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L’implantation de la Chine en Atlantique : continuité méthodique ou menace tangible ?
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L’implantation de la Chine en Atlantique : continuité méthodique ou menace tangible ?

Par Adélie Broussou

 

Devant la commission des forces armées de la chambre des représentants, le chef du commandement des États-Unis pour l’Afrique (AFRICOM), le général Stephen J. Townsend, a réitéré jeudi 17 mars l’annonce d’une volonté de la Chine d’implanter une base navale sur la façade atlantique de l’Afrique[1].

 La Chine s’est employée à garantir la constance de sa politique non-interventionniste en Afrique. Ces dernières années pourtant, l’alarmisme des États-Unis concernant les ambitions chinoises est accentué par la montée en puissance de la capacité militaire chinoise en marge des hostilités sino-américaines. Prise dans une multiplicité d’enjeux géopolitiques, cette potentielle base navale chinoise en Guinée Équatoriale sera-t-elle une véritable menace pour les puissances occidentales ou demeurera-t-elle une implantation régionale chinoise à vocation commerciale, comme la République Populaire de Chine (RPC) l’a toujours soutenu ?

 Cette annonce ravive la crainte occidentale croissante d’un expansionnisme chinois agressif hors des ambitions régionales qui lui sont normalement attribuées. Pourtant, cette nouvelle approche chinoise sur le continent africain n’est pas un phénomène ponctuel. En 2017, Pékin a officiellement ouvert sa première base sur le sol africain à Djibouti, à proximité des bases française et américaine. En 2021 l’agrandissement de la structure navale initiale porte la capacité de la Chine à l’accueil des deux porte-avions de sa flotte[2]. Au début de l’année 2021, le général Stephen Townsend alertait déjà sur les prospections que l’Armée populaire de libération avaient ailleurs sur le continent africain. C’est désormais la Guinée équatoriale qui est pressentie, avec une installation probable dans le port de Bata. Ce port, pour l’instant civil, a été financé dès 2006 par la Banque d’import-export de Chine puis construit en 2014 par la First Harbor Engineering Company, société d’État chinoise.

 

La Chine en Afrique, un acteur régional opportuniste

 Le continent africain a historiquement acquis la dimension de « pivot stratégique » pour Pékin, afin de se défaire de l’endiguement occidental dont le pays a fait les frais dans les années 1960 et 1990, post Tiananmen, et restaurer sa « dignité internationale légitime »[3]. La Chine se positionne en tant que fédérateur des pays africains, utilisant sa propre position de pays du « Sud », pour établir les bases d’une coopération dont les réelles ambitions demeurent obscures. Cette coopération vient directement décrier une puissance américaine arbitraire à la stratégie évidente et assumée. La présence chinoise en Afrique n’a eu de cesse de s’intensifier et fait désormais partie d’un véritable agenda politique. En 2013, les puissances occidentales étaient présentes dans 37% des projets d’infrastructures en Afrique et la part chinoise représentait seulement 12%. En 2020, c’est la Chine qui est responsable de 31% des projets, pour un investissement à hauteur de 50 millions de dollars au moins, tandis que les puissances occidentales ont vu leur part rétrocéder à 12% de participation. La Chine est le partenaire socio-économique de l’Afrique le plus important, les échanges atteignant près de 208 milliards de dollars en 2019. Entre 2012 et 2017, elle s’est employée à sécuriser son accès à la zone Indopacifique non seulement à Djibouti mais aussi à Madagascar, en Mozambique, en Tanzanie et au Kenya en modernisant ou créant des infrastructures portuaires. Aux préoccupations du commandement des États-Unis pour l’Afrique s’oppose le constat que la Chine n’a jamais fait preuve de velléités militaires dans aucun des pays et espaces maritimes africains dans lesquels elle est pourtant surreprésentée. Les seuls envois de troupes à son actif ont eu lieu sous mandat onusien. Le premier déploiement de troupes de mêlée n’intervient d’ailleurs qu’en 2013 au Liberia.

 

Depuis 2015 néanmoins, la politique chinoise de maintien de la paix a changé : la participation de l’Armée Populaire de Libération (APL) a pris une dimension pleinement militaire, au détriment des engagements uniquement logistiques précédents. L’APL concentre désormais ses déploiements en Afrique. Ces deux facteurs, soient les investissements industriels massifs et la présence militaire, asseyent la Chine dans une position prépondérante de l’équilibre socio-économique du continent. Cependant, la Chine n’a jamais démenti le principe de non-ingérence des affaires intérieures qu’elle a ratifié en 1955 lors de la conférence de Bandung auprès de l’Égypte, l’Éthiopie, le Libéria et la Libye et en présence de la Côte de l’Or (actuel Ghana), du Soudan et de la Rhodésie (actuels Malawi, Zambie et Zimbabwe). Depuis, Pékin joue le rôle d’acteur diplomatique et de porte-parole entre les gouvernements et les institutions régionales ou mondiales et apporte une conséquente assistance financière et logistique. Mais la Chine n’a effectivement jamais déployé de troupes de manière bilatérale[4].  Son fonctionnement semble avoir suivi une ligne de conduite stable, celle de la diffusion d’un modèle de développement économique.

   Pékin défend en effet l’idée d’un développement parallèle entre puissance économique et militaire, d’une force armée qui vient appuyer la multiplication et la dispersion de ses intérêts. D’abord par le maintien de la sécurité sur les lignes de communication de son commerce extérieur mais aussi par la protection de ses ressortissants, de ses investissements et de ses approvisionnements, en particulier énergétiques. Quant à la projection de puissance militaire, la Chine s’est pour l’instant toujours défendue d’avoir recours à une telle politique. Une base à Djibouti prend son sens dans cette perspective : le détroit de Bab-el-Mandeb est un lien stratégique vital pour le commerce chinois en Europe. C’est la participation de la Chine aux opérations occidentales de lutte contre la piraterie au large de la Somalie qui est ensuite invoquée pour son implantation dans le golfe d’Aden. Près de 1300 bâtiments commerciaux chinois ont traversé la zone en 2008, certains faisant l’objet d’attaques pirates très médiatisées. Agissant sur mandat de l’ONU en application de la résolution 1816 (2008), la décision chinoise de participer à cette lutte est historique : elle provoque le premier déploiement maritime du pays loin de ses côtes depuis le XVème siècle.

 

Un regain d’intérêt pour les voies maritimes

 La formation d’une marine chinoise est en effet tardive, elle n’a lieu que 20 ans après la création de l’APL, la puissance militaire chinoise étant de tradition terrestre. A cela s’accumule une prise de retard technologique croissante. Mais depuis 2009 et le dépôt par la Chine de la carte de « la ligne aux neufs traits » auprès de l’ONU, la question du développement de la force maritime chinoise fait l’objet de toute l’attention des États-Unis. En 2010, alors qu’une dégradation de la situation entre les pays frontaliers se joue en mer de Chine, principalement avec Taïwan, le rapport du département de la défense américain[5] statue sur l’incapacité de l’Armée Populaire de Libération à soutenir un blocage du trafic maritime face à une puissance navale de premier rang. Mais le ministère de la Défense rend aussi compte du fait que la capacité de Pékin en la matière s’améliorera considérablement au cours des cinq à dix années suivantes.

  Pékin a fait de sa marine un volet à part entière dans l’agenda de son expansion de pair avec ses investissements étrangers. La modernisation de ses capacités militaires et navales a été extrêmement rapide afin de soutenir le rythme de ses échanges. Le budget alloué à la défense de la RPC confirme cette tendance, et passe de 129,36 milliards de dollars en 2010 à 252,3 milliards en 2020[6].

 

Une politique étrangère volontairement évasive

 L’Afrique est une priorité chinoise affirmée, sur sa façade Indopacifique mais désormais à l’évidence aussi sur l’Atlantique. On retrouve le mécanisme de l’« avancée vers l’Ouest » initiée en 2013 par la « Belt and Road Initiative ». Or, quoiqu’elle se veuille officiellement une reconnexion commerciale, économique et politique de la Chine avec l’Europe, cette initiative « la Ceinture et la Route » est inconcevable sans sa portée stratégique et sa dimension militaire. Malgré la constance de la Chine dans sa présence extensive sur le continent africain et son abstention de tout interventionnisme, l’opacité volontaire du système gouvernemental concernant toute stratégie rend difficile l’appréhension d’une véritable menace. Il n’en demeure pas moins que certains points méritent une réelle veille.

  À commencer par le dernier livre blanc de la défense de la RPC : « La Défense de la Chine dans l’ère nouvelle », publié le 24 juillet 2019. Ce livre blanc est un exercice diplomatique à l’intention de la communauté internationale. Il réaffirme la volonté pacifiste de la Chine, sa recherche de stabilité internationale et son intérêt pour le développement et la prospérité.

 

La Chine s’emploie à rassurer et maintenir sa politique de non-ingérence, son refus d’une hégémonie, en s’opposant et dénonçant au contraire la politique « unilatérale » des États-Unis. De même, ce livre blanc normalise l’accroissement spectaculaire et la modernisation à marche forcée de l’Armée Populaire de Libération (APL) au nom de la sécurité de ses intérêts étrangers et corrélativement à son investissement international croissant. La Chine énonce par la même occasion son attachement à l’Afrique et ainsi l’intégration de cette dernière dans sa stratégie de défense et de projection militaire. Néanmoins, lesdites projections peuvent toutes être rassemblées sous l’égide de la mention récurrente à la volonté chinoise de « sauvegarder sa souveraineté nationale, son unité et son intégrité territoriale, protéger les intérêts de la Chine à l’étranger […] ses droits et intérêts maritimes »[7].

 

L’addition de « l’étranger » dans le livre blanc est récente. Aucune mention n’y était faite dans le texte, par ailleurs similaire, du livre blanc de 2008. Elle affirme la volonté de la Chine d’être considérée comme une grande puissance dans les enjeux de la communauté internationale. La mention d’une « unité territoriale » quoique contestée, est bornée. En revanche, la notion de « droits et intérêts maritimes » à l’étranger est extensible à l’envie et au besoin. Au regard du volume des investissements de la Chine engagés sur le continent africain, elle n’en est que plus problématique.

 

Détérioration des relations avec l’Europe au profit des investissements chinois

 L’Afrique joue donc un rôle de « ligne extérieure »[8]  pour la Chine dans le conflit sino-américain, concept directement hérité de Mao Zedong. Soit une stratégie de détournement et de distraction de l’ennemi de son combat principal lorsque cet ennemi est plus puissant. Démuni par cette relocalisation du conflit, l’adversaire est obligé de relâcher son emprise du territoire principal pour pouvoir répondre aux attaques marginales. Or la plus grande menace aux ambitions chinoises, qu’elles soient territoriales ou mondiales, reste d’abord celle exercée par les États-Unis. Et si ce rôle de ligne extérieure est facilité par la complaisance des États africains en la matière, il l’est aussi par la détérioration des relations diplomatiques entre les pays européens et ceux d’Afrique. Faute d’offrir une alternative européenne à l’hégémonie américaine, cette dégradation des échanges laisse le champ libre aux prospections chinoises. En utilisant le pendant économique, la Chine a exploité ce qu’elle considère comme la faiblesse de l’Europe : sa dimension normative. En refusant délibérément de borner ses relations à la mise en place d’un ordre libéral, au contraire de l’Occident, Pékin exploite tous les potentiels de situation. Ainsi, la Guinée équatoriale qui serait désormais le point d’ancrage de la Chine en Atlantique, entretenait auparavant des relations politiques et commerciales soutenues avec la France. Les importations françaises depuis ce pays sont désormais insignifiantes[9]. Cela est pour une part dû aux ressources déclinantes de cette économie pétrolière dans la mesure où la France importait principalement des hydrocarbures. Alors que les volumes d’achats s’élevaient à 2 milliards d’euros en 2012, ils sont désormais quasiment nuls. Mais l’affaire dite des « biens mal acquis » entre les deux pays est un épiphénomène d’une véritable dégradation des relations diplomatiques. Elle aboutit à la condamnation du président guinéen Theodoro Obiang par la France en 2017 pour blanchiment, détournement de fonds publics, abus de biens sociaux, abus de confiance et corruption. Or le régime de la Guinée équatoriale est de type présidentiel « à vie ». De même, sur la période 2014-2018, la France était la deuxième source d’Investissements Directs Étrangers (IDE) en Afrique, en volume et en valeur. Mais en s’efforçant de promouvoir une stabilité politique, la gouvernance française se détériore au profit des investissements chinois, dont les pays africains se saisissent, sans contrepartie démocratique et plus largement exempts de toute interférence dans leur système étatique.

 

Les ambitions navales chinoises en perspective de l’importance régionale du golfe de Guinée

 La Guinée équatoriale est un pays aux enjeux majeurs pour les puissances occidentales. Du fait des gisements en hydrocarbures qui y sont découverts dans les années 1990, ce pays devient le troisième producteur de brut en Afrique subsaharienne. Par conséquent elle devient un pays avec l’un des PIB/habitants officiel les plus importants d’Afrique, l’un des pays les plus riches du continent[10]. Mais surtout, sa côte, quoique peu étendue, est un point d’accès au golfe de Guinée, soit une zone mondiale stratégique pour le transit maritime, en particulier pour les approvisionnements pétroliers (15% de la production mondiale), halieutiques (à hauteur d’un million de tonnes dont 40 % proviennent de la pêche illicite, majoritairement conduite par des chalutiers chinois) et minéraux (30% de la production mondiale d’uranium)[11].

  Le golfe de Guinée représente 5% de la production pétrolière mondiale, soit la moitié de la production du continent et est une route stratégique dans le transport maritime du pétrole du delta du Niger.Quoique ne rivalisant pas avec la production pétrolière du Moyen-Orient, celle du golfe de Guinée n’en demeure pas moins stratégique dans l’équilibre et le dynamisme du marché mondial, d’autant que sa facilité d’évacuation vers l’Europe et l’Amérique du Nord la préserve des obstacles géographiques d’enclavement que présentent les gisements de régions plus éloignées. Ledit golfe revêt une importance particulière pour la France dans la mesure où s’y trouve la façade maritime du Nigéria et y transitent les navires en provenance de l’Angola. Soit non seulement les deux principaux fournisseurs français en pétrole brut d’Afrique subsaharienne mais respectivement le troisième et cinquième fournisseur de l’économie française dans le monde et ce afin que la France puisse réduire sa dépendance en approvisionnement auprès de l’Arabie saoudite et de la Russie[12]. De plus, la France dispose d’éléments militaires dans la zone : en Côte d’Ivoire pour le soutien logistique de l’opération Barkhane ainsi qu’une présence au Sénégal.

 Or une solution militaire pour lutter contre la piraterie dans cette zone où circulent quelques 20 000 navires par an est désormais réclamée par l’ensemble des organisations du secteur maritime. En 2020, le golfe de Guinée représentait à lui seul plus de 95% du total des prises d’otages et le Bureau Maritime International y recensait 84 navires attaqués. Une réponse militaire similaire à celle de la Somalie est donc effectivement plébiscitée[13]. Ce qui entre parfaitement dans le modus operandi de la Chine pour justifier d’une installation.

  La puissance chinoise se joue aussi dans sa capacité à établir une narration harmonieuse de sa politique qui rend le décryptage d’une stratégie extrêmement délicat. Mais la construction d’une base navale en Guinée équatoriale étend la portée de la Chine à des projections non plus seulement sur l’océan Indien mais aussi bien sur l’océan Atlantique. La capacité du transit maritime des États-Unis et des puissances occidentales en général s’en trouverait de facto impactée. Quoique la Chine se défende d’une quelconque dimension belliqueuse, l’opacité de son système et sa propension récente à s’implanter militairement dans tous les points concordants avec une projection de sa puissance, une sécurisation de sa souveraineté étendue à ses investissements étrangers, et une marine en augmentation de capacité impressionnante rendent ce projet de base navale sur la côte Atlantique foncièrement nuisible pour les intérêts occidentaux. Sans réduire ces intérêts à ceux de la politique de défense américaine, la France verrait très certainement son aptitude commerciale et diplomatique altérée par un rééquilibrage des flux en faveur de la Chine.

 


[1] « La Chine cherche à établir une base navale en Afrique sur la côte Atlantique, redoute Washington », Le Figaro, 18 mars 2022.
[2] Sam Lagrone, « Djibouti : Une base navale chinoise à Djibouti est prête pour les portes-avions », 20 avril 2021, disponible sur https://www.asafrance.fr/item/djibouti-une-base-navale-chinoise-a-djibouti-est-prete-pour-les-porte-avions.html
[3] Nadège Rolland, « A New Great Game », National Bureau of Asian Research Special Report no. 9, 8 juin 2021.
[4] Ovigwe Eguegu, « What Does China’s Horn of Africa Envoy Mean for Its Non- Intervention Principle ? », The Diplomat, 17 février 2022
[5] « Military and Security Developments Involving the People’s Republic of China », Rapport annuel au Congrès, Ministère de la Défense des États-Unis d’Amérique, 2010.
[6] Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) 2021, rapport annuel.
[7] Livre blanc de la défense chinoise, « China’s National Defense in the New Era », The State Council Information Office of the People’s Republic of China, Juillet 2019.
[8] Mao Zedong, « Problems of Strategy in China’s Revolutionary War », Décembre 1936, disponible sur  https://www.marxists.org/reference/archive/mao/selected-works/volume-1/mswv1_12.htm.
[9] « Les échanges commerciaux entre la France et la Guinée équatoriale en 2020 », rapport de la Direction Générale du Trésor, 14 avril 2021.
[10] « GUINÉE ÉQUATORIALE Indicateurs et conjoncture », Direction Générale du Trésor, Ministère de l’Économie, des finances, et de la relance, 3 août 2020.
[11] Loïc Salmon, « Afrique : golfe de Guinée, zone de coopération stratégique », compte-rendu de la conférence du CESM, 24/11/2021, disponible sur https://croixdeguerre-valeurmilitaire.fr/2022/02/02/afrique-golfe-de-guinee-zone-de-cooperation-strategique/?print=print
[12] Loup Viallet, « Non les entreprises françaises n’ont pas de pré carré économique en Afrique », Opinion, Les Échos, 23 février 2021.
[13] Philippe Copinschi & Pierre Noël, « L’Afrique dans la géopolitique mondiale du pétrole. », Afrique contemporaine, 2005, disponible sur https://doi.org/10.3917/afco.216.42
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