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Enseigner la crise. De l’exception aux crises en chaîne. Quelques réflexions sur le temps présent (1)
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Enseigner la crise. De l’exception aux crises en chaîne. Quelques réflexions sur le temps présent (1)

Tristan Lecoq

Inspecteur général de l’éducation nationale

Agrégé d’histoire

 

 

A la mesure de l’intensification de la crise sanitaire liée à la Covid 19, à compter de mars 2020, un « Conseil de défense sanitaire » est convoqué, sous la présidence du Président de la République, à un rythme qui peut aller jusqu’à plusieurs réunions par semaine. Jusqu’à devenir à la fois organe de renseignement, de préparation des décisions, de planification opérationnelle. Il n’est pas inutile de rappeler que l’article 1er du décret du 24 décembre 2009 (2) mentionne que « … le conseil de défense et de sécurité nationale définit les orientations en matière de (…) réponse aux crises majeures ».

 

Nous y sommes.

 

Crise sanitaire et sécuritaire, sanitaire puis sécuritaire, sécuritaire parce que sanitaire ? la convergence entre crise intérieure et crise extérieure fait de la pandémie une affaire de « sécurité nationale » et relève donc bien d’un « conseil de défense et de sécurité nationale », puisque tel est le nom de ces réunions, depuis janvier 2010.

 

Le contexte de cette crise sans réel précédent porte un nom : la « mondialisation » du Monde, que d’aucuns sont tentés de qualifier de « sinisation » du Monde. Pierre Hassner évoquait l’interdépendance des Etats, l’interpénétration des sociétés, la dépendance des acteurs : politiques, économiques et sociaux, scientifiques, technologiques et industriels, mais aussi citoyens, pour ceux des pays touchés par cette pandémie qui trace, aussi, une ligne de partage entre les démocraties et les autres (3).

 

Quels sont les intérêts en cause ? Le Livre blanc sur la défense de 1994 distinguait intérêts vitaux, intérêts stratégiques, intérêts de puissance. La crise met en cause les trois. C’est bien là une des caractéristiques les plus prégnantes de cette crise : comment assurer la sécurité de la Nation ? On pourra dès lors articuler un concept utile : les « infrastructures vitales », un contexte nécessaire : la « résilience de la société » et une question indispensable : l’organisation de nos institutions face à la crise.

 

 

1. Notre organisation de défense et de sécurité nationale en question

A chaque étape de la réflexion sur la défense, à chaque crise, intérieure ou extérieure, au moment d’un changement politique, la question de notre organisation de défense et de sécurité est en effet posée : en termes d’élévation du seuil de sécurité sur le territoire et à l’extérieur de celui-ci, préoccupation majeure de nos dirigeants, mais aussi et quelquefois surtout en termes de capacité de notre système à mettre en cohérence l’ensemble des politiques publiques qui concourent à la sécurité de la Nation (4).

 

L’organisation gouvernementale en matière de défense et de sécurité remonte, pour l’essentiel, aux années soixante. Elle découle de l’ordonnance de 1959 et des textes qui l’ont accompagnée ; elle est le produit d’une réflexion dont les origines datent de l’entre–deux–guerres ; elle porte la trace et la marque de la Seconde guerre mondiale, et de la guerre froide (5).

 

Au cœur de ce travail : le général de Gaulle. D’abord parce que, revenu aux affaires, il est devenu chef de l’Etat et donc chef des armées. Ensuite, parce qu’il a personnellement rédigé des pans entiers de l’ordonnance de 1959 et des décrets de 1961 qui refondent l’organisation de la défense nationale. Enfin, parce que l’une de ses affectations l’avait conduit, dans les années trente, au Secrétariat général de la défense nationale et que ses fonctions de l’époque l’amenèrent à tenir la plume de la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation de la nation pour le temps de guerre, travail dans lequel il puisa une bonne part de ses réflexions postérieures (6), ainsi que de l’expérience tragique de l’ « étrange défaite » de mai-juin 1940(7).

 

Qu’en est-il, aujourd’hui, de l’organisation de la défense et de la sécurité, soixante ans après ces grands textes fondateurs, vingt-cinq ans après le Livre blanc de 1994, et depuis ceux de 2008 et 2013, pour aboutir à la Revue stratégique de 2017 et à celle de 2021 ? Le cadre, le contexte, et les acteurs de la défense et de la sécurité connaissent des transformations majeures depuis une dizaine d’années.

 

L’architecture française de défense et de sécurité s’est renouvelée en profondeur et c’est la mobilisation face aux crises, intérieures et extérieures, qui fait émerger une nouvelle culture de gouvernement.

 

L’ensemble des décisions prises en la matière depuis le début de la crise sanitaire s’inscrivent ainsi dans une continuité de moyen terme, et non dans une logique de rupture. Ces décisions, arrêtées par le Président de la République, ont lieu lors des conseils qu’il préside : Conseils de défense, Conseils restreints, Conseils de sécurité intérieure, jusqu’en 2010. La préparation, le relevé de décisions et le suivi de celles-ci étaient alors assurés par le Secrétariat général de la défense nationale, chargé également de la préparation des Conseils de sécurité intérieure, dont le Secrétaire général était membre de droit, lorsqu’y étaient abordées des questions touchant au renseignement, à la défense, à la planification de défense et de sécurité nationale.

 

Un véritable parallélisme des formes entre le Conseil de défense et le Conseil de sécurité intérieure complétait donc, à partir de 2002, l’architecture de sécurité et de défense : les instruments et les procédures d’information, de préparation, de validation et de suivi des décisions politiques étaient en place et ont fonctionné ainsi, pendant près de huit années.

 

D’où la décision, contenue dans ces évolutions et prévisible dès le début des travaux du Livre blanc de 2008, qui a conduit à la transformation du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) en Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), par décret en date du 13 janvier 2010 et la réunion en un seul Conseil de défense et de sécurité nationale des deux instances jusque-là identifiées.

 

 

2. Une évolution majeure du contexte politique et militaire, du contexte stratégique et des acteurs de la défense et de la sécurité nationale

Le contexte politique et militaire et la définition, progressive et en l’état achevée, d’une nouvelle organisation en la matière sont liées à la multiplication des crises, intérieures et extérieures, depuis un peu plus de vingt ans. Cette multiplication des crises est l’occasion d’une réflexion sur les capacités de notre système à y faire face. Comment gouverner par gros temps ?

 

Une lecture : en 1951, Raymond Aron écrit Les guerres en chaîne. Nicolas Baverez en fera un commentaire inspiré dans la biographie qu’il consacrera, en 1993, à l’écrivain (8). La guerre vue par Aron, c’est le dynamisme de la violence, c’est la transformation de l’outil militaire, ce sont les rencontres contingentes des acteurs, de l’histoire et de leurs erreurs.

 

Près de soixante-dix ans plus tard, nous sommes passés des « guerres en chaîne » aux « crises en chaîne », à l’intérieur et à l’extérieur du territoire. Depuis 1999, les tempêtes et les catastrophes naturelles sur le territoire national, depuis le 11 septembre 2001 et ses conséquences au présent, depuis les attentats de 2015, y compris pour nos compatriotes à l’extérieur du territoire, jusqu’à nos jours. Attention cependant : si la guerre signifie, comme disent les militaires, la « haute » intensité, avec des phases, des paliers, des retours en arrière… la crise, elle, parcourt toute l’étendue du spectre de l’action civile et militaire, et des possibles, de la « basse » intensité à la « haute » intensité. Il y a un continuum de la crise, et dans la crise. L’exceptionnel devient permanent.

 

Attention également à l’expression, assez maladroite à l’expérience comme à l’usage, de « gestion » de ou des crises, empruntée au « crisis management » à l’américaine, qui pourrait donner l’impression qu’on accepte de s’installer dans la durée. Mieux vaut parler de conduite de crises, convenir qu’elle peut connaître différentes phases, telles que la prévision, la prévention, la maîtrise et la sortie de la crise, qui doivent être pensées en même temps, et qu’en même temps aussi la manœuvre de communication doit être intégrée à chacun des moments et… à tous les étages. D’où l’accent mis, dans les Livres blancs de 2008 et 2013 et dans la Revue stratégique de 2017 comme dans celle de 2021, sur la fonction « anticipation », et le renseignement.

 

Une leçon : l’Etat doit renforcer les fonctions de veille, d’alerte et d’expertise, et mettre en place les chaînes d’information et de commandement adéquates. Cela se fait dans un double contexte.

 

L’Etat n’est plus en mesure de faire face, seul, toujours et en tous lieux et en l’état, à toutes les crises, d’une part. Il joue cependant sa crédibilité à chaque crise, sous le regard d’une opinion publique qui exige des réponses immédiates et efficaces. Comme les crises se déroulent, désormais, en chaîne, les acteurs le sont aussi : du local à l’européen et à l’international. En même temps, l’intérêt collectif ne s’incarne plus uniquement, spontanément, nécessairement, dans l’Etat-nation. Autant dire qu’une nouvelle culture de gouvernement pourrait émerger de la crise, plus contractuelle, plus partenariale, plus globale.

 

Un exemple l’illustrera : les infrastructures « vitales ». Le sujet remonte au milieu des années quatre-vingt-dix, aux Etats-Unis où l’on parle d’infrastructures « critiques », ou au Canada où on les qualifie d’« essentielles ».

 

La prise de conscience de la complexité croissante des systèmes, de l’interdépendance et de l’atomisation des acteurs, de l’importance des réseaux, matériels et immatériels, d’information, mais pas seulement : chaînes des transports, de l’eau, de l’alimentation … et chaîne sanitaire, du local à l’international a permis de conclure que ce sont la permanence et la disponibilité de ces systèmes qui deviennent stratégiques, parce qu’ils conditionnent la continuité de la vie nationale.

 

 

3. Assurer la continuité de la vie nationale et élever le seuil de la sécurité des populations, à l’intérieur et à l’extérieur du territoire

Voilà bien un tournant capital que celui que nous vivons au présent : l’enjeu et l’objet d’une politique de défense et de sécurité nationale ne se limitent plus, comme hier, au fonctionnement normal et régulier des pouvoirs publics, face à la crise ou à la guerre, pour importante que cette mission demeure.

 

Assurer la continuité de la vie nationale et élever le seuil de la sécurité des populations, à l’intérieur et à l’extérieur du territoire : c’est cela qui, désormais, donne un sens à la politique publique de sécurité nationale. Cela exige, à la fois, une approche civilo-militaire, interministérielle, décloisonnée, associant public et privé, allant du local au national et à l’européen. Cela suppose, aussi, une redéfinition des priorités : de l’Etat et dans l’Etat, au sein des ministères, avec ses partenaires « grands opérateurs » (EdF, France Télécom/Orange, la SNCF…), avec les collectivités territoriales, avec les entreprises.

 

Une conséquence : au caractère global et transversal, extérieur et intérieur, des menaces, correspond le caractère global et transversal des réponses, et la sélection et la hiérarchisation des priorités par les autorités politiques : sûreté et sécurité des personnes et des biens ; installations nucléaires, risques NRBC (nucléaires, radiologiques, bactériologiques et chimiques), risques sanitaires à toutes les échelles ; infrastructures de transports, grands complexes industriels, réseaux matériels (eau…) et immatériels (information ; réseaux financiers…). C’est le cœur de la crise sanitaire que connait la France, depuis mars 2020.

 

Elever le seuil de sécurité des populations sur le territoire national suppose, dans le même temps, de prendre en compte ces menaces nouvelles, de permettre la continuité des réseaux, d’assurer la veille, la prévention, le suivi des crises, en particulier en matière de terrorisme et d’armes de destruction massive, et de cette pandémie qui affecte aussi le rang des puissances. En relations avec nos alliés, nos voisins et les autres …

 

Tout cela fait l’objet d’une mise en commun des informations, des dispositifs d’expertise publics, privés, civils et militaires et d’une recherche d’homogénéisation des équipements.

 

Tout cela s’effectue dans le cadre d’une architecture de sécurité nationale renforcée évoquée plus haut, et dans le contexte de la réforme des Armées.

 

Quels que soient les missions de nos armées et le cadre dans lequel elles s’inscrivent, c’est bien à la mission générale de sécurité nationale qu’elles contribuent éminemment, sans distinction de rang de subordination, de mérite ou d’importance.

 

Il ne saurait donc être question d’évoquer plus longtemps, comme on a pu le faire, la réduction de nos armées à une « peau de léopard » sur le territoire national, et à l’« armée du Quai d’Orsay » à l’extérieur de nos frontières (9).

 

Une réforme apporte des éléments de réponse : celle de la planification nationale de sécurité, et celle de la fonction « protection » dans les Armées. Naturellement, ces évolutions majeures et inachevées ont des conséquences qui concernent au premier chef les militaires, mais qui les dépassent à bien des égards. S’ils étaient, hier, les premiers dans la défense, et le plus souvent les seuls, ils ne sont plus qu’un élément parmi d’autres dans la sécurité : à l’image de l’Etat lui-même ! Si la défense globale plaçait les armées à la tête du système, le reste suivant et alimentant la mobilisation générale, le déplacement des lignes de la défense militaire à la sécurité nationale fait que tout ne tourne plus autour de la fonction militaire, ni même de l’action militaire, si cette dernière demeure l’ultime ressource de l’Etat (10).

 

Dans un contexte où notre pays est passé de la défense aux frontières contre une menace aux frontières à une défense sans frontières, contre une menace sans frontières.

 

Une nouvelle dimension de l’organisation de la sécurité nationale émerge bien, à un moment où trois difficultés se confirment, auxquelles tous les responsables publics devront faire face.

 

Nos concitoyens demandent tout, autant et quelque fois plus à une puissance publique, à un Etat qui n’est plus qu’un primus inter pares au milieu de ses partenaires. Ils supportent de plus en plus mal la contrainte, dimension désormais historique du comportement de l’Etat. Ils mettent en cause, directement, collectivement et individuellement, les responsables de l’action publique. En toile de fond, une forme de discrédit des élites et une crise de la représentation se conjuguent.

 

La mission de sécurité nationale, c’est à dire la continuité et la permanence, suppose une organisation qui rassemble : tous les acteurs, dans la durée et dans la confiance, autour d’un même objectif ; une polyvalence des missions, autour de la continuité de la vie nationale ; une évaluation des résultats et un partenariat dans les comportements. C’est une condition aujourd’hui indispensable pour assurer et réassurer la résilience de la société, dans la durée.

 

Avec une interrogation finale, à laquelle conduit la crise sanitaire : combien de temps faudra-t’il pour passer d’une époque à une autre, d’un système à un autre, d’une logique à une autre ? Si la dissuasion nucléaire représente l’assurance ultime de la survie de la Nation, comment ne pas questionner le passage possible de la trilogie intérêts vitaux – Etat souverain – dissuasion nucléaire, au triptyque infrastructures vitales – acteurs en chaîne – continuité de la vie nationale ? Avec quels moyens à mettre en œuvre, et quels résultats à atteindre ?

 

Rien ne se fera, probablement, aussi vite. Mais souvenons-nous cependant de Keynes qui, à la fin de sa vie, disait qu’« … après avoir eu longtemps tort avec précision, il est temps d’avoir vaguement raison. »

 

 

1 – Tristan Lecoq « La défense nationale des années soixante-dix à nos jours. Une lecture des Livres blancs, de 1972 à la Revue stratégique de 2021 » Revue défense nationale numéro 845, décembre 2021

2 – Site Legifrance https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000021533568

3 – Pierre Hassner La violence et la paix Paris, Editions Esprit 1995, du même auteur La terreur et l’Empire Paris, Seuil 2003 et « L’avenir de la guerre : entre la bombe nucléaire et le drone » « La guerre des origines à nos jours » Les grands dossiers des Sciences humaines, Hors-série numéro 1 Paris, novembre-décembre 2012 p. 122-125

4 -Tristan Lecoq « Assurer la sécurité de la Nation. La question de l’organisation de la défense nationale » Revue défense nationale numéro 829, avril 2020

5 – Tristan Lecoq « Gouverner par gros temps. L’organisation de la défense nationale depuis l’après-guerre froide » Penser le système international (XIXème – XXIème siècle) Paris, Presses universitaires de Paris Sorbonne, avril 2013

6 – Paul-Marie de La Gorce De Gaulle Paris, Perrin 1999 p. 120 et suivantes

7 – Marc Bloch L’étrange défaite Paris, Albin Michel 1957

8 – Nicolas Baverez Raymond Aron, Paris, Flammarion 1993, p 254 et suivantes

9 – Tristan Lecoq « France : de la défense des frontières à la défense sans frontières » Questions internationales numéro 79-80, « Le réveil des frontières » Paris, La documentation française mai-août 2016

10 – Tristan Lecoq Enseigner la défense Paris, Ministère des Armées/DPMA, novembre 2018

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