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L’autonomie stratégique européenne
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Dans l’avion qui le ramenait de son voyage en Chine le 8 avril, Emmanuel Macron a déclaré dans une interview à Politico que « [les Européens] ne devaient pas être suivistes des États-Unis[1] ». En visite aux Pays-Bas le 12 avril, il a réitéré ses propos en clamant qu’être « allié ne signifie pas être vassal » des Etats-Unis, tout en évoquant la nécessité de développer une véritable autonomie stratégique européenne[2]. Cette déclaration a provoqué de vives réactions parmi les pays européens alliés de la France.

De telles déclarations ont mis en lumière des désaccords liés à la défense entre les États européens. Ainsi, le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, en visite aux Etats-Unis, a réagi aux propos d’Emmanuel Macron en appelant plutôt à la mise en œuvre d’un « partenariat stratégique » avec les Etats-Unis, plutôt que d’essayer de s’en détacher[3]. Visant Emmanuel Macron, le Premier ministre polonais a fustigé le fait que « certains pays en Europe développent des concepts qui créent plus de menaces, plus de points d’interrogation, plus d’inconnues ».

L’évocation par le Président français « d’un agenda américain et d’une surréaction chinoise » à propos de Taïwan a d’autant plus été mal perçue par de nombreux dirigeants d’Europe centrale et orientale, que cette déclaration faisait des Américains les responsables des tensions dans la zone, faisant écho à la dialectique russe présentant l’OTAN comme responsable de « l’opération militaire spéciale » russe en Ukraine.

Ce concept d’autonomie stratégique européenne n’est toutefois pas novateur : le Livre Blanc de la Défense de 1994 y fait déjà référence, de même que les documents européens en 2013, puis le discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en 2017. L’autonomie stratégique européenne, chère à Emmanuel Macron, ne pourrait toutefois coïncider avec un alignement complet avec l’OTAN. Le Président français avait par ailleurs, en 2019, jugé l’alliance atlantique en « état de mort cérébrale ». Cette déclaration intervenait dans un contexte propice à l’idée d’autonomie stratégique européenne puisque la charnière des années 2010-2020 fut l’apogée de la « raison d’être » de l’autonomie stratégique européenne, autour des protestations de D. Trump sur l’OTAN[4] et la pandémie de covid-19 qui ont fait prendre conscience à l’Union européenne de la grande dépendance militaire aux Etats-Unis et de la dépendance industrielle et technologique vis-à-vis de la Chine. Cependant, la guerre d’agression russe en Ukraine a redonné sa « raison d’être » à l’OTAN, au détriment de cette autonomie stratégique.

Par ailleurs, les déclarations d’Emmanuel Macron viennent illustrer les principes de la politique étrangère française, autour de la notion de « puissance d’équilibre(s) », mentionnée dans la Revue nationale stratégique : plus précisément, la Revue semble vouloir renouer avec une doctrine gaullienne de non-alignement et proclame que « la France, puissance d’équilibre, refuse de s’enfermer dans une logique de blocs »[5] . Pour autant, aucune définition de la notion de « puissance d’équilibres » n’est proposée.

Au-delà de ces déclarations qui révèlent les désunions européennes en matière de défense, le diagnostic posé par le Président français sur l’autonomie stratégique européenne est cohérent[6].

A court terme, l’élection américaine de 2024 peut voir l’arrivée, ou le retour à la Maison Blanche d’un conservateur. Or, les leaders actuels du parti républicain comme le gouvernement de Floride De Santis, le speaker de la Chambre des représentants McCarthy et l’ancien Président Donald Trump sont pour une réduction de l’engagement américain sur le Vieux continent – et de l’aide à l’Ukraine. La frange la plus radicale du parti républicain, comme la représentante Marjorie Taylor Greene, a même évoqué l’idée d’un retrait américain de l’OTAN. Le fait que la défense du continent européen repose sur les résultats de la politique intérieure américaine constitue donc un pari pour le moins hasardeux.

Par ailleurs, l’année 2027 est souvent évoquée comme l’année d’une éventuelle invasion chinoise de Taïwan, ou tout du moins l’année où cette hypothèse va devenir beaucoup plus crédible que ce qu’elle n’est déjà aujourd’hui. Or, les Américains n’auraient pas la capacité d’assurer la défense de deux fronts[7]. L’Europe risquerait donc de voir à partir de 2027 la présence américaine diminuée, les Américains se concentrant sur leur objectif asiatique : quoi qu’il advienne donc, le pivot asiatique initié sous le président Obama se fera au détriment de la présence américaine en Europe. L’Europe devra donc se retrouver seule face à la Russie, et en difficulté si les approvisionnements stratégiques en provenance d’Asie se retrouvent touchés par les tensions sino-américaines. Elle doit donc se préparer à faire face militairement et économiquement à ces menaces.

Quelles sont néanmoins les perspectives pour conquérir cette autonomie stratégique en 2023 ?

Dans la foulée de l’invasion russe en Ukraine, de nombreux Etats ont annoncé des augmentations significatives de leur budget de défense : on pense aux 100 milliards d’euros investis par l’Allemagne sur cinq ans, en plus d’une augmentation de la part du PIB consacrée à la défense à 2%, mais aussi aux Polonais qui vont porter leur effort de défense à 4% du PIB pour l’année 2023[8]. Or, les achats d’équipements qui ont résulté de cette augmentation ont essentiellement été tournés vers les Etats-Unis pour des F-35 ou bien vers la Corée du Sud pour l’achat de chars et d’obusiers par la Pologne[9]. Ces achats de matériels américains viennent grever la perspective d’une « autonomie stratégique européenne » ; ils ont une double cause. Premièrement, on peut certes s’interroger sur les capacités de production de la BITD européenne. En effet, la Lituanie qui a fait le choix des canons CAESAR nouvelle génération à la fin de l’année 2022, ne verra ses livraisons commencées qu’à partir de 2027, et ce pour 18 canons[10], alors que les commandes polonaises de chars et canons automoteurs passées à l’été 2022 en Corée du Sud, ont déjà commencé à être livrées[11]. Deuxièmement et surtout, les pays qui achètent des matériels américains achètent en même temps un ancrage dans l’OTAN et la protection de Washington : de fait, il n’est pas étonnant que les « meilleurs élèves de la classe atlantique »[12] se tournent vers les Etats-Unis pour leurs armements.

Des outils européens existent toutefois : la facilité européenne pour la paix, créée en 2021 a ainsi permis à l’Ukraine de s’équiper grâce à des fonds européens, une première pour l’UE qui avait toujours refusé d’acheter des armes en commun. Cet instrument pourrait, à terme, venir se substituer à une réduction de l’aide américaine, mais pour cela les Etats membres devront se mettre d’accord pour renforcer son budget, car avec 5,7 milliards d’euros pour la période budgétaire 2021-2027,[13] l’aide à l’Ukraine a déjà absorbé la quasi-totalité des moyens disponibles. Quant à la boussole stratégique publiée en mars 2022, un mois après le déclenchement de la guerre en Ukraine, elle s’est bornée à suggérer la mise en place d’un bataillon de 5 000 soldats, opérationnel d’ici 2025. C’est là une force bien symbolique, si on la compare aux 200 000 soldats russes environ qui avaient envahi l’Ukraine. Nicole Gnesotto qualifie donc ce document de « boussole industrielle » plutôt que stratégique.

Emmanuel Macron a donc raison lorsqu’il évoque la nécessité de développer l’autonomie stratégique européenne ; cependant le ton et la méthode employés risquent d’éloigner encore plus les alliés européens de la France et de diviser « la Nouvelle et la Vieille Europe »[14].


[1] Politico, “Europe must resist pressure to become ‘America’s followers,’ says Macron”, 9 avril 2023
[2] Emmanuel Macron assume ses propos sur Taïwan et sa position vis-à-vis des Etats-Unis : « Être allié ne signifie pas être vassal », Le Monde, 12 avril 2023
[3] Politico, « Poland’s Morawiecki plays Europe’s anti-Macron in Washington”
[4] Paloméros Jean-Paul, “l’Europe puissance, maintenant ou jamais”, fondation Robert Schuman, 27 février 2023
[5] Revue Nationale Stratégique, p.15, 2022
[6] Le chercheur français Pierre Haroche, cité par Politico
[7] Brugier Camille, Haroche Pierre, « 2027 : l’année de l’autonomie stratégique européenne », Le Grand Continent, 11 avril 2023
[8] “Poland to spend 4% of GDP on defence this year, highest current level in NATO”, Notes from Poland, 31 janvier 2023
[9] Zalewski Frédéric, « Le réarmement massif en Pologne: causes, conséquences et controverses », The Conversation, 6 octobre 2022
[10] « Artillerie : La Lituanie a signé la commande de 18 CAESAr NG auprès du français Nexter », opex360.com
[11] Voir le Twitter du Ministère de la Défense polonais
[12] Alfred Grosser qualifiait ainsi l’Allemagne.
[13] « Défense : qu’est-ce que la Facilité européenne pour la paix » Toute l’Europe.eu.
[14] En référence aux propos tenus par le Premier Ministre polonais lors de sa visite aux Etats-Unis
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