait Belgrade à suivre l’arbitrage européen sur la question du Kosovo, mais en réalité la présidence serbe a tendance à utiliser les tensions avec son voisin afin d’avancer son propre agenda politique. Ce manque de cohérence et de fermeté place le Kosovo dans une situation particulièrement complexe. Ainsi, le pays est intégré à certaines initiatives européenne telle que le processus de Berlin[5] mais les textes mentionnent explicitement que le statut du pays est contesté.

 

Malgré les efforts des Européens, force est donc de constater que les tensions entre la Serbie et son ancienne région autonome refont surface de manière récurrente. Certains observateurs ont expliqué le retour systématique des tensions dans la région par l’absence de « moment » propice à la mise en place de négociation équilibré et sereine[6]. La crise qui se joue actuellement à la frontière pourrait être le point de départ d’ultime négociation enfin fructueuses, ou celui d’une reprise du conflit ?

 

Il est vrai que la proximité de la guerre en Ukraine a amplifié les inquiétudes concernant le potentiel retour de la guerre dans la « poudrière des Balkans ». Néanmoins, si l’éclatement d’un conflit n’est pas impossible, il est en revanche envisageable que le regain des tensions ne soit que des rodomontades, déclenchées en vue d’instaurer un nouveau rapport de force entre les deux Etats, comme cela a pu être le cas par le passé. C’est en tout cas l’analyse qu’en faisait Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du Courrier des Balkans en 2021 dans un entretien à France Culture dans lequel il qualifiait les manifestations de force de Belgrade de l’époque (déploiement de blindés, d’avions, déclarations fracassantes) de « spectacle »[7].

 

Selon le chercheur le retour systématique des tensions entre le Kosovo et la Serbie s’explique par une stratégie déployée tant par la Serbie que par le Kosovo, qui ne cherchent pas à rouvrir un conflit ouvert, mais à envoyer un message. Du côté de Belgrade celui-ci est dirigé vers les Occidentaux, il s’agit de rappeler que le Kosovo est encore un dossier chaud, et excuser de ce fait les libertés que le président Vucic prend avec l’Etat de droit. Dans la mesure où ce chef d’Etat est vivement contesté au sein de son propre pays depuis quelques semaines, un regain de tension avec le Kosovo permettrait à la présidence serbe de détourner l’attention de la population et des Occidentaux de Belgrade[8] pour la rediriger vers le sud du pays.

 

Il est également important de noter que le président Vucic est aussi en difficulté face l’extrême droite nationaliste serbe, pour qui la question du Kosovo est centrale. Raviver les tensions sans les faire éclater pourrait être un moyen pour la présidence serbe de désamorcer ces revendications. Toutefois, face à l’intransigeance du Kosovo dans le règlement de la crise actuelle[9], il n’est pas sûr que ce dangereux jeu d’équilibriste ne fasse pas basculer la situation.

 

Enfin la dernière interrogation que soulève cette crise est celle de son intégration dans le climat délétère qui règne en Europe orientale depuis le début de la guerre en Ukraine. Tout d’abord il est hautement improbable que le regain de la crise au Kosovo soit la conséquence d’une ingérence extérieure, qu’elle soit occidentale ou russe. S’il est certain que le Kosovo est dépendant de son allié américain et du soutien que lui offre l’UE, il serait faux de voir dans cette situation le retour d’un conflit interposé entre la Russie et l’Occident.

 

En effet la Serbie entretient depuis dans années une stratégie diplomatique qui lui est propre. En premier lieu, elle met en avant une vraie proximité culturelle et politique avec Moscou, conséquence du soutien historique de la Russie aux populations slaves des Balkans. Cette position a été rendue visible à l’occasion de l’éclatement du conflit ukrainien à propos duquel la Serbie tient une position ambigüe. En effet, dès le début de la guerre, Belgrade déplorait un affrontement entre deux pays qu’elle voit comme des « frères » ; mais à aucun moment les autorités serbes n’ont mis en avant la responsabilité russe dans le déclenchement du conflit[10]. De même, la Serbie s’est jointe à la condamnation officielle de l’agression russe lors du vote du 2 mars 2022, sans pour autant se joindre aux sanctions imposées par l’UE, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis.

 

Toutefois cette position trouble de la Serbie ne l’a pas éloignée des Européens qui n’ont pas remis en question sa candidature à l’entrée dans l’Union, le pays est donc le gagnant de cette partie de billard à trois bandes. Comme l’exprime très bien Florent Bieber, « Cette ambivalence n’est pas la conséquence de pressions ou d’une quelconque urgence mais de [la volonté du président Vucic] de se ménager la plus large manœuvre possible, en matière de politique intérieure comme pour sa politique étrangère »[11].

 

Quel regard faut-il donc porter sur les évènements récents du Kosovo ? Tout en écartant l’hypothèse peu vraisemblable d’un élargissement déguisé du conflit ukrainien, il est capital de placer les agissements des deux acteurs principaux de cette crise, la Serbie et le Kosovo, dans un contexte local et régional bien spécifique. Si le retour d’un conflit armé entre les deux pays est envisageable, il faut analyser le regain des tensions comme un moyen pour les acteurs de sortir d’un immobilisme diplomatique ne convenant ni à la Serbie, ni à son ancienne région autonome. Enfin il s’agit d’inscrire les démonstrations de forces serbes dans l’agenda politique du gouvernement : la lueur de l’embrasement dans les Balkans pourrait constituer le nouveau chiffon rouge que Belgrade agite aux yeux de l’Occident afin de continuer d’exister politiquement et diplomatiquement.

 


[1] Atlas géopolitique des Balkans : Un autre visage de l’Europe, CATTARUZZA Amaël, SINTES Pierre, Autrement, 2016
[2] « Kosovo, L’Etat entravé », MARCIACQ Florent, EMINI Donika, dans Politique Etrangère n°4, 2022, p. 64-65
[3] « Le train serbe qui ravive les tensions avec le Kosovo », CHASTAND Jean-Baptiste, Le Monde, 17 janvier 2017, p. 6
[4] « Kosovo, L’Etat entravé », MARCIACQ Florent, EMINI Donika, dans Politique Etrangère n°4, 2022, p. 71
[5] Processus ayant pour but de renforcer les liens entre pays des Balkans occidentaux, mais aussi entre ces pays et l’UE
[6] « Moments mûrs pour résoudre un conflit. Analyse du cas du Kosovo et de la Macédoine du Nord », SAINOVIC Ardijan, Etudes internationales, n°53, 2022
[8] Depuis le début du mois de mai, ce sont sept manifestations qui ont défilée contre le pouvoir en place ; « Manifestations-fleuve en Serbie contre le gouvernement », Euronews, 18-06-2023, https://fr.euronews.com/2023/06/18/manifestations-fleuve-en-serbie-contre-le-gouvernement-davucic
[9] « Albin Kurti, l’inflexible premier ministre du Kosovo », CHASTAND Jean-Baptiste, dans Le Monde, 09-06-2023
[10] « La Serbie, équilibriste entre Russie et Occident », BIEBER Florent, dans Politique Etrangère, n°4, 2022, p.43
[11] Ibid., p. 42
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