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Editorial – fin de partie pour Barkhane ?
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Par François Gaüzère, agrégé d’histoire Voici neuf ans, la France décidait d’intervenir au Mali dans le cadre de l’opération Serval, devenue en août 2014 l’opération Barkhane. Neuf ans d’une guerre asymétrique contre des groupes djihadistes laissent un bilan mitigé. Comme le soutenait en 2020 le politologue Marc-Antoine Pérouse de Montclos, la guerre française au Sahel pourrait bien devenir « une guerre perdue »[1]. Après l’arrivée des troupes françaises en 2013, les groupes djihadistes quittèrent d’abord Tombouctou et Gao pour se retrancher dans le Nord du pays, en particulier dans la région montagneuse des Ifoghas. La présence française fédéra ensuite leur combat : en mars 2017, quatre katibas maliennes – Ansar Dine, la Katiba al-Furqan (branche sahélienne d’al-Qaïda), la Katiba Macina dirigée par le Peul Amadou Koufa et la Katiba al-Mourabitoune – se regroupèrent ainsi dans le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM). Son dirigeant, le Touareg Iyad Ag Ghali, acquérait ainsi, pour les armées françaises, le statut d’ennemi public numéro un. Face à une menace djihadiste qui n’a pas décru depuis 2013, les conditions d’une guerre française légitime au Sahel ne semblent toutefois plus réunies. En effet, les autorités qui avaient demandé l’intervention de la France ont depuis été renversées : ce furent les présidents Diocounda Traoré puis Ibrahim Boubacar Keïta qui, le 11 janvier 2013, appelèrent les armées françaises à interrompre l’offensive djihadiste, déjà maîtresse de Tombouctou, dont ils craignaient qu’elle ne gagne Bamako. Deux coups d’État ont néanmoins eu lieu depuis ce cri de détresse. Le 18 août 2020 d’abord, Moctar Ouane devenait premier ministre du Mali ; le 24 mai 2021, le pouvoir échoyait au colonel Assimi Goïta, qui figurait déjà parmi les principaux instigateurs du premier putsch. La France semble avoir été surprise par ces coups d’État : le site intelligence online relève ainsi que l’Élysée se serait alarmé de l’absence d’anticipation des services de renseignement français[2]. De fait, à la demande expresse d’intervention du gouvernement malien, a succédé une grande défiance entre Paris et Bamako. Après de tels coups de force, le président Emmanuel Macron a déclaré que la France ne resterait pas « aux côtés d’un pays où il n’y a plus de légitimité démocratique ni de transition ». Comme pour fouler aux pieds ces paroles, le chef du gouvernement malien Assimi Goïta a publié le 1er janvier 2022 le calendrier attendu pour le retour à la vie civile, ne prévoyant les élections que pour février 2026[3] : arrivé au pouvoir par la force, le gouvernement dit « de transition » ne semble donc pas pressé de passer sous les fourches caudines du suffrage, fût-ce aux dépens de l’alliance française. Toute apparence d’une présence militaire française qui émanerait d’autorités légales et démocratiquement élues est désormais nulle et non avenue. Le 17 décembre 2021, Emmanuel Macron a d’ailleurs annulé une visite au Mali, signe de l’impasse diplomatique dans laquelle se trouve désormais l’opération Barkhane. Il est par ailleurs d’autant plus difficile de triompher d’une guerre asymétrique lorsqu’on est l’ancienne puissance coloniale ; de fait, les populations sahéliennes marquent de plus en plus leurs réticences face à la présence française. À la fin du mois de novembre 2021, les soldats de la force Barkhane, pris à partie par des manifestants qui contestaient leur présence au Niger, ont par exemple ouvert le feu sur la foule pour se dégager, causant 2 morts et 18 blessés[4]. Présente au Mali depuis 2013, la France semble donc en difficulté dans sa volonté d’éviter l’enlisement au Sahel, et les crispations avec le nouveau gouvernement malien se doublent de tensions avec les populations civiles. Face à ces revers, la France a dû adapter son engagement militaire. D’abord, elle n’est plus seule puissance européenne à intervenir au Sahel : la Task Force Takuba, créée en juillet 2020 et constituée de onze États (parmi lesquels l’Allemagne, l’Italie et la Suède), prend désormais en charge une partie de l’engagement antiterroriste. Elle est, depuis le 5 novembre 2021, commandée par un colonel suédois. En parallèle, la présence française décroît : comme annoncé en juin 2021, les bases de l’armée française à Kidal, à Tessalit et à Tombouctou devaient être fermées et remises à l’armée malienne. Le contingent sera du reste réduit, passant de 5 100 soldats français à environ 3 000 à l’horizon 2023. En novembre 2021, les militaires de Barkhane s’étaient déjà retirés de Kidal et Tessalit, deux bases militaires reculées au nord, dans une zone très largement contrôlée par le GSIM. Mais la nature a horreur du vide : ainsi le Premier Ministre malien Choguel Kokalla Maïga a qualifié ce retrait partiel de la France d’« abandon en plein vol », et a menacé de faire appel à la Russie. Quoique le gouvernement de Bamako le démente, 50 à 80 mercenaires de la société militaire privée Wagner, proche du Kremlin et liée à l’homme d’affaires russe Ilya Prigogine, seraient ainsi arrivés fin décembre au Mali ; c’est en tout cas ce qu’ont dénoncé Paris et 17 autres pays occidentaux dans un communiqué conjoint du 23 décembre 2021. Cette arrivée fut précédée de tensions franco-russes en matière de guerre informationnelle. Un cliché particulièrement viral alléguait ainsi qu’un haut dignitaire de Barkhane serait arrivé au Mali en possession d’héroïne. Le personnage photographié était toutefois nigérian, alors que le cliché avait été pris à Moscou en 2015… Quelles pourraient être les évolutions liées à l’implantation probable du groupe Wagner au Mali ? Ici, le parallélisme avec la Centrafrique peut nous éclairer : après la fin de l’opération française Sangaris en 2016, le groupe Wagner avait pris pied à Bangui en 2018. L’implantation des mercenaires russes avait alors constitué un prélude à la mise en place d’une coopération entre États : il existe désormais un bureau militaire à l’ambassade de Russie à Bangui. Selon ce que rapporte le site centrafricain CorbeauNews, ce sont par ailleurs les mercenaires du groupe Wagner qui ont instauré un couvre-feu à Bria dans la nuit de la Saint-Sylvestre[5]. Quelles pourraient donc être les axes de la politique sécuritaire russe au Mali ? Le groupe Wagner sécuriserait les grandes villes, et pourrait, faute d’avoir des forces suffisantes pour réduire à néant les groupes djihadistes, négocier avec le GSIM d’Iyad Ag Ghali dans le Nord Mali et avec la katiba Macina d’Amadou Koufa dans le centre du pays. La possibilité d’une négociation avec le GSIM constitue en effet un élément central du guêpier sahélien : le gouvernement de Bamako souhaite dialoguer avec le groupe d’Iyad Ag Ghali, dont les dirigeants sont maliens eux-aussi, pour mettre fin au conflit. Sur ce point, il existe une continuité entre Ibrahim Boubacar Keïta, destitué en 2020, et le président actuel, Assimi Goïta. La France a néanmoins marqué, jusqu’ici, une opposition catégorique à l’initiation d’un tel dialogue : avec les groupes terroristes, point de négociation, martèlent à l’unisson le Quai d’Orsay et l’Elysée[6]. Cette posture n’est toutefois pas exempte d’une certaine ambiguïté : en 2013, la France avait ainsi encouragé les membres d’Ansar Dine à créer un nouveau mouvement avec lequel des pourparlers seraient acceptables. Les transfuges d’Ansar Dine ont alors fondé un Haut Conseil de l’Unité de l’Azawad : si le groupe a signé l’accord de paix d’Alger de 2015 avec le gouvernement malien, il n’a, à l’instar d’autres signataires, jamais désarmé. Il semble aujourd’hui improbable que la France parvienne à concilier désengagement militaire et fermeté à l’endroit des djihadistes maliens, ce d’autant plus que les Russes font pression pour s’implanter sur l’échiquier sahélien et ouvrir un dialogue avec le GSIM. Si une négociation devait avoir lieu, elle devrait se prémunir d’un écueil important : comme le relève Marc-Antoine Pérouse de Montclos, la France a jusqu’ici surdéterminé l’importance de l’élément religieux pour comprendre la zone, alors que les recrutements terroristes répondent avant tout à des logiques locales. Ainsi, une enquête menée auprès de 63 membres d’AQMI a révélé que c’était le sentiment de discrimination économique et politique, bien davantage que les arguments théologico-politiques, qui déterminait le recrutement des katibas[7]. Dans un contexte de montée de l’insécurité, les paysans sédentaires ont par exemple dirigé leur colère contre les éleveurs peuls, dont la forte présence dans le rang des combattants djihadistes a donné une dimension ethnique à certaines branches du GSIM. Loin donc du mythe d’un « djihad global », les mouvements islamistes sahéliens s’enracinent dans des dynamiques localisées que les seules interventions militaires étrangères ne sauraient prendre en charge. Il reste que, moins d’un an après les négociations entre les États-Unis et les Talibans, la question du dialogue avec le gouvernement divise jusqu’au sein des mouvements djihadistes : en novembre 2019, plusieurs combattants de la Katiba Macina ont ainsi fait défection pour rejoindre l’Etat Islamique au grand Sahara (EIGS), un mouvement qui dès le départ a fermé la porte à toute négociation. Ils ont allégué, pour justifier leur départ, la volonté qu’avait Amadou Koufa d’engager des pourparlers avec les milices dogons ou le gouvernement. Dans ce cadre politique instable, l’avenir de l’opération Barkhane paraît en tout cas incertain, et l’on voit difficilement comment la présence militaire française pourrait, à court terme, redevenir l’arbitre des destinées sahéliennes. Comme le soutenaient les Talibans depuis les années 1990, on pourrait bientôt entendre que si « les Occidentaux possèdent la montre, les djihadistes maliens possèdent le temps »…


[1] Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Une guerre perdue. La France au Sahel, éditions Jean-Claude Lattès, 2020, 313 p.
[2] Intelligence Online, «Coup d’État au mali, l’Élysée inquiet de l’absence d’anticipation de la DGSE et de la DRM », 19 avril 2021.
[3] Financial Afrik, « Mali, la junte prévoit d’organiser les présidentielles en décembre 2026 », 3 janvier 2022.
[4] Le Monde, « Au Niger, deux morts dans des heurts lors du passage d’un convoi militaire français », 27 novembre 2021.
[5] CorbeauNews Centrafrique, « Centrafrique, le couvre-feu est rallongé à Bria par les mercenaires russes », 31 décembre 2021.
[6] International Crisis Group Sahel, Mali : créer les conditions du dialogue avec la coalition jihadiste du GSIMReport n°306, 10 décembre 2021.
[7] Theroux-Benoni, Lori-Anne et al. Jeunes djihadistes au mali : guidés par la foi ou par les circonstances ?, Institut d’Etudes de sécurité, Note d’analyse n°89, Dakar, 2016, cité par Marc-Antoine Pérouse de Montclos, p. 177.
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