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Sommes-nous vraiment entrés dans l’ère de la « piraterie stratégique » ?
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C’est une spirituelle et juste réponse que fit à Alexandre le Grand ce pirate tombé en son pouvoir. « A quoi penses-tu, lui dit le roi, d’infester la mer ? – A quoi penses-tu d’infester la terre ? répond le pirate avec une audacieuse liberté. Mais parce que je n’ai qu’un frêle navire, on m’appelle corsaire et parce que tu as une grande flotte on te nomme conquérant ».
 Saint Augustin, La Cité De Dieu (Livre IV, Chapitre IX)
Forgée en 2012 par la philosophe Thérèse Delpech, la notion de « piraterie stratégique » vise à caractériser l’évolution de la prolifération nucléaire dans un monde post-Guerre froide[1]. D’après cette théorie, nous aurions assisté depuis les années 1990 à l’émergence de puissances moyennes aussi hostiles qu’incontrôlables, déterminées à se doter d’une force de frappe nucléaire indépendante par tous les moyens. Plusieurs de ces « Etats voyous » désignés à la vindicte internationale par l’administration Bush auraient ainsi adopté un comportement de « pirate », fondé sur la pratique décomplexée du chantage, de la ruse et du mensonge. En particulier, ces derniers n’auraient pas hésité à violer secrètement le régime de non-prolifération (TNP) pour faire avancer leur programme nucléaire militaire.Près d’une décennie après son lancement dans le champ des Strategic Studies, l’analyse des dynamiques de prolifération nucléaire en termes de « piraterie stratégique » paraît cependant largement schématique et réductrice.En premier lieu, il est frappant de constater qu’une lecture assez hâtive des thèses de Thérèse Delpech s’est vite imposée dans le discours des décideurs américains. Cette interprétation en partie infidèle a conduit à limiter son analyse à quelques puissances de second rang (Corée du Nord, Iran, Irak, Syrie et Libye). Or les faits fragilisent largement la rhétorique des administrations américaines. Mise à part la Corée du Nord, les programmes nucléaires libyen, syrien et irakien qui inquiétaient tant le département de la Défense n’ont jamais pu aboutir, tandis que l’Afrique du Sud a renoncé d’elle-même à la bombe[2]. De la même façon, la menace putative d’un « terrorisme nucléaire » fait surtout songer rétrospectivement au mauvais scénario d’une série B, tant les capacités scientifiques et techniques sont difficiles à réunir pour des organisations aux moyens financiers limités. Enfin, la perspective d’un Iran nucléarisé n’a jamais parue aussi crédible que depuis la sortie des Etats-Unis de l’accord de Vienne…En deuxième lieu, la quête nucléaire des puissances de second rang parait assez dérisoire par rapport aux grands mouvements géopolitiques de ce début de XXIe siècle. La dynamique de surarmement qui s’est emparée du triangle stratégique Chine/Russie/Etats-Unis dément largement l’idée que nous serions entrés dans une nouvelle ère des relations internationales dont l’agenda serait dicté exclusivement par quelques puissances moyennes indisciplinées. En d’autres mots, c’est d’abord l’unilatéralisme des grandes puissances qui porte une responsabilité majeure dans le remodelage des équilibres stratégiques actuels, puisqu’elles possèdent à elles seules plus de 90% des arsenaux nucléaires existants.Dans ces conditions, il semble que nous soyons passés d’une logique de prolifération nucléaire horizontale (augmentation du nombre d’Etats détenteurs d’armes nucléaires) à une logique de prolifération verticale (augmentation et/ou modernisation des arsenaux des Etats déjà détenteurs). Or, pour le pire ou le meilleur, les Etats-Unis jouent à cet égard un rôle central, qui apparaît sans commune mesure avec les agitations guignolesques de quelques gouvernements autoritaires de deuxième division, avant tout taraudés par le maintien de leurs rentes et la survie de leur régime politique.Certes, Thérèse Delpech n’a jamais exclu de son analyse la compétition stratégique entre les grandes puissances, dans le cadre de ce qu’elle a appelé le « Grand Jeu de la piraterie (The Big Piracy Game) ». Toutefois, dans cette course aux armements propre au club des puissances mondiales, la philosophe imputait alors toute initiative potentiellement belligène à la Russie et à la Chine, exonérant a priori les Etats-Unis de toute responsabilité. Or cette application sélective de la notion de « piraterie stratégique » aux deux seules grandes puissances rivales de Washington a de quoi interroger.De fait, les évolutions stratégiques récentes contredisent l’absolution de principe concédée par la philosophe aux Etats-Unis dans la course aux armements nucléaires et la déconstruction corollaire des traités existant. Il n’est que de songer au retrait du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (INF) et du Traité Ciel ouvert, ou encore au test de nouvelles armes hypersoniques – le tout dans un contexte où la Nuclear Posture Review 2018 légitime le développement d’armes nucléaires de puissance intermédiaire pouvant être employées dans des conditions toujours plus élargies et incertaines[3].Au-delà du parti pris politique qui structure les thèses de Thérèse Delpech, le principal point d’achoppement de son argumentation tient à une lecture partielle et partiale de l’histoire du fait nucléaire militaire de ces soixante dernières années. A ce titre, un bref aperçu de la documentation disponible sur le sujet montre de façon criante combien la « piraterie stratégique » constitue en réalité l’essence même de l’histoire de la prolifération nucléaire, au point qu’il parait singulier d’en réserver la primeur aux seuls régimes honnis par Washington. A plus forte raison quand la fixation sur les activités proliférantes – réelles ou imaginaires – des « Etats voyous » a pu conduire, sur la base de renseignements parfois grossièrement tronqués, à la catastrophe irakienne que l’on sait[4] …En fait, à y regarder de plus près, les puissances nucléaires les plus « fréquentables » de la communauté internationale ont quasiment toutes bénéficié de et/ou pratiqué une politique de prolifération répondant à leurs seuls intérêts nationaux[5]. Et, à chaque fois, ces politiques de prolifération ont été appuyées par le recours délibéré, massif et décomplexé à la « piraterie » au sens où l’entend Thérèse Delpech, incluant la pratique de la ruse et du « deux poids deux mesures » – le plus souvent dans la plus parfaite illégalité[6]. Ainsi de l’acquisition de la technologie nucléaire militaire par Israël, notamment rendue possible grâce à l’action de la France puis des Etats-Unis[7]. Ainsi de l’acquisition de l’arme nucléaire par le Pakistan, lequel a bénéficié indirectement de l’expertise de ces deux mêmes pays, sans négliger le concours de la République populaire de Chine (RPC)[8]. La liste intégrale des coopérations plus ou moins secrètes et de tous les « coups bas » qui ont émaillé la scène nucléaire des soixante-dix dernières années serait longue à établir …Dans ces conditions, on peut s’interroger sur la valeur ajoutée de la notion de « piraterie stratégique », qui se révèle être, au mieux une simple tautologie, au pire un énième gadget conceptuel destiné à alimenter pour un temps la grande machinerie des think tanks américains. On conçoit en tout cas l’usage opportuniste qu’ont pu en faire les policymakers de Washington lorsqu’il s’agissait de fabriquer leurs ennemis[9] dans le cadre de la grande « guerre contre le terrorisme », tout en faisant oublier subrepticement leur propre « déviance » proliférante passée[10].


[1] Thérèse Delpech, Nuclear Deterrence in the 21st Century: Lessons from the Cold War for a New Era of Strategic Piracy, Santa Monica, RAND Corporation, 2012.
[2] Maria Babbage, « White Elephants: why South Africa gave up the Bomb and the Implications for Nuclear Non Proliferation Policy », Journal of Public and International Affairs, vol. 15, printemps 2004, pp. 2-20.
[3] La publication prochaine de la Nuclear Posture Review 2022 pourrait, il est vrai, contribuer à réduire cette incertitude via la politique déclaratoire du « sole purpose » prônée par Joe Biden. Il s’agirait de cantonner l’utilisation de l’arme nucléaire américaine à toute menace ou attaque nucléaire ennemie.
[4] Robert Jervis, « Reports, politics, and intelligence failures: The case of Iraq », Journal of Strategic Studies, vol. 29, no. 1, 2006, pp. 3-52.
[5] Dominique Lorentz, Affaires atomiques, Paris, Les Arènes, 2001.
[6] Susan Watkins et Clément Petitjean, « Non-prolifération nucléaire : arme de justification massive », Agone, vol. 53, no. 1, 2014, pp. 195-221.
[7] Avner Cohen, Israel and the Bomb, New York, Columbia University Press, 1998.
[8] Vipin Narang, Seeking the Bomb: Strategies of Nuclear Proliferation, Princeton, Princeton University Press, 2022.
[9] Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi, Paris, Robert Laffont, 2011.
[10] Jeffrey W. Taliaferro, Defending Frenemies. Alliances, Politics, and Nuclear Nonproliferation  in US Foreign Policy, Oxford, Oxford University Press, 2019.
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