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Du politique et des guerres sans fin
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Par Adrien Sémon,

 

« Nous sommes entrés dans un temps où les guerres ne disent pas leurs noms. »

Pierre Hassner[1]

 

Qu’est-ce qu’une guerre ? La question semble s’imposer puisque ce vocable n’est que peu employé pour désigner l’engagement de militaires français à l’étranger. Les expressions « intervention militaire » ou « opération extérieure » que nous lui préférons trahissent la difficulté à désigner la guerre sans déclaration de guerre.

Notre conception moderne de la guerre, héritage d’une pensée politique qui prit son essor au XVIIe siècle et qui trouva son paradigme avec l’émergence du système westphalien, ne l’autorise que dans un cadre interétatique[2]. Une telle configuration repose sur le postulat d’un État fort, capable d’imposer l’ordre au sein de ses frontières et d’en tirer une souveraineté incontestable, seule à même de lui procurer la liberté de déclarer ou non la guerre et de la mettre en œuvre.

 

Or, l’usage désormais courant de l’expression « guerre asymétrique » – la ministre des Armées l’a employé au Sénat le 9 février dernier pour caractériser l’engagement des forces françaises au Sahel[3] – désigne une forme de la guerre qui déroge à l’idée que nous nous en faisions. Asymétrique parce qu’opposant un État à une entité non-étatique, ce type de guerre soulève la question de l’ennemi et la difficulté que nous avons à en apprécier les contours et la localisation. L’adversaire n’est pas un groupe ethnique ou une tribu ayant des velléités d’indépendance, n’est pas lié à un territoire précis. L’accord d’Alger de 2015, qui mit fin au conflit entre la Coordination des mouvements de l’Azawad et l’État malien, n’a ainsi pas fait cesser la guerre du Mali où des groupes terroristes continuent le combat. L’emploi du terme terroriste, qui fait référence à une forme de lutte, pour caractériser l’adversaire dénote une certaine incapacité à saisir la structure politique de ces entités non-étatiques diverses et parfois rivales tout en masquant leurs objectifs politiques. Une telle caractérisation interdit tout retour à la paix tant que l’ennemi n’a pas été détruit – la ministre des Armées a affirmé le 1er février que « face à une menace terroriste globale, notre lutte doit être totale »[4]. Dès lors, dans cette nouvelle forme de guerre, le combat contre l’ennemi ne traduit plus un affrontement entre deux souverainetés, mais entre deux visions du monde qui se veulent mutuellement exclusives. La paix ne se conçoit plus en tant qu’équilibre stable entre deux souverainetés, mais en tant que victoire d’une idéologie sur l’autre.

 

Nous sommes d’autant plus poussés à rechercher la victoire totale qu’à l’asymétrie politique de la guerre s’ajoute une dissymétrie des moyens militaires plus évidente encore. Ce ne sont pas moins de 5100 soldats français qui ont été déployés aux côtés des forces armées des États du G5 Sahel. Elles sont équipées avec 7 avions de chasse, 20 hélicoptères et 500 véhicules blindés légers et lourds confondus[5]. En face, les différents groupes terroristes ne rassemblent que 2000 à 3000 combattants équipés d’un matériel léger et bien souvent artisanal. Le déséquilibre transparaît également dans nos investissements. En 2020, 900 millions d’euros ont été consacrés au opérations militaires au Mali, mais seulement 85 millions d’euros en aide publique au développement dans ce même pays[6]. Il en résulte que, malgré des succès importants – les forces françaises ont tué les chefs d’AQMI et du GSIM en 2020[7] – les violences, interethniques notamment, se sont multipliées, accroissant l’instabilité de l’État malien.

 

Plus qu’une crise de la guerre et de sa conception, nous faisons face à une crise du politique qui interroge la pertinence du système étatique et en pointe les rigidités pour appréhender la situation de guerre qui a cours au Mali. La capacité de l’État à faire sens pour ses citoyens et à instaurer une volonté de vivre ensemble au travers de biens communs est une question d’autant plus essentielle qu’elle se pose ici au sein d’États récents et aux frontières artificielles dont les rivalités ethniques tribales et religieuses s’affranchissent allègrement.

 

À la suite de la célèbre formule de Clausewitz, « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens »[8], nous ne pouvons que constater que cette nouvelle forme de la guerre ne fait que refléter la plasticité du politique et de son organisation. Le brouillard ne se situe plus tant sur la tenue des opérations militaires que sur les acteurs politiques eux-mêmes, mouvants et fugaces pour les organisations terroristes, instables et faibles pour les États.

 

De surcroît, aucune des parties, que ce soient les mouvements terroristes ou les hommes d’État maliens, n’ont pour l’instant un intérêt véritable à la paix, ce qui ne fait qu’accroître notre désarroi et rend de moins en moins taboue la question du retrait de nos troupes. Chacun joue la montre, les premiers en misant sur le départ des forces françaises, les seconds en misant sur leur maintien pour asseoir leur pouvoir. Le Mali fut ainsi le théâtre d’un coup d’État militaire en août 2020.

 

Comme le retrait de nos forces ne signifierait qu’un chaos plus grand, le président de la République a confirmé lors du sommet du G5 Sahel à N’Djamena les 15 et 16 février derniers, le maintien des forces françaises au Sahel.

Mais derrière la fragilité des options disponibles pour aboutir à une solution politique, l’ombre d’une guerre sans fin guette. Et sous un tel ciel risque de surgir le spectre de la violence de tous contre tous, violence qui échappe au droit de la guerre, violence qui échappe à toute dénomination y compris à celle de guerre.

 

 

[1] Pierre Hassner, « L’avenir de la guerre. Entre la bombe humaine et le drone », Histoire, les grands dossiers des sciences humaines, hors-série 1, novembre-décembre 2012, p. 123.

[2] On peut à ce titre citer Hobbes (Léviathan I, 13-14 ; II, 17) et Rousseau (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les Hommes), qui, bien que défendant tous deux des conceptions différentes de l’état de nature et de l’Etat, en arrivent pourtant à la même conclusion : la guerre est impossible au sein de l’État.

[3] « Opération Barkhane : bilan et perspectives », Compte-rendu officiel du 9 février 2021, http://www.senat.fr/cra/s20210209/s20210209_2.html#par_396 (consulté le 22 février 2021).

[4] « Déclaration de Mme Florence Parly, ministre des armées, sur le contre-terrorisme, à Orléans le 1er février 2021 », Vie publique, 01/02/2021, https://www-vie-publique-fr.ezproxy.u-pec.fr/discours/278427-florence-parly-01022021-terrorisme (consulté le 23 février 2021).

[5] Dossier de presse de l’opération Barkhane, site internet du Ministère des Armées, https://www.defense.gouv.fr/operations/afrique/bande-sahelo-saharienne/barkhane/dossier-de-reference/operation-barkhane (consulté le 22 février 2021).

[6] « Opération Barkhane : bilan et perspectives », Compte-rendu officiel du 9 février 2021, http://www.senat.fr/cra/s20210209/s20210209_2.html#par_396 (consulté le 22 février 2021).

[7] Abdelmalek Droukbel, chef d’Al Qaïda au Maghreb islamique, est mort en juin 2020 (Nathalie Guibert, « Les forces spéciales françaises ont tué et enterré le chef d’AQMI dans le désert du nord du Mali », Le Monde, 11/06/2020, https://www.lemonde.fr/international/article/2020/06/11/les-forces-speciales-francaises-ont-tue-et-enterre-le-chef-d-aqmi-explique-l-etat-major_6042555_3210.html, consulté le 22 février 2021).

Ba Ag Moussa, chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, est mort en novembre 2020 (« L’armée française a tué un haut responsable jihadiste au Mali, annonce la ministre des Armées, Florence Parly », France Info, 13/11/2020, https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/armee-et-securite/l-armee-francaise-a-tue-un-haut-responsable-jihadiste-au-mali-annonce-la-ministre-des-armees_4179679.html, consulté le 22 février 2021).

[8] Carl von Clausewitz, De la guerre, I, 24.

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